Philippe Sollers

Ce que va nous apprendre
le manuscrit de l'Histoire de ma vie

Sollers Casanova

Face à face. Le 18 février, Philippe Sollers devant les manuscrits de Casanova présentés au Palais Royal: "des feuillets d'une vibrante fraîcheur"

CASANOVA tel quel. C'est ce qu'il dit avoir ressenti devant le manuscrit de l' Histoire de ma vie: la « présence » discrète d'un «visiteur », des « particules » presque palpables, une « vie incroyable qui se dégage de ces feuillets d'une vibrante fraîcheur». Présentés en avant-première le 18 février, au Palais Royal, au moment de la signature de l'acte d'achat, quelques passages fameux des mémoires avaient été sélectionnés - la fuite de la prison des Plombs, le portrait du prince de Ligne, une visite chez M. de Voltaire. Afin de revenir sur la formidable leçon de « liberté de vie et de pensée» de l'aventurier du XVIIIe siècle, Philippe Sollers nous a ouvert, dès le lendemain, les portes de son bureau aux éditions Gallimard. Où Casanova se trouve toujours à portée de main.

Philippe Sollers, d'où vient, selon vous, le caractère exceptionnel de cette acquisition?


En étudiant le manuscrit, nous allons pouvoir nous rendre compte très concrètement à quel point Casanova était tout sauf un mythe. Bien entendu, ce sont ses détracteurs de tous ordres - clergés laïc et religieux, pression sociale, police des mœurs - qui ont tenu à le« mythifier ». Pour mieux le neutraliser. Pour oublier qu'il a existé. On en a fait un Don Juan, par exemple, ce qui est trop simple. Ou un fantoche, ce qui n'est guère mieux. Or, ce qui est scandaleux pour ses détracteurs, c'est l'existence du corps concret de Casanova qui, à la fois, agit, pense et écrit. Car, pour lui, l'un n'allait pas sans l'autre. Comme le prouvent les treize heures d'écriture quotidiennes auxquelles il s'astreignait à la fin de sa vie. Treize heures ! Imagine-t-on ce que cela représente comme labeur? Imagine-t-on ce qui s'ensuit, les ratures, les biffures, les reprises, les repentirs? Tout est inscrit, là, sur le manuscrit.

D'où, également, le rôle très précieux des « casanovistes ».


Ils réalisent un travail de vérification des faits tout à fait admirable. Quand des commentateurs disent: là, il affabule, les « casanovistes » vérifient. Et il s'avère que, dans la plupart des cas, ce que rapporte Casanova est rigoureusement vrai.


Il y a aussi le corps de l'écrivain ...


En effet. Après l'acquisition des manuscrits, il faudrait maintenant rapatrier ce qu'il reste de la dépouille de Casanova. En 1998, pour la parution de mon Casanova l'admirable (Folio), je suis allé en Bohême - dans l'actuelle République Tchèque - dans la ville de Dux, où se trouvait une église à moitié désaffectée. Sur un mur, il y avait une plaque indiquant, en allemand, que Casanova était enterré là. Il me semble qu'avec le retour des manuscrits et de quelques ossements, qu'il faudrait absolument enterrer place Saint-Marc, à Venise, Casanova aurait enfin recouvré son intégrité d'écrivain français!


Dans Casanova l'admirable, vous écrivez que longtemps "la version originale a été différée et sous-titrée".


La langue de l'Histoire de ma vie, c'est le français. Rédigés à partir de l'été 1789, ses mémoires connaîtront un destin posthume pour le moins chaotique et contrarié. Casanova meurt en 1798 mais il faudra attendre... 1960 pour lire la première édition complète en langue originale (reprise en 1993, collection Bouquins, Robert Laffont). Le manuscrit a été acheté, en 1821, puis admirablement protégé, jusqu'à nos jours, par une famille d'éditeurs allemands, les Brockhaus. Entre temps, il aura échappé à tous les périls, dont la destruction de Dresde en 1945. Je rapprocherais ce sauvetage d'un autre geste magnifique, celui du moine qui, en 1794, en pleine Terreur, sauva des flammes qui ravageaient l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés un autre monument : le manuscrit des Pensées de Pascal.


Un aspect frappant de l'histoire de l'Histoire de ma vie, ce sont les rapports extraordinairement complexes du manuscrit avec la censure. C'est une sorte d'aventure en soi, sans doute aussi une comédie ...


L'enjeu de l'Histoire de ma vie, c'est la liberté. Quel rapport a-t-on avec la liberté? Avec sa propre liberté? Avec celle des autres? Pourquoi le XVIIIe siècle, en France, a-t-il été à un point culminant de cette expérience singulière, avant de sombrer dans la Terreur? Et est-ce que, nous autres, Français du début du XXIe siècle, nous ne sommes pas en retard - humainement parlant, s'entend - par rapport au XVIIIe siècle? Car ce combat pour la liberté est un combat extrêmement difficile. Bien entendu, cela n'exclut pas qu'il puisse être traité sous l'angle de la comédie. Au contraire. Lors de l'émouvante petite cérémonie du Palais Royal, le récit que nous a fait Hubertus Brockhaus sur les pérégrinations rocambolesques du manuscrit était à ce titre édifiant.

Pour vous, l'acquisition de ces manuscrits constitue-t-elle un aboutissement ou un commencement?

Un commencement, bien sûr. Même si elle constitue aussi, indubitablement, un aboutissement. Déjà, en 1998, je terminais mon livre en disant que « c'était L'Aurore de Casanova qu'il fallait écrire ». J'ajoutais: « Mais, chut, les temps ne sont pas encore venus ». Le sont-ils aujourd'hui, après cette acquisition? En ce qui me concerne, la réponse est: oui.


Propos recueillis par Paul-Henri Doro

BNF, Mars 2010

Bibliothèque Médicis, les manuscrits de Casanova

 

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