Philippe Sollers

CASANOVA L'ADMIRABLE

Sollers Casanova l'admirable

 

 

       Casanova est présent: c'est nous qui avons dérivé loin de lui, et, de toute évidence, dans une impasse fatale. Un soir, à Paris, il est à l'Opéra, dans une loge voisine de celle de Mme de Pompadour. La bonne société s'amuse de son français approximatif, et par exemple qu'il dise ne pas avoir froid chez lui parce que ses fenêtres sont bien «calfoutrées ». Il intrigue, on lui demande d'où il vient : «de Venise ». Mme de Pompadour: «De Venise? Vous venez vraiment de là-bas? » Et Casanova: « Venise n'est pas là-bas, madame, mais là-haut.» Cette réflexion insolente (dont la marquise se souviendra plus tard, lorsqu'il sera sorti des Plombs par les toits) frappe les spectateurs. Le soir même, Paris le reçoit.

 

 

  Casanova

 

 

     Vous dites « Prague », et, immédiatement, les clichés du XXe siècle surgissent : la ville doit être sombre, médiévale, démoniaque, stagnante, l'horloge du temps s'y est arrêtée, c'est la cité du Golem et de Kafka, du Procès, du Château, de l'absurde, d'un complot gluant des ténèbres. On a beau savoir que le mur de Berlin est tombé, que la « révolution de velours » a eu lieu, on pense d'abord aux invasions successives, l'allemande, la russe, et au lourd sommeil « socialiste» coincé entre la police et l'armée.

 

     Aller chercher Casanova à Prague a donc l'air d'une plaisanterie, d'une provocation et, en tout cas, d'un pari impossible. Et pourtant, il est là, quelque part, pas loin. Le narrateur vient de New York, en passant, une fois de plus, par Venise. C'est la première fois qu'il vient ici. Ici? La surprise est totale, car ici, à Prague, c'est encore et toujours l'Italie. Il se demande s'il n'a pas débarqué par erreur à Naples. La ville flambe de couleurs, on la repeint, on la met en perspective pour les touristes, ses palais et ses églises vibrent sous le soleil, roses, vert pâle, ocre, blancs, jaunes. Le baroque est chez lui, et donc la Contre-Réforme jésuite (attention, le professeur Laforgue va censurer le mot « jésuite »).

 

     À part le hideux et massif monument élevé sur la place principale à la mémoire de Jan Hus (on pourrait le dynamiter avec bonheur, de même que la sinistre statue de Giordano Bruno sur le Campo di Fiore, à Rome), tout est clair, magnifiquement proportionné, joyeux, musical. Le château, là-haut? Un enchantement d'emboîtements (surtout la nuit). Les escaliers, les terrasses? Un rêve de partitions symphoniques. D'ailleurs, comme un clin d'œil, des affiches rouges, un peu partout, annoncent une représentation imminente du Don Giovanni de Mozart.

 

     Le narrateur ne dit rien, il marche, il se faufile, il vérifie qu'il y aura tout à l'heure un peu partout des concerts (Bach, Vivaldi, Mozart encore), il rentre à son hôtel, il dort un peu, il ressort. Il va, bien sûr, visiter le cimetière juif et ses tombes dressées, chaotiques, dans un silence d'écriture et de foi, mais il en est vite chassé par la pression mercantile des visiteurs. Il se fait un devoir d'aller admirer la Lorette (cette fois il est à Florence ou à Pise), il prend la précaution de se faire photographier ici et là, notamment devant le café Kafka ou le fast-food Casanova. Tout cela se mélange un peu dans sa tête, il a l'impression d'être lui-même le lieu d'une fusion étrange, et pourtant lumineuse et vraie: il cherche Kafkasanova.

