Guerre. Dans son combat contre le nihilisme contemporain, Philippe Sollers ne prend au sérieux que deux choses : le diable et la littérature.

Propos recueillis par Élisabeth Lévy

Sollers Le Point

 

Le Point: Depuis trente ans, vous exercez un pouvoir stratégique dans la république des lettres. Et vous nous expliquez que vous êtes en guerre contre le pouvoir. Vous la jouez agent double, Philippe Sollers?


Philippe Sollers: Assez de langage policier! Et assez aussi de ce cliché «république des lettres»! En réalité, les choses sont très simples. Pour ménager un espace où je puisse respirer, j'ai été contraint de mener une guerre défensive permanente contre une vision exclusivement sociale du réel. Ce qui suppose d'être suffisamment schizophrène: un travail d'écrivain, d'une part, et sans arrêt, une activité d'édition et d'interventions, de l'autre. En gros, j'ai fait ce que j'ai voulu, en gardant mon indépendance. Voilà ce que les sociomanes me reprochent. Les sociopathes, encore plus.


Vous leur avez pourtant donné assez à manger pour avoir la paix. Pour quelqu'un qui juge qu'il n'y a « dans le social rien de respectable ni même de sérieux», vous lui avez consacré beaucoup d'énergie. Un vrai mi-temps ...


On est sans cesse sommé de décliner son identité comme être social, alors l'être seulement à mi-temps serait déjà un exploit. Un rôle d'adaptation au social est dévolu aux intellectuels qui sont interrogés à jet continu sur leur vision sociale du monde. Ils disent le Bien, mais la littérature, c'est autre chose. Une mauvaise action, sans doute, j'en ai peur.


Vous prônez la résistance par la participation? Très chic. En tout cas, il y a bien deux Sollers. «J'ai l'ambition de faire parler de moi en dehors de toute considération pour ce que j'écris. Ce qui me contraint à une parfaite clandestinité.» Vos contemporains sont-ils indignes d'accéder à votre œuvre?

Pas du tout. Encore faut-il savoir lire. Pour savoir écrire, il faut savoir lire, et pour savoir lire, il faut savoir vivre. Toute la question est là.


C'est la guerre, dites-vous: objectifs, moyens, stratégie, tactique ... Expliquez-nous.


Il faut revenir à la découverte fondamentale de Flaubert, son trait de génie, sa passion, sa rage. Sartre a eu bien tort d'inventer pour lui le rôle de l'idiot de la famille alors qu'il aura été le premier à sonder ce continent infini: la bêtise. Écoutez:« Je connais la bêtise, je l'étudie, c'est là l'ennemi et même il n'y a pas d'autre ennemi. » Un peu plus loin: « l'importance qu'on donne aux organes uro-génitaux m'étonne de plus en plus.» Il commente: «Allons bon, le sexe lui-même est en train de devenir bête.»


Vous citez également Shakespeare: « Le mérite mendie, la nullité est célébrée, la perfection calomniée, la sottise écrase le talent. » Vous avez été beaucoup célébré, non?


Célébré parfois, abominé ou disons détesté le plus souvent. Tout compte fait, je crois avoir gardé une mauvaise réputation. Et ça, c'est très difficile. Savez-vous combien vaut la réputation de Debord ? Près de 3 millions d'euros - 2,75 exactement, le prix proposé par Yale pour ses manuscrits. C'est confortable pour un suicidé. Cela dit, pour atteindre un cours aussi élevé, il faut mourir. Je ne suis pas pressé.


Vous déteste-t-on pour votre œuvre ou pour votre pouvoir?

Le pouvoir? Faribole ... Flaubert, encore: «Je crois à la haine inconsciente du style. » C'est là que ça se passe. Il faut faire travailler ses adversaires conformément à la tactique classique chinoise.


C'est aussi une pirouette qui consiste à ne jamais répondre sérieusement à vos adversaires.


Pourquoi prendrais-je au sérieux des gens qui ne me prennent pas au sérieux? Ce serait du masochisme, passion que je n'éprouve pas.


Pour faire la guerre, il faut des alliés - ou des disciples. « Il suffirait d'être douze», affirmez-vous en paraphrasant Voltaire. Vous vous prenez pour le Christ? Qui sont vos apôtres?

Mes amis et mes camarades. François Meyronnis et Yannick Haenel, de Ligne de risque. Quelques autres que vous découvrirez bientôt.


Où situez-vous Houellebecq dans cette guerre?


Un bon opposant. Si j'étais Nietzsche, il serait Schopenhauer.

 

Et les auteurs du passé. C'est une guerre des ombres?


Tout est question de courbure du temps. Où en sommes-nous avec le temps, voilà la grande question. Nous vivons l'une des plus basses époques que la littérature ait connues, encore que la fin du XIXe siècle n'a pas été une partie de rigolade. Je suis donc en guerre contre la disparition évidente du goût, concept français par excellence, et, dans la foulée, l'ignorance militante, l'illettrisme aggravé, l'analphabétisme et, enfin, point capital, l'évacuation de l'Histoire. Plus la dévastation s'accroît, plus ce qu'on appelle le passé est vivant et désirable. Du reste, plus que du passé il faudrait parler, avec Heidegger, de « l'avoir été». Mozart est là, Joyce est là.


