Philippe Sollers

La luxure

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Philippe Sollers, photo Olivier Roller
 
photo: Olivier Roller

 

Manet Olympia
Manet, Olympia, 1963

- La luxure est-elle un péché ?

 Philippe Sollers - Faut-il conserver aujourd'hui ce mot, dès lors que personne n'a la moindre idée de ce qu'il peut signifier ? Si je remonte au péché originel, vous me regarderez d'un air soucieux, avec une crainte quasi métaphysique. La luxure a-t-elle existé un jour ? Où ? Quand ? Comment ? Au paradis terrestre ? À la différence de tous les autres péchés, j'entends dans ce mot quelque chose qui me parle immédiatement du luxe, puis de luxuriance, qui est abondance, richesse, extrême facilité à produire - d'où la luxuriance d'un style. Le dictionnaire définit la luxure comme la recherche sans retenue des plaisirs de l'amour physique, des plaisirs sensuels. Je ne vois toujours pas où serait le péché, sauf à y flairer encore de vagues effluves théologiques. Mais qu'on se rassure : ce péché-là, dans notre indigence contemporaine, personne ne semble plus le mériter aujourd'hui. De tous les péchés capitaux, c'est donc le plus rare, le plus combattu, et désormais, le plus vaincu. Les deux grands vices étalés de notre époque, ceux que Dante aurait mis en enfer, sont l'avarice et l'envie. L'avarice ! L'envie ! Ouvrez les yeux sur tout ce qui se passe. A quoi l'on peut mesurer notre extrême misère, famine d'un côté, crispation possessive de l'autre. Pour ce qui est de la vision dépressive du sexe, le rapport commercial s'y emploie, merci ! Revenons donc à la luxure. Ce mot, lux, laisse voir la lumière ; luxus, l'excès, la débauche ; luxuria, l'exubérance, la profusion (en parlant des plantes), la fougue (en parlant des animaux). En général, cela veut dire somptuosité, n'est-ce pas ? Et pour­quoi la signification humaine se résume-t-elle dans les dictionnaires en « vie molle et voluptueuse » ? Pourquoi faudrait-il que l'énergie végétale ou animale se transforme dans notre espèce en fade relâchement ? S'il y a un péché originel, c'est bien interprété ainsi. Dans Mauvais sang (Une saison en enfer), Rimbaud qualifie la luxure de « magnifique ». Il évoque ses ancêtres les Gaulois, avec l'idolâtrie, l'amour du sacrilège et tous les vices : colère, mensonge, paresse, mais «magnifique luxure »... Qu'est-ce donc qu'être gaulois ? Etre d'une gaieté libre et licencieuse. Rimbaud ajoute ceci, qui attire l'attention : « Les criminels dégoûtent comme des châtrés : moi, je suis intact, et ça m'est égal » Le luxe s'accompagne donc d'aristocratie et de faste. Comparez avec la sexualité dans notre société, marchandise misérable. C'est pourquoi nous n'irons pas foncer sur une femme de chambre dans un hôtel de New York... Au reste, s'il s'y était produit un véritable acte de luxure, j'en aurais été le premier averti.

 

Le luxurieux, s'il existait, et j'en doute, n'aurait aucun des vices ordinaires. Serait-il orgueilleux ? Non, car la débauche ne peut qu'enseigner la modestie. Il n'y a pas de quoi se vanter lorsqu'on est un aventurier de ces régions : il y a de bonnes et de mauvaises aventures. On peut les classer - dans Femmes, j'en ai fait le relevé chimique et topologique. Gourmand, le luxurieux? Pas davantage, puisque la conscience du plaisir réclame une lucidité d'ascèse. Il ne peut y avoir de relâchement. La gourmandise ne serait donc pas au niveau de ce que l'on pourrait appeler un vice. Paresseux ? Eh non ! La luxure implique un éveil constant. Avare ? Encore moins. C'est quelqu'un qui respire dans la dépense, voyez Casanova... Envieux ? Oh ! La luxuriance est par définition tolérance. Coléreux ? Comment se livrer à la colère si l'on a joui ? Tout le monde est donc naturellement orgueilleux, gourmand, avare, envieux, paresseux, coléreux, mais très peu d'individus sont luxurieux. Si c'est un péché, il est noble par excellence. C'est un don et, même, une grâce divine aussitôt diabolisée par ceux qui en sont incapables et qui provoque, si elle se manifeste, un ressentiment inlassable. Je vais vous énoncer maintenant une paradoxale vérité d'expérience : contrairement à ce qu'on pense, le diable est très puritain, alors que Dieu aime à se cacher dans la luxure - les récits de la Bible en sont témoins. « Ô libidinous God», soupirait Joyce. Y aurait-il un Dieu luxurieux sans cesse rejeté par l'humanité ? Je crois que oui. Dieu est luxurieux et l'humanité se trompe en en faisant le garant de la loi puritaine. Quand saint Paul s'exclame : « Là où le péché a abondé, la grâce a surabondé » - surabondance, nous y sommes ! -, il parle de la luxuriance. Et l'énervant catholicisme sera fondé sur le conseil insistant, obsédé, indirect, d'aller voir là si vous vous y retrouvez ! Je n'ai qu'un mot pour prouver ce que j'avance : l'Italie de la révolution catholique, non pas la Contre-Réforme, mais cette véritable liberté dans les formes où la luxure vous saute au visage, où tous les sens sont convoqués à la fois. Musique, peinture, Rome, Naples, Ve­nise, avec Casanova... Comme dit Picasso, très inspiré sur cette affaire : « L’art n'est jamais chaste, on devrait l'interdire aux ignorants innocents, ne jamais mettre en contact avec lui ceux qui y sont insuffisamment préparés. Oui, l'art est dangereux. Ou s'il est chaste, ce n'est pas de l'art. »