 

     Étrange ? Non. Kafka, ce séducteur en temps de détresse, lui fait signe, lui montre la voie, c'est-à-dire le tournant du temps qui parle sans bruit, dans une langue secrète, de résurrection et de renaissance. Chut! Il est sans doute trop tôt pour le dire, il faut rester très prudent, même si l'évidence saute aux yeux avec calme. Méfiance, pourtant: l'esprit qui toujours nie, l'esprit de ricanement et de désespoir, est probablement toujours actif, tapi dans un coin. Pourtant, pas de doute, la couleur de l'innocence est là. «Pentiti! No! Si! Si! No! No!» On contourne le Commandeur, on ne se repent pas, on a appris, comme une salamandre, à vivre au milieu des flammes. Quelqu'un a eu raison pour toujours, ici, de chanter pour la première fois, en octobre 1787 (il y a juste deux cent dix ans), la liberté, les femmes, le bon vin - et le reste. Kafka, toujours élégamment debout, est un héros de cette liberté, fait prisonnier par la surdité dix-neuvièmiste. On est venu, en kabbaliste, défier, en sa faveur, la Terreur. On l'invite à la représentation de ce soir, avec Jacques Casanova. Il y aura des musiciens, des chanteuses, la seule humanité sauvée a priori du naufrage, c'est clair.

     Le voyageur, le lendemain, tôt, est impatient de prendre une voiture et d'aller à Duchkov, chez Casanova. Duchkov, c'est bien le Dux d'autrefois, là où est l'ancien château des Waldstein, dans lequel, pendant treize ans, Casanova a joué le rôle de bibliothécaire? Là-haut, oui, sur la route d'Allemagne, vers Dresde? C'est cela. Est-ce que, par hasard, Duchkov veut dire quelque chose en tchèque? Mais oui, dit le chauffeur en anglais, c'est « the ghost's village », le village de l'esprit, avec le sens de fantôme.

     Ça promet.

     Dux, le guide, en latin (avec la fâcheuse signification prise par la suite par Duce), est donc devenu un nom hanté. Casanova était, on le sait, un excellent latiniste. Dux, Lux, ces rapprochements ne lui ont pas échappé. Où êtes-vous, en ce moment? À Dux, dans un château, en Bohême. Quelle adresse, pour écrire et finir ses jours.

 

     Il pleut un peu. La voiture roule dans la campagne étrangement déserte, collectivisée donc inhabitée. Le pays est très beau. Des forêts de hêtres et de bouleaux, bientôt, des petites montagnes, et partout la beauté d'or de l'automne (on est en octobre). À gauche, soudain, un monastère baroque à demi détruit (communisme oblige) en cours de rénovation. Le narrateur s'arrête dans le vent mouillé, il contemple des Vierges de pierre en lévitation et des anges, au milieu des feuilles flottantes. Personne. Le silence est complet. On repart, et c'est là, bientôt, que se produit le premier événement de ce jour mémorable.

    

 

     C'est dans un tournant de la route. Déjà, de loin, sur la droite, on pouvait apercevoir d'anciennes fortifications rouge sombre. Une ville militaire, sans doute, un point stratégique, un centre de garnison. Oui et non. Il s'agit de Terezin, Theresienstadt, la ville spectrale par excellence. Lieu terrible de la barbarie et de la ruse nazies, lieu d'exploitation sordide des populations juives «regroupées », lieu de souffrance, de parquage, de tri, de chantage, de torture, de meurtre. Dans un grand espace vide, vingt-huit mille petites tombes de pierre sont alignées avec des roses rouges plantées auprès de chacune d'elles. On dirait des tombes d'enfants. Au loin le fort principal. Une grande croix dressée (avec une couronne d'épines) et une étoile de David, plus loin, derrière, près de laquelle sont accumulés des centaines de bouquets de fleurs (on doit venir ici du monde entier). Le narrateur descend de voiture et va marcher dans cette plaine des morts. Il se pétrifie bientôt, d'ailleurs, devant ... quoi? L'innommable. On n'est plus dans le temps historique normal, calculable, mais dans une autre substance d'orage qu'il n'est pas nécessaire de définir (ce que Claude Lanzmann, à propos de Shoah, appelle « l'immémorial»).

 

 

     Terezin, pour le voyageur, est comme un avertissement: s'il parle de résurrection, de renaissance, de fête, de couleurs, de Mozart, cela ne signifie nullement un « retour» exotique au XVIIIe siècle. On n'est pas là pour faire du cinéma décoratif en costumes, c'est-à-dire pour ajouter un contresens à tous ceux dont Casanova a été (et continue d'être) l'objet. Non: il s'agit d'être à la mesure (si possible, mais est-ce possible?) de la pulsion de mort qui est là. Cela me fait penser à quelqu'un (un poète surréaliste, en l'occurrence) qui trouvait que Casanova manquait du « sens du tragique ». Mais au contraire: le sens du temps, de l'instant, la sensibilité à chaque situation du temps impliquent une perception aiguë du négatif. Stefan Zweig, lui aussi, trouvait Casanova léger : «Léger comme un éphémère, vide comme une bulle de savon. » Ce sont là des propos superficiels de la pseudo-profondeur (très répandue, et finalement cléricale). Mozart est déchirant et léger. L'amour, aussi fort que la mort, est fait pour triompher d'elle.

