|
|
Philippe Sollers, photo Samuel Kirszenbaum |
|
Contre le cinéma
Où en êtes-vous
avec le cinéma ?
Je n'y vais plus. J'ai toujours eu un rapport extrêmement distant,
occasionnel, avec le cinéma. Je suis un peu agoraphobe. M'asseoir dans une
salle et regarder quelque chose avec d'autres personnes, ça provoque chez moi
un sentiment d'oppression qui fait que je m'y déplace rarement. Sauf pour une
projection privée, qui peut prendre des proportions effroyables, parce que
quand on est presque seul, avec un son hurlant comme aime faire Godard... Il
m'avait convoqué pour Film Socialisme et ça faisait tellement de bruit que je me suis éclipsé avant la fin. Le cinéma
pour moi c'est trop une contrainte collective. Je suis effaré devant le
surinvestissement du cinéma, ça a pris de telles proportions dans la vie de mes
contemporains...
Vous n'avez
jamais vraiment aimé ça, au fond...
Ce qui me dérange le plus, c'est l'image. Je crois que là on tombe sur
un formatage très ancien, qui consiste à confondre la peinture avec l'image.
Problème que Godard a rencontré sans arrêt. (Il
l'imite) « Et alors la peinture ? Ça vous dit quoi la peinture ? » Le fait
de tout mettre sous la coupe de l'image, les acteurs, tout, là je m'ennuie très
vite parce que je comprends immédiatement de quoi il s'agit. Il faut que vous
lisiez le livre de Jacques de Saint Victor, qui s'appelle Un Pouvoir invisible, c'est sur la Mafia, c'est magnifique. La
Mafia à son stade actuel, c'est-à-dire planétaire. Quel a été le premier geste
de la Mafia aux États-Unis d'Amérique ? Bien entendu d'investir Hollywood, le
divertissement, le cinématographe. Il y a eu ce coup de génie : la Mafia a
compris que le personnel humain, en général, allait rentrer dans ce tourbillon,
le cinéma - et nous y sommes, ce n'est pas moi qui ai inventé le concept de
société du spectacle. Et là je résiste, parce que ça me paraît contradictoire
avec ce que je fais et mon amour pour la peinture. Donc la plupart du temps, je
m'ennuie.
À propos
d'Hollywood, nous revient en tête votre rencontre avec
Kirk Douglas. Lors d'une émission d'Apostrophes où il se trouvait aussi, il
disait adorer la France, Paris, et en particulier le pont Alexandre III. Vous
lui aviez répondu : « Mais tu sais que le tsar Alexandre III était l'un des
plus antisémites... » Et Kirk Douglas de dire : « Ah bon... il va falloir
revoir ma position sur ce pont alors »...
(rires) Je ne me souvenais
pas précisément de cette anecdote. Kirk Douglas était lié à Gallimard, qui
avait voulu que l'on se voie. Alors on avait dîné ensemble, on s'était marrés,
du coup il pensait le plus grand bien de moi sans jamais avoir ouvert un de mes
livres. Il avait écrit des mémoires. Dans ces mémoires, il disait qu'il
regretterait toujours une chose, c'est qu'après avoir fait l'amour avec une femme,
il ne puisse pas se retrouver immédiatement à une table à jouer aux cartes avec
des copains. Chose qui se laisse penser quand même ! C'est un type absolument
charmant.
C'est votre
acteur préféré ?
Mon number one absolu, c'est
Cary Grant... Mais pour les cinéastes, c'est Hitchcock. Il n'y a rien à faire,
c'est comme ça. Pour moi, il n'y a qu'un cinéaste. Hitchcock, je peux revoir
ses films dix fois, cinquante fois, avec la même attention et le même
frémissement. À part lui, personne. C'est un génie absolument supérieur, qui a
emprunté le cinéma pour faire quelque chose avec le temps. Ce qu'on appelle
suspens est une façon de faire exister concrètement l'être-là, la présence
absolument précaire et extraordinaire d'une vie humaine dans les vagues du temps...
