L'infini 117

L'INFINI n°117, en librairie

 

L’INFINI 117 Hiver 2011

Sommaire

 

Philippe Sollers, Éditorial

 

Benoît XVI, Discours de Venise

  Benoît XVI à Venise

 

Philippe Sollers, La mutation du Sujet

La luxure

Le grand Figaro

Claude Simon, l'évadé

 

Arnaud Viviant, Photo Minuit

Jean-Philippe Rossignol, La Lagune, le Chant

Pierre Guglielmina, Parier une fête mobile

Frans De Haes, traduit Le livre de Jonas

Florence Lambert, La Vie française

 

Marcelin Pleynet, Situation : Les ateliers de Manet

Giotto et l'histoire de l'Art

 

Éditions Gallimard

Ferdinand Verbiest

Observatoire de Pékin Observtoire_Pekin_photo_Sophie_Zhang
L'Ancien Observatoire de Pékin,
photos de Sophie Zhang

 


 

Philippe Sollers

LA MUTATION DU SUJET

(entretien réalisé par Philippe Forest)

extrait

 

PHILIPPE FOREST — L'idée de ce numéro de la Nouvelle Revue Française pour lequel je vous ai adressé comme à tous les autres participants une sorte de questionnaire, consiste à approcher cette question du Je dans la littérature mais à le faire d'une manière, si possible, un peu différente dans la mesure où règne en France depuis une trentaine d'années ce concept un peu flou d'auto-fiction qui débouche essentiellement, je crois que vous serez d'accord avec moi, sur une sorte de néo-naturalisme de l'intime alors qu'en réalité il existe toute une autre généaogie qu'il importe de mettre au jour et qui nous permettrait de revisiter dans une autre perspective toute cette affaire. Et c'est pourquoi il me semblait essentiel d'avoir votre avis, portant sur des livres anciens comme Drame, Nombres, Paradis ou plus récents comme Les voyageurs du Temps, par exemple, et d'écouter ce que vous aviez à dire concernant cette écriture du Je et qui me paraît devoir être fort différent de ce que l'on entend le plus souvent à ce propos aujourd'hui.

 

PHILIPPE SOLLERS — Devant votre questionnaire, ce qui m'est venu tout de suite, c'est le mot « corps » — selon ce que Barthes en dit par exemple à propos de Drame.

 

PH. F. — Alors, je lis ces lignes de Barthes tirées de Sollers écrivain et reprises en guise de prière d'insérer pour la réédition du roman dans la collection « L'imaginaire » : « Drame est la remontée vers un âge d'or, celui de la conscience, celui de la parole. Ce temps est celui du corps qui s'éveille, encore neuf, neutre, intouché par la remémorât ion, la signification. Ici apparaît le rêve adamique du corps total; marqué à l'aube de notre modernité par le cri de Kierkegaard : mais donnez-moi un corps!... Le corps total est impersonnel ; l'identité est comme un oiseau de proie qui plane très haut au-dessus d'un sommeil où nous vaquons en paix à notre vraie vie, à notre histoire véritable; quand nous nous éveillons, l'oiseau fond sur nous, et c'est en somme pendant sa descente, avant qu'il ne nous ait touchés, qu'il faut le prendre de vitesse et parler. L'éveil sollersien est un temps complexe, à la fois très long et très court : c'est un éveil naissant, un éveil dont la naissance dure. »

 

PH. S. — Dans pratiquement tous les romans que j'ai écrits, la question du « corps » se pose d'emblée, comme si le narrateur qui se trouve là était chaque fois jeté dans une situation où l'identité était mise en question. Prenez le début de Drame, c'est clair. Comment rejoindre le sujet qui pense et qui parle ? À plusieurs reprises, au cours de mes livres qui s'écrivaient, je mettais chaque fois en tête un titre qui devait être : Le Sujet. Chaque fois, j'abandonnais en trouvant qu'il y avait un autre titre qui prenait la place de celui-ci. Il n'empêche que tous ces romans devraient s'appeler : Le Sujet. Voilà. Œuvres complètes : Le Sujet. Au double sens du mot : ce dont il est question et celui qui pose la question de savoir ce que c'est que de poser la question. Le sujet comme question. Ou, si vous préférez, comme titre général : La mutation du Sujet. Le corps du sujet mais avec ce qui arrive à ce corps et ce qu'on peut considérer, à partir de la fin du XXe siècle, comme une mutation.

