
PHILIPPE
SOLLERS
LES FOLIES FRANÇAISES
Gallimard,
1988
[Extrait]
— On reprend Villon :
« L'an
quatre cens cinquante six
Je, Françoys Villon, escollier
Considérant,
de sens rassis,
Le frain aux dents, franc au collier... »
— 1456 ? Le Lais?
— Le Legs, Petit Testament. Il a
vingt-cinq ans. Dans une rixe à propos d'une femme, il a tué un prêtre,
Philippe Sermoise. Ça s'arrange, mais il cambriole le
trésor du Collège de Navarre. Il est de nouveau en fuite. Écoute bien les
octosyllabes, Je, Françoys Villon, escollier, un / deux-trois-quatre-cinq / six-sept-huit. Ça
roule, ça coule. Borne dans le français, pas de mousse. Le vrai moule. Il
traverse les siècles, bonjour. Apprends-le par cœur, l'effet viendra peu à peu.
Exemple :
Au mois de
mai quatre-vingt-huit,
Je,
Philippe Sollers, écrivain,
Bien
réveillé, lucide en bite,
Calme,
allongé, la plume en main...
— Tu charries.
— Mauvais goût pour démasquer le
mauvais goût.
— Qu’est-ce qu'il est
devenu après 1463, Villon?
— On ne sait pas. En Angleterre, peut-être.
Ou bien retiré, religieux, à Saint-Maixent en Poitou. Anecdotes incertaines
reprises par Rabelais. La phrase qui me fait frémir ? Celle-ci (on est en mars
1462) : « Peu de temps après, toujours caché dans les environs de Paris, il
écrit son Débat du cœur et du corps.
» Décasyllabes... « Plus ne t'en dis. — Et je m'en passeray »... Dialogue fou, si on y pense.
[...]
Je
l'embête, Saul, je ne facilite pas sa carrière. C'est le type de trente ans
d'aujourd'hui, pressé, déprimé. J'ai l'impression qu'il s'est mis à boire de
plus en plus (« Je peux prendre un autre whisky ? » C'est le cinquième. Il est
ivre, il n'écoute rien de ce que je dis... Il s'enferme, il saborde son
existence avec détermination, comme je le comprends...).
— Il faudrait reprendre du côté de
l'enfance, dit-il dans un bâillement.
— La prochaine fois, dis-je. Encore
un verre ?
— Pourquoi insistez-vous tellement
sur Villon ? C'est récent ?
— Le rythme. Tout dans l'octo.
— Pardon ? (Il rebâille.)
— Le huit, bordel ! Le grand huit brodé, infini !
Do-ré-mi-fa-sol-la-si-do ! La gamme!
« Mais
quoi ? Je fuyoie l'escolle
Comme fait
le mauvais enfant
En escripvant ceste parolle
A peu que
le cuer ne me fent... »
Il consent
à gribouiller quelque chose...
— Le huit ou le dix ! Ballade au
concours de Blois !
« Je meurs
de soif auprès de la fontaine
Chaud
comme feu, et tremble dent à dent...
Rien ne m'est
sûr que la chose incertaine... »
— C'est une philosophie en soi ? (Il
empâte.)
— Oui, oui ! Et retour au huit ! « On
doit dire du bien le bien. » Très français, ça, dire du bien le bien. Ou dire
du mal le mal. Capital !
— À quel sujet, le bien du bien ?
— Mais Marie d'Orléans, bon sang ! Sa
naissance ! 1457 !
« Marie,
nom tres gracieulx,
Fons de
pitié, source de grâce
La joye, confort de mes yeulx,
Qui notre
paix bastist et brasse ! »
Je le
laisse avec son sixième whisky, affaissé, opaque… Je sors retrouver France au
jardin...
[...]
Et musique
!... La Bourrasque, le Rapporté, le Retour... Tombeau Les Regrets...
Passacaille, chaconne, gavotte, menuet, courante, ballet tendre... Les
Pleurs... « Joye des Elizées »... Rigodon, forlane en rondeau, musette... Le rossignol en amour...
Guillemette... Les vergers fleuris... Les calotins et les calotines... Les
folies françaises ou les dominos... Quoi encore? Mais les jongleurs, sauteurs
et saltimbanques, avec les ours et les singes... Vielleux, gueux, tambourins,
bergeries, commères... Et la favorite, les moissonneurs, les gazouillements...
Chaque mot disparu pour nous seuls. Dictionnaire enchanté. Chut! Attention,
sorcière ! Ne va pas te confier ! Ne va pas dire que j'écris cette langue
maudite !... Les Dominos !... Sept a huit !... Do-ré-mi-fa-sol-la-si-do !
Ouvre la
fenêtre, laisse la nuit se cacher partout... On vient de l'île Saint-Louis,
Quai aux Fleurs... Pont-Neuf et puis Grands-Augustins, Conti, Malaquais, Voltaire... Tu as remarqué comme Paris a disparu
des récits ? Comme s'il n'y avait plus qu'une banlieue généralisée, anonyme?
Comme le fleuve ne coule plus ? Ni les rives ? Comme les jardins sont muets ?
Les avenues ? Les allées ? Comme les arbres sont abandonnés, pas un regard, pas
un signe ? Même les morts ont disparu, ils n'aiment pas fréquenter les morts...
Quai des Orfèvres, Place Dauphine... La Conciergerie arrachée à sa doublure de
cris...
« Où sont
les gracieux gallans
Que je suivoye au temps jadis,
Si bien chantans, si bien parlans,
Si plaisans en faiz et en dis ?
Les aucuns
sont morts et roidis
D'eulx n'est-il plus riens maintenant :
Repos
aient en paradis,
(Do ré mi
fa sol la si !)
1
Et Dieu saulve le remenant ! »
PHILIPPE SOLLERS
« LES
FOLIES FRANÇAISES »
Philippe Sollers, Les
Folies Françaises, Gallimard, 1988, p. 29-31, 44-45 et 53-54.
Prenant le
motif narratif d'un écrivain chargé de faire découvrir et aimer la France à sa
fille de dix-huit ans qui arrive des États-Unis et qu'il rencontre pour la
première fois, Philippe Sollers se livre à un exercice d'admiration.
L'initiation de la jeune fille est pour le narrateur — masque transparent
de l'auteur — une « expérience intérieure », celle de la remémoration : «
C'est comme si je récapitulais ma vie grâce à elle. » Roman autant qu'essai
romancé, Les Folies Françaises est un
hommage à la littérature et à la langue françaises, ainsi qu'à la peinture, à
la musique, mais aussi à Paris et à Versailles. Sollers recrée un Panthéon des
génies français au rang desquels il place notamment Molière, La Fontaine,
Manet, Rameau, Couperin — dont l'une des pièces pour clavecin donne son
titre à l'ouvrage.
S'il
convoque Villon, c'est qu'il le voit comme la quintessence de l'esprit
français. On sent qu'il pense à la proximité phonétique de « François » et «
français ». L'aspect autobiographique de l'œuvre de Villon rappelle sa propre
démarche (« Je, Philippe Sollers, écrivain »). Mais ce qu'il retient surtout de
Villon c'est l'octosyllabe, symbole pour lui de rythme et de musique. La poésie
de Villon doit s'apprendre par cœur, il faut la mâcher, l'oraliser pour la
comprendre et l'apprécier. Cette simplicité, cette efficacité de l'octosyllabe
expriment l'esprit français.
1. Philippe Sollers scande le vers qui précède en sept syllabes, en ne prononçant pas le e sourd de aient, mais récupère très joliment une assonance en i.
François Villon, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2014
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