Philippe Sollers


Liberté surveillée

Picasso 1958
Picasso, 1958

 

Il y a eu une époque lointaine où la formule « La France s’ennuie » annonçait des événements révolutionnaires. Une autre formule, beaucoup plus tard, « la France moisie », a provoqué, elle, un scandale. Que n’a-t-on pas reproché à l’auteur, en falsifiant d’ailleurs son propos ! Il ne pouvait être qu’un nouveau réactionnaire, un néofasciste embusqué méprisant le peuple, une sorte de Rebatet déguisé en élite mondialisée, un traître à la nation, à la patrie, à la République. L’auteur en question a fini par ne plus être abordé que par cette phrase agressive : « Ah, c’est vous la France moisie ? » Il se sent devenu depuis le mauvais Français par excellence, ce qui, à vrai dire, n’est pas dépourvu d’un charme noir. Enfin, jamais deux sans trois, nous avons maintenant « la France d’en bas », mais, cette fois, c’est le pouvoir qui parle.


En bas, donc, et au travail. Une fois la gauche sonnée et explosée par ce qu’il faut bien appeler un coup d’Etat dû à ses propres erreurs, la droite (qui, comme le dit un ministre, n’a plus peur de se revendiquer de droite puisqu’elle n’est pas d’extrême droite) a enfin entendu le message d’une population exaspérée. Le mot qui résume tout est ici « sécurité ». On ne polémiquera pas sur le désir de sécurité, bien entendu légitime, surtout pour les plus défavorisés qui sont les principales victimes de la délinquance et de la violence. Le problème est ailleurs : dans la montée, de plus en plus perceptible, de la confusion et du conformisme intellectuels. Voyons ça, transversalement, de plus près.


Plus de trente ans après, un spectre continuerait donc de hanter les cerveaux d’en haut, celui de Mai 68. Mais est-ce bien de cela qu’il s’agit ?


Les « soixante-huitards » seraient partout, occuperaient tous les postes de commande, leurs réseaux seraient tout-puissants, leurs actes de censure innombrables, leur complot anarchiste aurait envahi l’atmosphère comme un gaz toxique.


Les plus dangereux sont d’ailleurs ceux qu’on peut soupçonner de s’être reproduits dans l’ombre : les libertins-libertaires, les « néo-sadiens » misogynes (suivez mon regard), les inlassables propagandistes du désordre immoral. Ils feignent de redouter le retour à l’ordre, mais en réalité ils en sont responsables par leurs provocations répétées. Ils fument trop, boivent trop, ont une vie sexuelle secrète, se droguent parfois, lisent des livres et ont même tendance à en écrire certains. Dans un moment historique où les mots les plus couramment employés sont « vigilance », « contrôle », « prévention », « précaution », on les voit persévérer dans une désinvolture inacceptable.


Ils semblent prendre à la légère les grands problèmes de l’heure, le terrorisme, par exemple, qui ne parvient pas à les terroriser comme il faudrait. L’esprit de sérieux leur manque, quelque chose nous dit que leur ironie est la preuve d’un vice foncier. On les somme de prendre parti, ils se dérobent. On leur annonce la mort de Dieu et de l’Homme, la fin de l’Histoire, la nécessité de sauver les démocraties, ils sourient. Ne sont-ils pas ainsi les complices objectifs du terrorisme ? Ne seraient-ils pas capables d’excuser ou même de couvrir des poseurs de bombes, des barbus fous ? Certes, ils paraissent frappés lorsqu’on leur apprend qu’un écrivain iranien, Hachem Aghajari, vient d’être condamné à mort à Téhéran pour avoir insulté les prophètes et remis en cause les dogmes islamiques, mais attention, ils pourraient nous causer des ennuis en critiquant trop ouvertement l’islam ou toute autre religion respectable par définition. En France, vient de déclarer le chef de l’Etat aux académiciens Goncourt, un écrivain peut écrire librement, mais un intellectuel « ne peut pas dire n’importe quoi ». Voilà qui est sage. Sois écrivain et tais-toi. On attend avec intérêt la liste des « n’importe quoi » qu’il ne faudra pas dire.