L'une des plus folles bulles papales de Pie XII, Munificentissimus Deus, traite de l’Assomption - prendre une femme et l'« assompter » ! Arrêtez-vous devant la Vierge pourpre du Titien qui s'envole dans une transe de luxure... Quand le voile dissimulant la toile fut levé lors de l’inauguration à Santa Maria dei Frari devant la noblesse et le clergé de Venise, ce fut un cri de stupeur. Et de fait, il aurait fallu être aveugle, et même sourd, pour ne pas sentir en cet instant combien le peintre avait mêlé sa vie à son art. J'affirme donc que Lucifer ne dit pas : « Non serviam ! », « Je ne servirai point ! », mais plutôt (vérifiez, si vous êtes un aventurier ou une aventurière), « Non gaudiam ! », « Je ne jouirai pas ! ». Pour une démonstration d'envergure des ravages de l'ascétisme, et, dans le fond, de cette haine pour ce que l'on est incapable d'atteindre, voyez La Tentation de saint Antoine. Il n'est question que de cela. Si vous êtes à Paris, ou si vous y passez, allez voir Manet au musée d'Orsay. Changez le titre d'Olympia, ce nu allongé, voluptueux, proprement révolutionnaire, pour « Luxure ». La foule de l’avant-dernier siècle s'était rassemblée pour hurler, cracher sur ce tableau, de même que sur Le Déjeuner sur l'herbe. Or, là, j'ai vu nos contemporains ne rien voir. Plût au ciel qu'ils trouvent cela absolument insoutenable, ou mal peint, ou dégoûtant ; jadis, les gens se ruaient contre ! Mais là, rien. Comment interpréter cette asthénie ? Sans doute pas par le progrès de nos mœurs. Si vous arrivez à entrer dans Olympia, dites-le moi. C'est un tableau qui vous regarde de façon particulièrement insolente et informée. Magnifique luxure, comme elle dit la vérité ! Comme elle angoisse l'hypocrisie économe et sa profonde fécalité ! Comme elle va débusquer le diable jusque dans les grimaces des dévotions supposées ! Parfois, de splendides et rares vipères ou hyènes dactylographes peuvent écrire comme Sade : « Heureux,  cent fois heureux sont ceux dont l'imagination vive et lubrique tient toujours les sens dans l’avant-goût du plaisir. » Happy few... Oh, j'entends aussi Stendhal, qui a souffert de n'avoir pas le corps qu'il fallait pour se livrer à la luxure, mais dont l'esprit était si luxuriant : « Posséder n'est rien, c'est jouir qui fait tout ! » Tout ce que j'ai vécu et écrit n'a eu pour objet que la luxure. D'où des ennuis divers et une réprobation de base, aussi bien cléricale que laïque. La censure morale, voir Nietzsche, peut prendre mille masques et même s'habiller de pseudo-pro­fondeur, l'essentiel pour elle, le péché des péchés, la vertu in­tolérable est là. Comme la plupart des écrivains sont donc lâches, peureux, ennuyeux, engoncés, coincés, lents, exoti­ques, nostalgiques, étriqués, soumis, ramollis ! Comme les turpitudes du roman s'accroupissent aux étalages ! - la formule est d'Isidore Ducasse. Un roman sans luxure est illisible, la luxure, c'est le roman, c'est évident. On prend l'habitude dès l'âge de 12 ans de feuilleter les livres pour aller droit aux scènes érotiques. Il faut garder cette curiosité-là, mais la plupart des romans y échouent. Ils en rêvent tous, nous dit Freud, ce nouveau Copernic ; ils en rêvent tous chaque nuit, mais ils n'y arrivent pas. Peccato ! Dommage ! La luxure, c'est à la fois l'action, la contemplation, la méditation - donc, une connaissance -, la multiplicité, la variété, la relativité, l'école pratique de l'espace et du temps, le don des langues, la mathématique vibrante des nerfs et de l'invention ; la