Hitchcock, c'est un métaphysicien. C'est ça qui m'intéresse, c'est la
métaphysique au cinéma. Hitchcock est catholique, anglais. Récemment, dans le Wall Street Journal, j'ai lu une
déclaration invraisemblable d'un jésuite de Washington, de l'université jésuite
de Washington. Il répondait à un article qui présentait Hitchcock comme
absolument pas religieux. Il disait : «
Ce n'est pas vrai. J'avais 22 ans à l'époque, j'allais toutes les semaines, le
samedi, chez Hitchcock avec un autre jésuite. Je lui disais : "Alors
monsieur Hitchcock, est-ce que vous avez vu quelque chose d'intéressant au
cinéma ces temps-ci ?" Lui répondait : "Au cinéma ? Vous
plaisantez ! C'est pour les robots maintenant. Allons à la messe !" » Et Hitchcock disait la messe à l'ancienne ! C'est-à-dire en répondant en latin.
Et il pleurait. Avec sa femme, Alma, ils se faisaient dire la messe chez eux.
Et le jésuite, assez fin, finit son article du Wall Street en disant : «
Hitchcock a réussi à faire croire à l'extérieur quelque chose de complètement
diffèrent de ce qui se passe à l'intérieur, c'est du pur Hitchcock. » Catholique
bien sûr... J'ai vu plein de très bons films, de « grands cinéastes » comme on
dit, mais Hitchcock c'est une pénétration tellement innocente de la criminalité
que c'est complètement déroutant. C'est la fameuse phrase de Truffaut qui ne
sait pas quoi en faire. Truffaut dit à un moment donné : « Mais enfin monsieur Hitchcock, ce sentiment de culpabilité dans tous
vos films... Est-ce que ce n'est pas dû à votre éducation catholique ? » Et
Hitchcock répond : « Comment pouvez vous
me dire ça, je décris toujours un innocent dans un monde coupable. » Et là
il faut s'arrêter : qu'est-ce que c'est qu'un innocent dans un monde coupable ?
C'est christique, bien entendu, c'est monsieur Kaplan dans North by Northwest, par exemple, et là vous êtes pris, vous pouvez
revoir mille fois l'avion, la course dans le champ de maïs. Et puis les femmes
! Une actrice devient tout à fait autre chose qu'une actrice. Comme aucun autre
cinéaste, Hitchcock saisit l'hystérie dans ses moindres détails ; il fait
surgir la psychose narcissique. Tippi Hedren... Les Oiseaux, Kim Novak avec Vertigo.
Je n'ai pas de souvenir plus fort de mise en situation de la substance
féminine, ça n'existe absolument pas chez les autres.
À l'inverse, vous
avez un rapport compliqué avec Godard. Dans Portrait
de femmes, vous écrivez : « Il remplace l'élément féminin par la couleur. »
Comment il s'en tire, Godard ?
Eh bien, il bute. D'abord faisons un peu d'histoire. Méditerranée de Jean-Daniel Pollet, dont
on va parler à un moment ou à un autre, est contemporain du Mépris. Godard l'a beaucoup aimé. Je
pense que le travail sur la couleur dans ces deux films est absolument
magnifique. La grande différence, c'est que, avec le temps, Brigitte Bardot, ça
ne marche pas, ça ne marche plus. C'est un très grand questionneur de la chose
fondamentale, Godard, cette histoire de mettre des sons en rapport avec les
images. Il s'en sort un peu dans Le
Mépris, il s'en sort mieux dans JLG/JLG,
qui est un des films de lui que je préfère. Un piano est un piano, une
partition est une partition et de l'eau de l'eau, la chose même. Mais il est
clair qu'il vient buter sur la peinture. Alors il se sert de la musique d'une
façon qui, à mon avis, n'est pas satisfaisante. Alors que dans Méditerranée de Pollet, il suffit que la
paysanne grecque se regardant dans un miroir reboutonne son tablier bleu,
bouton par bouton, et c'est la poésie même, c'est Pollet, c'est rare. Lui, il y
est arrivé. Je n'ai jamais vu une corrida aussi bien comprise. Dans le
mouvement et dans la couleur, le sang... Il y a également ce qu'il a fait sur
les pêcheurs, les poissons. Je n'ai jamais vu de poissons comme ça. Je n'ai
jamais vu non plus un grand brûlé par la lèpre, nu, dire, comme dans L'Ordre, depuis son corps complètement
défiguré, la vérité. C'est une sensibilité extrême, Pollet. On était amis. Il
est arrivé avec ses rushs de Méditerranée tournés un peu partout, mais il ne savait pas quoi en faire ! Alors j'ai écrit
le texte du film et participé au montage.
Le texte n'est
pas lu par vous...
