Philippe Sollers

Sollers

PHILIPPE SOLLERS

La mémoire retrouvée

 

Transfuge, février 2013

propos recueillis par Vincent Roy

 

Philippe Sollers

Bordeaux, 1937. Dans le parc de la propriété familiale: Philippe Sollers avec sa soeur Annie et sa mère

 

  Voyez ma mère. Comme elle est charmante. Voici une photographie de bonheur intense, puisqu'elle a eu enfin un garçon après deux filles. J'ai un an et je ne suis pas mécontent de cette mère dont, dans Portraits de femmes, je signale que les yeux étaient de couleurs différentes. Pourquoi une femme avec deux yeux différents manifeste-t-elle la dualité, dure ou enchantée, de sa nature? J'ai beaucoup observé son regard. J'insiste ici sur l'art de vivre qui se dégage de ce cliché, et sur l'art de vivre à Bordeaux, en anglophilie fondamentale - mais sur ce dernier point, on ne m'entend pas! J'indique encore que nous sommes en 1937, juste avant la grande dévastation de l'Europe.

 

Bordeaux 1948 Philippe Sollers le jour de sa premiere communion

Philippe Sollers le jour de sa première communion, Bordeaux, 1948

Je n'ai aucune idée de qui a pris cette photo, sans doute mon père. Ce qu'il faut comprendre tout de suite, c'est que nous sommes en présence d'un communiant issu de la bourgeoisie anglophile de Bordeaux : ainsi ce personnage avec son brassard n'a pas à porter sur les épaules le sac de la collaboration, ou le sac pétainiste, ou le sac de Moscou qui arrive au pouvoir - nous sommes en 1948. Je suis, là, un Anglais de 12 ans, catholique - ce qui est une rareté. Ma posture est celle de quelqu'un de déterminé, mais sans arrogance. Voici l'enfance d'un déserteur obstiné. Le dieu catholique a, pour ce communiant, une attention particulière. Cette photo est pour moi révolutionnaire. Elle représente le contraire de l'intégrisme réactionnaire. Car celui qui se cache derrière cet habillage, c'est quelqu'un qui va rentrer en guerre très vite.

 

E.S.M. été 1951

E.S.M. été 1951

 

Ce portrait date de 1951. C'est la sensualité. Quand je rencontre E.S.M. qui est bisexuelle, j'ai 15 ans et elle 30. Pour moi, cette expérience est absolument fondamentale et m'a fait gagner beaucoup de temps - je le dis dans Portraits de femmes qui est un traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations bien affaiblies. Je conseille aux jeunes hommes de prendre des femmes plus âgées très tôt. Regardez l'oreille d'Eugenia. Voilà quelqu'un qui entend très bien. La boucle d'oreille me charme. Et cet œil, - Eugenia est très subversive - ne s'embarrasse d'aucun préjugé: passer à l'acte avec un garçon qui a 15 ans de moins qu'elle n'est pas évident et pourtant, elle le fait avec le plus grand naturel. Ce fut une aventure au cours de laquelle j'ai bénéficié de son indulgence. De toute façon, ma position fondamentale est toujours la même: ce n'est pas moi qui demande. Je suis le contraire d'un prédateur. Avant Eugenia, j'avais commencé par expérimenter les jeunes filles locales, les jeunes filles pas très en fleurs de la bourgeoisie. Mon enquête s'était révélée consternante: mariage, enfant, installation. Qu'est-ce qu'on me reproche, au fond, et sans oser le dire? La bourgeoisie décalée c’est-à-dire offensive.  Je couche à 15 ans avec une fille qui a le double de mon âge et qui n'est pas de mon milieu. La lutte des classes est la passion dominante en France.

 

Dominique Rolin en 1960 à Paris

Dominique Rolin en 1960 à Paris

 

Dominique a 45 ans - mais elle en fait 12 de moins -, lorsque je la rencontre. Moi, j'ai 22 ans. Elle est d'une jeunesse étourdissante. Cette photo, c'est le charme et l'élégance. Cette femme se présente à l'époque comme belge (née à Bruxelles), avec beaucoup d'influences hollandaises. En fait, elle est d'origine juive polonaise. Sa beauté me frappe d'emblée. Là encore, les choses vont vite. Notre aventure est très antisociale - pas d'amis, pas de groupe, personne. Dominique faisait partie du jury Femina qu'elle va quitter car elle ne supporte plus les vieilles toupies qui sont là pour faire marcher le marché de la littérature. Elle était prête à couper tous les ponts. Nous sommes partis à Barcelone - les Ramblas, la corrida... Et puis ce fut Venise, printemps et automnes, pendant des années... Cette photo est très belle car ses yeux sont fermés et ça lui va bien car c'était quelqu'un qui était constamment dans un état de grande concentration. Venise, c'est elle. Le geste de la main gauche est charmant. Le placement des doigts. Quelle élégance. Pour ses derniers moments, j'ai repris la formule judicieuse d'un concile:  L'âme est la forme du corps.

Qui m'a téléphoné, il y a quelques jours, pour me dire du bien de Portraits de femmes et me parler avec enthousiasme d'un entretien filmé avec Dominique (l'entretien figure sur mon site internet) ? Christine Angot.

 

Philippe Sollers Julia Kristeva Ile de Ré 1968

Julia Kristeva et Philippe Sollers, 1968

 

Julia est arrivée en France depuis deux ans et nous sommes mariés depuis un an. Encore une étrangère... Comme c'est curieux! Voilà ma partenaire de jeu! Mon mariage a été très mal pris par la société française. Ne me dites pas que ce Sollers n'était pas un bon parti pour une Française? Notre mariage d'ailleurs pèse aussi sur Julia. En effet, si vous regardez le sinistre palmarès des intellectuels français, vous constaterez qu'elle en est absente alors même que c'est une star aux Etats-Unis, au Japon, en Chine, en Norvège... Je fais remarquer que Julia est citoyenne d'honneur de la ville de Shanghai; si je voulais faire mon Depardieu, je pourrais demain me déclarer citoyen d'honneur de la ville de Shanghai. Ce serait chic. Bref, Julia n'a pas l'air d'une universitaire, je n'ai pas l'air d'un écrivain, l'étiquette sociale n'arrive pas à se poser sur nous.

 

  Philippe Sollers 1967 Gisèle Freund

Philippe Sollers 1967 photo Gisèle Freund

 

Cette photo de Gisèle Freund est prise à Paris dans mon studio. Je ne suis pas pianiste, mais je peux frimer un peu de jazz. Cette image n'est pas posée, je m'installe au piano, Freund déclenche, elle comprend l'importance de la musique pour moi. D'où cette image. Une des meilleures de votre serviteur avec celle de Cartier-Bresson quand je sors des hôpitaux militaires. Ma première expérience de la musique remonte à l'enfance. Nous écoutions des concerts à la radio grâce aux postes que les occupants allemands laissent chez nous avant de s'enfuir. J'écoute du jazz très tôt. J'aurais voulu être clarinettiste.

 

PHILIPPE SOLLERS

propos recueillis par Vincent Roy

Transfuge n°65, février 2013

 

Philippe Sollers, Portraits de femmes, Flammarion, 2013

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