     Il s'agit d'être attentif et sérieux, voilà tout.

 

 

     Le voyage continue, mais il est entendu, maintenant, qu'il a lieu dans un autre espace que celui des cartes géographiques, comme si on avait franchi une ligne à haute tension invisible. Le chauffeur est silencieux et indifférent (il a dû passer par là cent fois). Après Terezin, la ville de l'horreur muette, la voiture roule donc maintenant vers le nord-ouest, vers Dux, Duchkov, le village-fantôme.

 

 

     Le voici enfin, ce village. Rien de particulier, sauf, en arrivant sur une place, le beau château baroque ocre et blanc, flanqué d'une église, posé comme par inadvertance en plein centre. C'est là.

     Tout est désert. Mais soudain, des klaxons, des voitures lancées à toute allure, déboulant d'on ne sait où. C'est un mariage. Les gens du château sont partis il y a longtemps, on vient se marier chez eux. Le narrateur ne s'étonne déjà plus de rien, il sait qu'aujourd'hui est un jour spécial, qu'il y aura, ainsi, un certain nombre de signes, d'intersignes. Il s'agit donc d'une noce paysanne (et, comme par hasard, le narrateur a dans son sac de voyage un livre de Kafka intitulé: Préparatifs de noce à la campagne). Est-ce que la jolie mariée, grande et brune, accepterait, devant les grilles du château, de se faire photographier avec un voyageur français? Son fiancé et son père n'y voient pas d'inconvénients? Mais non, comment donc. Et tout le monde entre.

 

 

     J'arrive donc chez Casanova pour un mariage. Comme ça. Son château est devenu la mairie, on aurait pu s'en douter (mais cela étonnerait fort le comte Waldstein s'il était là, et encore plus le prince de Ligne). Ce qui est étrange, c'est que Giacomo a eu ici, très vite, une aventure trouble avec une jeune paysanne de l'endroit qui, dit-il, pour le servir, entrait à tout moment dans sa chambre. Elle tombe enceinte, on soupçonne cet étranger bizarre qui n'arrête pas d'écrire, il se défend, la colère populaire monte, encore une scène de Don Giovanni, enfin un coupable se dénonce (vrai? faux ?), on marie les jeunes gens, l'incident est clos.

     Ouf, on a eu chaud.

 

 

     La noce attend le maire, je visite. L'appartement de Casa, transformé en musée, n'est pas très grand (deux pièces), mais pas mal du tout. Les fenêtres donnent sur la cour d'entrée et sur les statues qui la bornent (entre autres, un Hercule géant). C'est ici que monsieur le bibliothécaire, mal payé, mais la question n'est plus là, a écrit Histoire de ma vie, à raison de douze ou treize heures par jour (et par nuit). Du mobilier, il ne faut retenir, près d'une fenêtre, que ce fauteuil Louis XV, rose, dans lequel il est mort.

 

 

     La jeune fille rousse qui sert de guide ne parle que le tchèque ou l’allemand. Un peu l’anglais tout de même (mais ce sont surtout des Allemands qui viennent voir la tanière du monstre). De toute façon, elle récite les banalités classiques. Beau château, beau parc, enfilades de salons bien entretenus, tableaux de batailles, portraits, lustres, meubles anciens (tout cela a dû être reconstitué après la guerre). Nous voici de nouveau dans la bibliothèque de M. le chevalier de Seingalt. La guide s’appuie contre les livres Elle semble tomber, comme prise d’un malaise. Non, elle fait simplement jouer un déclic secret, elle pousse. Une porte dérobée s’ouvre donc, et, là… Non ? Si.

 

 

     Une pièce à peine éclairée. Un mannequin de cire habillé « à la dix-huitième », avec perruque. Il est en train d’écrire, plume d’oie à la main, sur un bureau encombré de dossiers, sous une lampe rouge (présence réelle). Mise en scène musée Grévin. C’est lui ! Casa ! Le fantôme du château ! De l’Ancien Régime ! Ne faites pas entrer la mariée, surtout !