Est-il même sûr qu’on puisse les écrire ? Etrange puissance du langage et de l’écrit dans un monde voué à la passion de l’image. Ce Houellebecq, par exemple, est bien imprudent. Mais tout écrivain doit méditer la leçon, qui le pousse, par petits chocs, vers l’autocensure. La page que je viens d’écrire, là, sous mes yeux, n’offense-t-elle pas les différents clergés, les associations familiales, les veuves, les héritiers, les femmes, les homosexuels, la pureté de l’enfance, les journalistes, les libraires, les éditeurs, la publicité, les marchés financiers ? N’y a-t-il pas un mot de trop ? Une plaisanterie déplacée ? Une séquence trop érotique ? Une insolence philosophique ? Dois-je consulter autour de moi avant de continuer ? Suis-je assez lisible ? A la portée du grand public ? Atteindrai-je jamais, sans entrer à l’Académie française ni avoir été impitoyablement marginalisé, le destin enviable d’un Julien Gracq chez qui les pèlerins se pressent ? Toute la question est là : si un écrivain dérange, on dira que c’est un mauvais citoyen. Les motifs ne manqueront pas. On les inventera s’il le faut. Peut-on tout dire ? En principe, oui. Enfin, ça se discute.

De l’avis des Français eux-mêmes, la littérature française ne va pas fort. Voyez ce Quignard, à qui vient d’avoir le prix Goncourt. Un homme des ruines, des décombres (décidément), un écrivain parisianiste, « chic et chiqué », disent certains jaloux. Est-ce là ce qu’attend le peuple ? Que pèse-t-il, lui et d’autres (suivez mon regard), par rapport aux écrivains étrangers qui accumulent chefs-d’oeuvre sur chefs-d’oeuvre ? Ces Français, on les connaît : narcissiques, nombrilistes, obscurs, amoraux, couverts de citations, désengagés, sceptiques, sarcastiques et parfois même poétiques ou métaphysiques. Résultat consternant de Mai 68 ? En un sens. A moins que Chateaubriand, ce gauchiste pas assez oublié, n’ait eu raison d’écrire : « La malveillance et le dénigrement sont les deux caractères de l’esprit français ; la moquerie et la calomnie, le résultat certain d’une confidence. » Du même mauvais citoyen : « Je n’ai jamais pu souffrir les explications, les raccommodements par protestation et éclaircissement, lamentation et pleurs, verbiage et approches, détails et apologie. » Quand on vous disait que ces soixante-huitards refusaient de faire leur autocritique ! Qu’on n’arrivait pas à les habiller en vrais repentis !


En période de Restauration, la confusion augmente : compressions, amalgames, simplifications, inversions, mélange des sauces, listes aberrantes de noms, pavlovisation générale, indiquant que la Société (ce « gros animal », pour parler comme Simone Weil) a une digestion difficile. Le gros animal rumine, se retourne, rêve, grogne, exhale une lourde vapeur de ressentiment et d’esprit de vengeance. Le cerveau d’en-haut, travaillé par l’intestin d’en-bas, se met à prendre des vessies pour des lanternes, à repérer partout des boucs émissaires commodes, déteste tout ce qui pourrait être contradictoire, nuancé, vif, informé, gai. Il fonctionne à la haine de soi et à l’intimidation, le gros animal, il a envie de procès, de tribunaux, de dénonciations, de plaintes. Il sait qu’il peut compter sur des désirs de résignation et de servitude volontaire. Il voudrait augmenter une certaine pression masochiste, celle qui dirait par exemple à la gauche : « Tu jouiras de perdre et de disparaître. »


L’offensive est malheureusement en bonne voie, mais elle n’aura qu’un temps, comme toutes les phases apparemment dures mais molles. Les Français d’aujourd’hui se replient sur leur proximité : attention à ce que vous pensez, attention à ce que vous dites. Ils savent qu’en réalité les vrais événements se passent très loin d’eux, très haut, dans les tunnels financiers, au Proche-Orient, à New York, à Moscou, à Bali. Mystères du pétrole, brouillard des idées ; liberté surveillée, égalité différée, fraternité à éclipses. Il ne s’agit pas d’une nouvelle guerre mondiale, mais d’une mondialisation intérieure de l’état de guerre. Dans ce tournant, que devient l’écrivain ? Un risque permanent à prendre, même pour le plus célèbre. L’excellent Philip Roth a ressenti le besoin récent de rappeler qu’il était d’abord un écrivain américain, c’est-à-dire un écrivain de la première puissance actuelle. On lui répond calmement d’Europe, en se souvenant plus que jamais de Voltaire, en dépit de toutes les cabales des dévots et des dévotes (aussi bien « proaméricains » qu’« antiaméricains »).

Dois-je insister ici sur mon amour de la langue française dont l’histoire mouvementée me fait respirer ? Après tout, oui, puisque c’est aussi dans cette langue que Rimbaud a écrit qu’il désirait par-dessus tout une « liberté libre ». Je me mets à faire l’éloge de la France, moi ? Si !

 



Philippe Sollers

Le Monde 20.11.2002

 

 

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