Yannick Haenel Jan Karski

Jan Karski en liberté

par Yannick Haenel

Claude Lanzmann ne comprend pas la littérature. Je respecte sa personne, j'admire ses films, et mon livre Jan Karski est un hommage à Shoah. Mais l'idée qu'il se fait de l'acte littéraire relève de l'archaïsme, et de la mauvaise foi. Cinq mois après la parution de mon livre, voici qu'il m'accuse d'avoir écrit un "faux roman", un "livre obscène", et une oeuvre "malhonnête".

Passons sur le temps qu'il aura fallu à Lanzmann pour s'apercevoir d'un si déplorable forfait : cette lenteur s'explique forcément par le sérieux que Lanzman met en toute chose. Passons aussi sur l'immensité de sa jalousie : Lanzmann ne "décolère pas", dixit Pierre Assouline, depuis que Jan Karski a obtenu le prix Interallié ("Le Monde des livres", du 22 janvier).

Si Claude Lanzmann s'avise que ce livre est soudainement si scandaleux, c'est parce que son agenda l'exige. Son attaque contre mon livre coïncide en effet avec une rediffusion de Shoah sur Arte, et avec la signature d'un contrat, sur la même chaîne, pour un film sur Karski : dans le domaine de la publicité, le hasard fait toujours bien les choses.

Comme si cela ne suffisait pas, Claude Lanzmann a demandé, je cite, mon "exécution capitale". La première phrase de ses Mémoires s'en trouve étrangement éclairée : "La guillotine - plus généralement la peine capitale et les différents modes d'administration de la mort - aura été la grande affaire de ma vie." L'homme qui a voué sa vie à donner voix aux victimes manifeste ainsi, à mon encontre, l'attitude du bourreau. Lanzmann veut ma mort, il l'énonce publiquement, avec l'impunité de ceux qui se prennent pour des commandeurs. Un tel voeu pourrait prêter à sourire, mais soyons clairs : comment qualifier un homme qui souhaite la mort d'un autre ?

A qui ai-je porté atteinte ? A Jan Karski ? Ses amis m'ont accueilli en Pologne avec enthousiasme ; ses héritiers m'ont invité à l'Institut Karski de Katowice, ils m'attendent bientôt à celui de Washington.

J'ai écrit un livre qui est, en partie, une fiction sur Jan Karski. Le recours à la fiction n'est pas seulement un droit ; il est ici nécessaire parce qu'on ne sait quasiment rien de la vie de Karski après 1945, sinon qu'il se tait pendant trente-cinq ans. Les historiens sont impuissants face au silence : redonner vie à Karski implique donc une approche intuitive. Cela s'appelle la fiction. Lanzmann, évidemment, est catégorique : "Je ne voyais pas comment on pouvait écrire un roman sur Karski" (entendez : il ne doit pas y avoir de roman sur Karski). Enoncer des interdits semble la vocation de Claude Lanzmann.

Ainsi serait-il le propriétaire de Jan Karski, comme on l'est d'une marque ; il serait l'unique détenteur de la "vérité", comme il dit, et personne, surtout pas moi, n'aurait le droit, après Shoah, de toucher à Karski. D'ailleurs, Lanzmann est persuadé que Karski n'existe que dans son film, il n'imagine même pas qu'il lui soit arrivé de vivre en dehors de leur rencontre. Il ignore sans doute que Karski a participé à d'autres films que le sien.

En exhibant bientôt, comme il l'annonce, une partie de ses rushes, Lanzmann va, dit-il, "rétablir la vérité" : "On saura ce que Karski et Roosevelt se sont vraiment dit !" Ce qu'ils se sont "vraiment dit" ? Vraiment vrai de vrai ? Les croyances de Lanzmann pourraient simplement sembler rigides, mais le mot de "vérité" sonne ici comme une sentence dans la bouche d'un procureur. Contrairement à ce tribunal de l'Histoire d'où parle Lanzmann, la littérature est un espace libre où la "vérité" n'existe pas, où les incertitudes, les ambiguïtés, les métamorphoses tissent un univers dont le sens n'est jamais fermé.

Jan Karski est multiple, contradictoire, secret, comme tous les hommes. Lanzmann le reconnaît involontairement lorsqu'il constate que, au deuxième jour de tournage avec Karski, celui-ci avait changé. Mais cette attitude ne convenait pas à Lanzmann, elle ne correspondait pas à ce qu'il attendait de lui, ainsi juge-t-il soudain Karski "mondain" et "cabotin". On mesure le respect que Lanzmann accorde aux êtres ; on comprend surtout qu'il n'aime pas Jan Karski.

Car Lanzmann se garde bien de raconter comment il l'a piégé. Dans une lettre du 7 juillet 1978, pour convaincre Karski d'être filmé, il lui écrit, à propos des juifs d'Europe : "Si quelqu'un est coupable de non-assistance à personne en danger, c'est plutôt les Alliés que les Polonais." Il ajoute qu'il a été impressionné, lors d'un voyage en Pologne, de "découvrir combien tant de Polonais avaient mis leur vie en danger pour venir en aide aux juifs". Puis il lui fait une promesse : "Cette question du sauvetage sera l'un des sujets majeurs de mon film." (Lettre citée par E. Thomas Wood et Stanislaw M. Jankowski, Karski. How One Man Tried to Stop the Holocaust, J. Wiley, 1994, p.253).

Non seulement cette question n'est pas l'un des sujets de Shoah, mais en choisissant de couper la partie de l'entretien où Karski raconte sa mission en faveur des juifs, Lanzmann modifie complètement l'image donnée de la Pologne. Il est indiscutable que celle-ci a été effroyablement antisémite. "J'ai voulu protéger Jan Karski contre lui-même", ose dire Lanzmann pour justifier sa censure. Il a surtout rendu impossible qu'on puisse voir, dans son film, un Polonais qui n'est pas antisémite.

Bref, Lanzmann a menti ; il a trahi Karski. Et celui-ci, tout en accordant par loyauté son soutien à Shoah, a protesté dans un article intitulé : "Shoah, une vision biaisée de l'Holocauste" (Esprit, février 1986). Ce qui a eu lieu entre Karski et Lanzmann ne correspond donc pas à ce que celui-ci voudrait faire croire aujourd'hui. Au contraire, Lanzmann a un problème avec Karski ; c'est pourquoi mon livre le gêne, comme le retour d'un refoulé.

 

Yannick Haenel est écrivain, auteur de "Jan Karski" (Gallimard, "L'infini", 2009).

source: LE MONDE 25.01.10    pdf » (publié dans Le Monde du 26 janvier 2010)

 

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