     La guide est contente de son effet. Casanova empaillé dans un réduit obscur, il fallait y penser. On imagine la suite : le soir, le château nationalisé ferme. Plus personne. Là-haut, dans son cagibi, le vampire, immortalisé et bouclé, poursuit son travail de démoralisation sociale. Ces Tchèques ont une sorte d’humour.

     On aimerait parfois que les murs puissent parler.

 

 

 

 

     Mannequin momifié, soit, mais où est passé le corps? Pas à l'intérieur du château ou du parc, en tout cas, ni dans l'église fermée d'à côté. Alors? « Plus loin, là-bas. » Où ça? Dans les bois? J'arrive près d'un lac sur lequel (les intersignes recommencent) se lève à l'instant un magnifique arc-en-cieI. J'en ai rarement vu d'aussi beaux. Je n'invente rien, bien entendu: ni le mariage, ni le fantôme cireux, ni l'arc-en-ciel dédoublé qui, maintenant, me guide. N'en jetez plus, c'est trop. Mais enfin, voici l'église Santa Barbara (fermée, elle aussi), sur la façade de laquelle (est-il encastré dans le mur?) on peut lire la plaque suivante :

 

JAKOB CASANOVA

VENEDIG, 1725

DUX, 1798.

 

     Jakob pour Giacomo, Venedig pour Venise.

     Casanova a été enterré en allemand.

 

 

     L'allemand aura été, pour finir, le drame quotidien de Casa. Il parle italien, il écrit sans arrêt en français, son existence foisonnante résonne de nouveau dans cette langue. Or, à Dux, il vit entouré de domestiques qui ne parlent qu'allemand, et, comme l'écrit Francis Lacassin dans sa préface de 1993 à l'Histoire, environné « de paysans qui ne parlent, eux, que le patois - nous dirions aujourd'hui le tchèque ».

 

 

     Tout se passe donc plutôt mal. Nous sommes en 1791 : un bibliothécaire, jugé d'ailleurs superflu, qui passe son temps à écrire dans un langage incompréhensible et de mauvaise réputation (la Révolution), suscite forcément, chez les esprits bornés, la méfiance, la jalousie, la haine. Le plus drôle, c'est que Casanova voit, dans cette détestation, la main lointaine des «Jacobins» contre lui. Depuis le début, on a l'impression qu'il doit se battre sur deux fronts: l'arrogance de la noblesse, d'un côté; l'agressivité populaire de l'autre. On pense au mot de Chateaubriand: « Pour les royalistes, j'aimais trop la liberté; pour les révolutionnaires, je méprisais trop les crimes.»


Philippe Sollers, Casanova l'admirable, 1998, Folio n°3318, p.29-39

CASANOVA L'ADMIRABLE Philippe Sollers

 


 

Le manuscrit de Casanova

Sollers Casanova

Philippe Sollers devant les manuscrits de Casanova à Paris, jeudi 18 février 2010.

Casanova, un soir, à la villa Bertamka, dialogue avec Mozart de son évasion des Plombs de Venise. Un complot amical se trame, qui aboutit à enfermer le musicien dans sa chambre: il ne sera pas libéré avant d'avoir écrit l'Ouverture de son opéra, déjà composée dans sa tête, mais qu'il différait toujours de noter.

Voit-on tout cela?

Et voit-on à quel point il est passionnant de réfléchir sur le fait que Casanova commence à écrire l'Histoire de sa vie pendant l'été 1789?

 

En musique, donc, Vivaldi et Mozart. En peinture: Fragonard, Tiepolo, Guardi. Les villes? Venise, Rome, Paris, Vienne, Prague, Saint-Pétersbourg, Berlin, Londres, Naples, Constantinople, Cologne, Amsterdam, Stuttgart, Munich, Zurich, Genève, Berne, Bâle, Vienne, encore Paris, Madrid.

Nous sommes dans la grande Europe des Lumières, celle dont une violente force obscure a tenté et tente encore, de nous détourner.

Il va sans dire que Venise est le centre de cette géométrie variable. Tout en part, tout y revient, même si Casanova est mort en exil en Tchécoslovaquie. Mais quand il écrit, c'est Venise qui écrit.

En français.