Il n'en a jamais été question. Mais le texte est de moi, et le
montage, pour une part. J'ai eu l'impression à ce moment-là de faire quelque
chose de passionnant. Pour Méditerranée,
Pollet était dans un état d'hallucination considérable. Toutes les images qu'il
a rapportées sont extraordinaires, Palmyre, l'orange... L'orange, je me disais
tout le temps qu'il fallait qu'elle revienne... le fruit, le paradis. Du coup
elle triomphe : c'est le triomphe de la couleur. Quand on arrive à convoquer
presque les cinq sens à la fois, c'est gagné.
Pollet voulait
filmer votre roman Les Folies françaises.
Ça aurait donné quoi ?
Impossible à faire, parce qu'il faut une actrice française, or il n'y
en a pas. Ça ne pouvait pas avoir lieu, mais ça touchait beaucoup Pollet...
Il y est question
crûment d'un inceste père-fille...
Oui monsieur, mais sans drame... Alors que vous savez que c'est un
crime puni par la loi (rires), et que
c'est le fondement de toutes les tragédies. Casanova m'a toujours fait rire
quand il dit qu'il n'a jamais compris comment l'inceste était devenu un objet
tragique. Il y a des passages ahurissants dans Casanova où on assiste très
tranquillement à l'inceste avec la fille. Non, le film n'est pas faisable, il
faudrait un couple de génie, des corps, ou du moins un corps français, vous
avez ça en magasin ? Un corps français, ça n'existe pas au cinéma. Je préfère
dix mille fois revoir Glenn Close en train de se démaquiller à la fin des Liaisons dangereuses. Ça, c'est une
femme.
Il y a tout de
même un cinéaste non catholique, chez qui on trouve des personnages de femmes
extraordinaires, c'est Dreyer...
C'est vrai, un film de lui m'a beaucoup impressionné, c'est Gertrud. Oui. J'ai été très ému par Gertrud. Il n'y a que des gens qui
parlent. C'est très fort, sauf que c'est du noir et blanc et là encore on est
dans un film où l'hypothèse religieuse est massive. De toute façon, nous sommes
chez les morts-vivants quoiqu'il arrive. Ah, le protestantisme... (rires)
Dans les années
60 ou 70, il y a quelques transgressions au cinéma : Oshima, Fassbinder,
Pasolini ne vous intéressent pas?
L'Empire des sens, oui, on reçoit
ça en pleine figure, c'est évident, mais bon... Fassbinder c'est encore autre
chose. J'ai publié un livre de Jean-Jacques Schuhl, Ingrid Caven, actrice de Fassbinder, laquelle dans l'existence est
tout à fait adorable. Je dis bien dans l'existence ! Si j'étais cinéaste, j'en
ferais absolument tout autre chose que ce que Fassbinder en a fait au cinéma.
Donc non, trop long, trop lourd pour moi.
Salò, trop lourd aussi ?
Ah j'ai du mal à le dire, je suis au générique de Salò. C'était un petit hommage de la part de Pasolini, j'étais très
flatté, il y a des réussites indubitables, par pans entiers, chez Pasolini.
Mais c'est lourd, c'est harnaché disons, ce n'est pas la chose même, directe. L'orange en tant que telle, le
tablier en tant que tel, le couloir en tant que tel, le haut-fourneau en tant
que tel, monté d'une certaine façon, c'est-à-dire la chose même. D'ailleurs
Pollet a fini avec Ponge. Et quand je dis que Godard s'en tire par la couleur
avec l'expérience. Tout ça est très bien fait, Anna Karina, c'est l'époque... La Chinoise, pareil, je devais jouer, et
c'est Jeanson finalement qui a pris ma place. Mais il y a un entretien qui n'a
jamais été diffusé à la télévision c'est l'entretien que j'ai eu avec Godard
sur Je vous salue Marie, c'est un
truc totalement inconnu, filmé par Jean-Paul Fargier : Sollers - Godard : l'entretien. Godard déballe les choses très
justement. « Toi tu ris tout le temps,
dit-il, alors que moi je pleure tout le temps. » C'est une passe d'armes
amusante à deux caméras.
Il y a eu
d'autres propositions de cinéma ? Pour jouer, écrire ?
Oui, oui, il y en a eu... Ce qui m'a le plus impressionné : je publie Femmes, ce gros truc qui a eu beaucoup
de succès, et des tas de metteurs en scène ont voulu le filmer. Tous, sans
exception, pensaient que le narrateur devait être comme dans ce film de
Truffaut, L'homme qui aimait les femmes...