Que faire quand n'importe qui peut être sacré par le marché comme un nouveau Joyce ou Mozart?


Bavardage ... Tout le monde pourrait être écrivain, peintre, etc. À part la musique, tout, désormais, peut être simulé: on peut faire une exposition de peinture sans savoir dessiner, écrire un livre sans savoir lire. Mais je ne peux pas vous jouer une sonate de Mozart. L'idée s'est répandue que tout le monde pouvait être écrivain parce que le langage est à la disposition de tous. Alors, je vais vous faire une confidence: écrire est un art.


Sous les airs progressistes que vous affectez parfois quand vous ferraillez contre une improbable réaction, vous jouissez d'une position aristocratique.


D'accord pour« aristocratique », si on précise que cela n'a rien à voir avec des privilèges de naissance ou d'argent. C'est plutôt l'ambition de construire une nouvelle noblesse, une noblesse d'esprit, comme dit Nietzsche. Le jeu est ouvert à tous, à chacun de faire ses preuves. La preuve, c'est le style, s'il est là. C'est rare.


Désolée, mais c'est la définition même de la méritocratie. Pourquoi n'avoir jamais fait alliance, même tactiquement, avec ceux qui se battent sur le front de l'école et qu'on a désignés comme le «camp républicain»?


Je ne veux être le pion d'aucun « camp», comme vous dites, la barbe. J'ai multiplié les preuves de désinvolture à ce sujet. L'école, toujours l'école ...


Cette indifférence au collectif explique peut-être votre faible sympathie, en tout cas esthétique, pour la République.


Si la République allait dans le sens qui devrait être le sien en préparant cette nouvelle noblesse d'esprit, je serais un républicain fanatique. La vérité est que je n'aime ni le mot « République» - qui exclut tout ce qu'il y a eu avant elle - ni le mot «nation».


Mais vous êtes tellement français!

Je veux bien assumer le nom France et, allez, même celui de nation, à condition de les inscrire dans un contexte plus large: le catholicisme et l'Europe. En réalité, je suis français et catholique comme personne. L'identité nationale, c'est moi!

Pourquoi vous en être pris à « la France moisie» quand vous êtes l'un des héritiers de son génie? Votre œuvre est bien la preuve que, dans nos placards, il n'y a pas que des cadavres.

Je l'attendais, celle-là! J'ai écrit des milliers de pages et on me ressert toujours les trois mêmes. Allez-y! Vous pouvez aussi rappeler que j'ai - ironiquement mais personne ne l'a perçu - soutenu Balladur ... Pour un admirateur du grand criminel Mao, c'était inattendu.

Et Ségolène Royal...

Mais pourquoi prenez-vous au sérieux ces propos? On a bien le droit de s'amuser... Vous savez bien que mes vraies passions sont les papes. Cela dit, je me sens maintenant très attiré par Martine Aubry.


Vous n'êtes ni naïf, ni révolutionnaire, ni même social-démocrate, vous ne prétendez pas éclairer les masses. Comment nous sortir du bourbier que vous décrivez?

Il n'est pas question de «nous» sortir de quoi que ce soit. Le «nous» n'est pas une formule d'écrivain. Si ce que je fais a un sens, c'est de s'adresser à la singularité. Tout ce qui se veut «ensemble» donne des résultats régressifs. Dites-moi comment vous vivez et de quel parti vous êtes. Et puis parlons des écrivains.

Le nihilisme contemporain serait, à vous lire, l'accomplissement d'un programme. On aurait besoin d'esprits asservis. Qui est «on» ?

Mais le diable, bien sûr, dont vous avez oublié de me parler alors qu'il est central. Le diable n'a rien d'humain. Ange déchu, il déteste que l'homme ait été créé à l'image de Dieu et plus encore que Dieu ait eu la prétention d'avoir un fils qui s'est fait homme. C'est une force personnelle qui en veut à l'humanité. Or l'affaiblissement de la lecture produit de très bons esclaves. Si je suis tyran, prince de ce monde, homicide dès le commencement, calomniateur, j'ai intérêt à ce que les esprits soient le plus anesthésiés possible - j'exproprie les corps de leurs sensations pour ne leur laisser que quelques prothèses qui leur permettent de s'adapter au machinique. La mort n'existe plus, l'homme est fabricable: ce beau programme ne vous rappelle rien?

« Discours Parfait» - votre titre n'est-il pas mégalomane?

Oh, la mégalomanie, c'est le reproche que l'on fait à quelqu'un qui prend au sérieux ce qu'il fait. Un peu d'humour, quand même.


Vous voulez être à la fois dans le Ciel et sur la terre: l'agitation parisienne pour l'ici-bas, vos livres pour l'au-delà. Auriez-vous la forfanterie d'accéder aux deux?

Et comment! J'habite l'ici-là, la formule me va. Je suis avec les morts qui sont plus vivants que les vivants. Il suffit de tendre l'oreille. On n'entend qu'eux.

 

 


«Discours Parfait» (Gallimard, 920 pages, 29,90 €).

Le Point, 4 mars 2010


L'entretien dans Le Point en PDF »

 

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