 

On n'a pas voulu que Casanova soit un écrivain (et disons-le calmement: un des plus grands écrivains du XVIIIe siècle). On en a fait une bête de spectacle. On s'acharne à en fournir une fausse image. Les metteurs en scène qui se sont projetés sur lui l'ont présenté comme un pantin, une mécanique amoureuse, une marionnette plus ou moins sénile ou ridicule. Il hante les imaginations, mais il les inquiète. On veut bien raconter ses «exploits galants», mais à condition de priver leur héros de sa profondeur. Bref, on est jaloux de lui, on le traite avec un ressentiment diffus, pincé, paternaliste. Fellini, dans une remarque particulièrement stupide, est allé jusqu'à dire qu'il trouvait Casanova stupide. Il s'agirait plutôt de le concevoir enfin tel qu'il est: simple, direct, courageux, cultivé, séduisant, drôle. Un philosophe en action.

 

Il s'est beaucoup amusé, il a vu les coulisses des activités humaines, il a étudié le système nerveux des crédulités. Il a parfois triché avec certains de ses partenaires mais, comme il s'en explique, c'était leur volonté, non la sienne, et quelqu'un d'autre les aurait de toute façon abusés, en moins bien. Il ne se donne pas forcément le beau rôle, il n'enjolive pas, il décrit avec précision, il est rapide. Il est aussi amusant à lire que le Don Qµichotte de Cervantès. Bref, son Histoire est un chef-d'œuvre, le tracé de quelqu'un qui avance dans sa vérité.

Il a eu un corps exceptionnel, il l'a suivi, écouté, dépensé, pensé. C'est cela, au fond, que l'éternel esprit dévot lui reproche.


En avril 1798, Casanova, à Dux, tombe malade. Il interrompt la révision de son manuscrit. Le 27 mai, son neveu, Carlo Angiolini, arrive à Dux pour soigner son oncle qui meurt le 4 juin. Angiolini emporte le manuscrit à Dresde.

En 1820, la famille Angiolini vend le manuscrit à l'éditeur Brockhaus, à Leipzig.

De 1822 à 1828 a lieu la première édition « épurée» de l'Histoire en traduction allemande.

De 1826 à 1838, c'est la première édition française «révisée» (édition «Laforgue », celle que lit Stendhal en 1826, et qui est toujours disponible en Pléiade).

En 1945, le manuscrit de l'Histoire échappe de justesse à la destruction et est transféré de Leipzig à Wiesbaden. C'est seulement en 1960 que paraît l'édition du texte original (éditions Brockhaus-Plon), reprise en 1993, en trois volumes, dans Bouquins (Robert Laffont).

 

Comme on peut le constater, on a beaucoup «oublié» Casanova, même s'il a été pillé en douce.On l'oublie, on l'arrange, on l'habille selon les fantasmes touchant à l'Ancien Régime (comme on dit). On ne veut pas qu'il fasse Histoire. La vie ne doit pas se confondre avec l'Histoire, et encore moins avec la liberté sexuelle et l'écrit. Heureusement, contre tous les obscurantistes, les admirables «casanovistes», la plupart du temps des amateurs, ont travaillé à des vérifications multiples. À part quelques erreurs (surtout de dates), tout ce que dit Casanova est vrai. C'est probablement ce qu'il y a de plus explosif. Considérons enfin que le texte lui-même, c'est-à-dire la main de Casanova, n'entre pleinement en action que depuis cinq ans. Ce n'est qu'un début en somme.

 

J'aime imaginer ce transfert clandestin de 1945, sous les bombardements intensifs, dans une Europe en feu, décomposée par la folie humaine. À ce moment-là, la pulsion de mort est partout, une sauvagerie sans précédent semble avoir anéanti l'idée même de civilisation. Des milliers de pages d'une fine écriture noire, tassée dans des caisses transportées par camions, racontent une vie devenue inimaginable.

 

Le feu du ciel n'est pas parvenu à la détruire, cette écriture. L'hypocrisie, la censure, les déformations imagées, l'indifférence, la malveillance et la publicité non plus. Mais nous, maintenant, qu'en faisons-nous? Sommes-nous assez libres pour la lire?

 

Casanova: un homme d'avenir.

Philippe Sollers, Casanova l'admirable, 1998, Folio n°3318, p. 12 - 16

 

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