Ils me proposaient tous une refonte du bouquin, à savoir que le type mourait -
décidément le cinéma est fort - et il revoyait sa vie. Alors je disais
simplement : « Excusez-moi mais ce n'est pas
du tout ça. »
Le cinéaste catalan
Albert Serra avait le projet de vous faire jouer Louis XIV, à partir du texte
de Saint-Simon...
C'est trop, c'est beaucoup trop. Et puis Saint-Simon est plus
intéressant que Louis XIV. Ça n'a pas pris une ride. Louis XIII à la limite
m'intéresserait davantage à cause des mousquetaires... Dans Alexandre Dumas, il
y a ce moment étonnant où les mousquetaires tuent sept gardes du Cardinal dans
la semaine. Ils sont convoqués, on réveille Louis XIII : « Sire, pardon de vous réveiller mais... » Et Louis XIII dit cette
phrase que je trouve sublime: « Je ne
dors jamais. Tout au plus, je rêve. » Alors là : je me vois, oui ! Et Louis
XIII commence à dire : « Messieurs ! Sept
gardes tués cette semaine. Le Cardinal va être furieux... Sept c'est beaucoup
trop, c'est trop. Si ça continue comme ça je vais être obligé d'appliquer les
édits contre le duel, dans toute leur rigueur. Deux ou trois... Je ne dis pas,
mais sept ! » Louis XIV aujourd'hui vous voyez un peu : « L'État c'est Moi. » Et je suis pour le
mariage pour tous ! Etc. ! Et pour la Procréation Médicalement Assistée, et
même la Gestation Pour Autrui, que j'ai beaucoup pratiquée avec mes bâtards ! (rires)
On vous a
reproché d'écrire des romans qui n'en sont pas parce qu'ils ne sont pas
adaptables au cinéma.
Eh oui, et ça c'est tragique. Un livre, ce n'est pas un film. D'abord
parce que ça s'entend avant de se voir et que plus ça s'entend, mieux ça se
voit. Et si on ne comprend pas ça, on est sourd. La plupart des films me
donnent l'impression d'une surdité profonde. Un livre ça s'entend, c'est
l'oreille. On est ici chez Gallimard, je reçois à peu près dix manuscrits par
semaine. Je vois tout de suite s'il y a une voix ou pas. C'est très vite vu, il
suffit d'un paragraphe. Comme au Conservatoire, si la personne accroche un peu
le si bémol. C'est une histoire de
corps encore une fois, si vous déclenchez l'écoute, vous avez aussi le corps
qui vient, c'est l'épiphanie au sens joycien, c'est-à-dire j'entends quelque
chose et je vois ! Mais on vit dans une civilisation scotchée à l'image avec
déperdition des autres sens, et la vue elle-même ne devient plus qu'un
réceptacle.
Vous avez publié
il y a quelques années L'Œil du prince de Thomas Ravier, dans lequel l'auteur, qui se présente comme un défroqué de la
cinéphilie, sauve, outre Hitchcock, deux cinéastes français : Renoir et
Bresson. Pour vous, pourraient-ils être raccrochés au wagon Hitchcock ?
Non, absolument pas. Pas de femmes... Kubrick ça oui, c'est autre
chose, c'est plus inquiétant, Eyes Wide
Shut. Ce qui m'intéresse c'est toujours la même chose : la mise en situation
d'un innocent qui ne comprend rien à la perversion. Donc là, avec Hitchcock ou
Kubrick, c'est quand même du grand art. Il y a aussi quelqu'un qui m'a amusé,
c'est Buñuel. Oui Buñuel est là, il fait tout ce qu'il faut pour essayer de
pénétrer dans la chose que je viens d'évoquer, mais il s'en tient trop au
mensonge. Il y a quelque chose qui n'est pas saisi. Quoique... ma plus grande
émotion au cinéma, c'est quand même Un
Chien andalou, parce que là c'est difficile de faire mieux avec la lune et
l'œil. L'Age d'or est moins bon
quoique intéressant.
Lacan a dit que Él de Buñuel était la description
admirable d'un paranoïaque.
C'est vrai, mais ça c'est du côté masculin. Et ce n'est pas Catherine
Deneuve, quand elle ouvre ses volets dans Tristana,
qui va m'impressionner. Mais du côté masculin, oui, Él, bien sûr. Vous connaissez
cette histoire ? Buñuel arrive à New York et est invité à déjeuner par Cukor.