Manet Portrait deMery Laurent Méry Laurent
Manet, Méry Laurent au chapeau noir, pastel 1882 Méry Laurent

 

Et je dois là préciser que pour ce premier livre à peu près satisfaisant qui s'appelle Drame, ce que j'étais en train de faire au cours des années précédentes était de m'intéresser très précisément à Husserl. C'est-à-dire : prendre la voie de la phénoménologie, aller aux choses mêmes, et me demander tout simplement ce que pouvait être un ego transcendantal. Autrement dit : la réduction phénoménologique que vous voyez à l'œuvre dès les premières pages suppose un désir d'interroger ce que pourrait être un ego transcendantal jeté corporellement dans telle ou telle situation. C'est pratiquement le sujet de tous mes romans. Vous prenez aussi le début d'Une vie divine où le sujet se trouve en proie à une négation extrêmement violente. Tous les débuts se ressemblent de ce point de vue.

 

PH. F. — Le cœur absolu aussi.

 

PH. S. — Absolument. Le je et le moi sont pris dans un questionnement qu'il faut appeler métaphysique. J'écris des romans métaphysiques. Qui, comme tels, sont déniés le plus souvent à cause précisément de l'embarras réaliste, naturaliste, dixneuviémiste pour tout dire, qui continue comme si rien ne se passait dans cette mutation profonde du sujet. Ce qui me conduira, moi, à interroger de plus en plus quelque chose comme «l'historial» au sens de Heidegger. C'est-à-dire : comment trouver un espace libre pour le jeu du temps ?

 

PH. F. —Je me rappelle, et cela nous renvoie à de longues années dans le passé, que vous aviez attiré mon attention lorsque j'écrivais mon Histoire de Tel Quel sur la lecture des Méditations cartésiennes et sur le détachement par rapport à un moi psychologique de façon à faire advenir ce moi transcendantal dont dépendait pour vous ce qu'on appelait à l'époque « l'écriture textuelle ».

 

PH. S. — Il y a Husserl en préambule et la phénoménologie. Heidegger en a témoigné, et après il est allé plus loin. Il se passe là quelque chose d'essentiel en même temps que cela se passe dans la littérature.

 

PH. F. — Et cela amène à lire Drame et Nombres dans une perspective différente de celle selon laquelle ils ont été lus à l'époque. Car ce sur quoi l'accent était mis, c'était la dimension mallarméenne, « la disparition élocutoire du poète », alors que cette insistance sur le corps amène plutôt à penser cette expérience en termes de résurrection ou du moins de resurgissement du sujet plutôt que de disparition de celui-ci.

 

PH. S. — Evidemment, et je crois que c'est cela qui coince dans la réception de mes romans.

 

PH. F. — Seriez-vous d'accord pour dire, quand Barthes parle pour Drame d'«éveil», qu'il s'agit de l'éveil du sujet au sens de celui que donnent à voir les premières pages de À la recherche du temps perdu qui, précisément, mettent en scène un sujet, un Je qui se cherche ne sachant plus ni qui il est ni où il est, ni même « quand» il est ?

 

PH. S. — Il est tout à fait clair que l'expérience intérieure de Proust, en ce qui concerne le temps, est principale. Commençons par le commencement : l'expérience intérieure est désormais interdite. D'une façon drastique, totalitaire par la société en général et par le spectacle en particulier qui avale tout cela pour projeter sans arrêt le sujet dehors et le couper de sa vie intérieure. C'est un programme qui est en cours de façon tout à fait saisissante.

Vous prenez le début des Voyageurs du Temps. L'exergue vous prévient tout de suite. Dans les écrits gnostiques, c'est l'Évangile selon Philippe : « Bienheureux celui qui est avant d'avoir été. Car celui qui est a été et sera. » On peut y rester des heures. Que signifie être avant d'avoir été ? Et puis, le corps arrive tout de suite. Le sujet s'éprouve comme expérience physique avant de savoir qui il est. C'est en remontant vers cette expérience physique que quelque chose a lieu dans la narration : « Merci au corps d'être là, en tout cas, silencieux, à l'œuvre. Il me dit que c'est lui, rien d'autre, qui a toujours pris les décisions, choisi les orientations, les situations. » Le sujet précède — puisqu'en un sens, il a toujours été là — ce qui se présente à lui comme situation. Son corps se manifeste comme doutant de l'identité de celui qui se trouve là et qui essaye de rejoindre ce « raté » de la vie biologique. Cette chute dans le temps, dans l'espace. Proust, c'est la fin admirable d'un dix-neuvième siècle qui ne demandait qu'à se synthétiser en lui, mais le temps, comme je le disais de façon désinvolte dès mon premier livre, est pour nous, bien entendu, retrouvé. Nous n'avons plus à chercher ce qui s'est perdu dans le temps des embarras divers des naissances, des romans familiaux, des embarras sexuels et autres. C'est pourquoi j'insiste beaucoup sur le côté transcendantal. C'est tellement oublié que je crois que c'est nécessaire.

 

(…) la suite dans L'INFINI 117

 

 

 

 
Picasso "Ma Jolie" Peinture murale, Sorgues, été 1912
Picasso, "Ma Jolie", peinture murale, Sorgues, été 1912