victoire toujours renouvelée sur la mort et ses légions d'hystériques pleureuses ; bref, le jazz, le grand jeu. Les surréalistes se sont arrêtés à cette limite. A la place, occultisme-écran et poésie-feuille de vigne. Nous sommes loin de Rimbaud... Un tableau convaincant pour célébrer la luxure ? Manet, bien sûr, mais aussi n'importe quel Picasso de la fin de sa vie, qui a scandalisé les Américains. « Un vieillard sénile dans le couloir de la mort, habité par une lubricité dégradante ! » Cela a été écrit. Picasso valant très cher aujourd'hui, on n'ose plus rien dire. Mais si vous questionnez un peu, personne ne l'aime vrai­ment. Le dernier en date qui l'a attaqué de façon tout à fait hilarante est Houellebecq. Il l'a considéré comme un peintre laid, stupide, malfaisant, inférieur à bien d'autres artistes abstraits. Notre nouveau Goncourt a répété qu'il préférait Chagall à Pi­casso, en quoi on vérifie que c'est un grand sentimental. Faut-il en déduire que les jurés Goncourt, résolument subversifs, ont refusé de décerner leur prix à Picasso ? Je regarde leurs têtes et je les retrouve aussitôt dans Daumier, posant, en académiciens, dans une redoutable posture de notables. Houellebecq préfère Kandinsky, Mondrian, Pollock, autant de peintres qui méritent une véritable considération. Reste que si vous ne savez pas dessiner, eh bien, vous n'avez plus de femmes, et c'est fâcheux, car vous vous privez d'une substance qui peut devenir facilement surabondante, effervescente, comme la Vierge dans l’Assomption. Du même pinceau, Titien peint une Vénus allongée. Je l'ai vue à Venise, un jour. A côté de moi, deux jeunes moines s'attardaient Comme je leur faisais remarquer qu'ils prolongeaient leur contemplation, ils ont ri. Ils étaient italiens. Ils avaient de l'humour. N'importe quel Picasso de la fin de sa vie, dis-je. Ou, si vous préférez, Delacroix, La Mort de Sardanapale. Comme conclusion, une pincée de Nietzsche, prise dans ce livre d'une brûlante actualité qu'est La Généalogie de la morale - parce qu'au fond cette gêne par rapport à la luxure est encore une fois de la « moraline », comme dit le même auteur. Voici ce qu'il observe : « Si la morbidité est tellement normale chez l'homme - et la chose est incontestable -, on devrait d'autant plus hautement estimer les rares cas de puissance de l'âme et du corps, les coups heureux du genre humain, et plus sévèrement protéger les êtres réussis de l'atmosphère mauvaise, celle des malades. Le fait-on ? » Le fait-on ? Non.

 

Il est une maladie qui s'appelle l'homme, dit Nietzsche, dont il faudrait essayer de guérir. C'est précisément dans cette question de la luxure qu'on peut vérifier l'éventuelle morbidité. Le Dr Freud nous donnera des renseignements considérables, à ne surtout pas négliger, mais enfin, ces névroses, psychoses, perversions ne sont rien d'autre qu'un embarras face à cette chose à laquelle bizarrement les êtres humains se sont mis à croire : la sexualité. Alors qu'il n'y a absolument pas à y croire. Je pense être l'un des seuls athées résolus sur cette question. Athée pratiquant, car il vaut mieux savoir de quoi l'on parle. La luxure, par le biais du corps, vise à la connaissance, philosophie à ne pas forcément pratiquer que dans le boudoir. C'est une pensée qui peut se vérifier par soi-même, qui fabrique soi-même sa propre monnaie. Et si c'est vraiment bien pensé, c'est gratuit !

 

PHILIPPE SOLLERS

■ PROPOS RECUEILLIS PAR PATRICE DE MÉRITENS

 

Le Figaro magazine du 8 juillet 2011 (l'article au format PDF)