Ah, Cukor, celui-là ! Dans son film The
Women, pas un homme, que des femmes. Que c'est intéressant, moi je trouve
qu'il est très fort. Bref, Buñuel arrive à New York et toutes les huiles du
cinématographe sont là, Billy Wilder... et Hitchcock ! On demande à Hitchcock
ce qu'il pense de Buñuel, alors il dit une chose très modeste, très simple, il
dit : «Après moi, c'est lui»...
Finalement, vous
êtes l'une des rares figures intellectuelles françaises contemporaines à ne pas
vous être intéressé véritablement au cinéma, à l'inverse de Deleuze, Rancière,
Badiou, Barthes...
Ah les écrivains et le cinéma... Voyez Fitzgerald à Hollywood, le
pauvre... Et si on se transporte en France : les écrivains qui font du cinéma,
je ne vous dis pas... Ils veulent tous faire du cinéma à un moment ou à un
autre. C'est une tangente, oui, mais pour toucher quoi ? Il y a des films de
Robbe-Grillet dont certains ne sont même pas sortis. Houellebecq... Passons.
Donc, entre écrivains et cinéastes ça ne va pas, c'est d'une violence extrême
dans les deux sens.
C'est quoi cette violence
?
Le cinéma est violemment puritain, y compris dans ses formes pornographiques.
Au cinéma, le refoulement sexuel est extraordinairement fort. Y compris quand
vous faites toutes sortes d'acrobaties au premier plan. La littérature, même si
elle est violente, n'est pas comme ça, elle est distanciée, parce qu'il y a
tout un jeu avec les nuances. Donc le cinéma est soit très lourd, soit à la
limite du grotesque, me semble-t-il. Citez-moi un écrivain qui se soit bien
débrouillé avec le cinéma, je ne vois pas.
Pasolini,
Duras...
(terrifié) Ahhhh ! ! ! !
Ahhh ! (Rires) La sorcière est là,
non non... ! Elle me poursuit au-delà de la tombe ! Au secours !
Aujourd'hui,
beaucoup d'écrivains importent le cinéma dans la littérature.
Ah pas chez Gallimard, il n'y a que des gens extraordinairement différents
! Le Clézio s'est-il mêlé de cinématographe ? Je ne pense pas. Patrick Modiano
s'en est-il mêlé ? On l'a beaucoup adapté, oui. Vous avez certes mon ami le
révérend Quignard... Le révérend Quignard, en effet... Il écrit des romans en
pensant au cinéma, vous avez des détails, le montage est cinématographique, ça
se voit tout de suite. C'est écrit en français, mais quand vous tournez les
pages, vous voyez tout le temps Isabelle Huppert traverser la page ! Et vous
tournez trois pages, c'est toujours Isabelle Huppert qui est là, perdue dans la
campagne, et qui trouve une grange avec une vitre cassée ! (Rires) Se mettre dans la position d'écrire comme si on allait
faire un film, eh bien, on n'a qu'à faire un script ! Céline au cinéma, ce
n'est pas possible. Qu'est-ce que l'infilmable ? Ah, voilà une bonne question.
L'infilmable. C'est tout ce qui relève de l'intime. Mal compris en général,
forcé, émotivement mal transcrit. L'intime hein, l'intime radical, l'âme si
vous voulez.
Là, vous donnez
raison aux positions théoriques de Lanzmann.
Alors... Claude. J'ai eu suffisamment de difficultés avec lui au
moment de Jan Karski de Yannick Haenel, finalement il m'a pardonné sans me pardonner... Attention !
Attention ! Mine antipersonnelle !... Il est merveilleux Lanzmann ; il a du
génie, et il a fait cet énorme film sur lequel je me suis beaucoup exprimé. Il
faut voir ça en projection privée, avec Lanzmann qui parcourt la salle pour
voir si on est bien attentif, c'est à mourir de rire, je l'adore. Par exemple
les oies dans Sobibor, c'est
formidable. C'est génial, c'est le cinéma contre le cinéma.
À partir de
l'infilmable ?
Absolument. De l'infilmable, de la métaphysique. Personne n'est moins
religieux que Lanzmann, ce n'est pas du tout son truc. Non c'est génial ! Ne me
réembrouillez pas avec Lanzmann ! (Il
l'imite avec une grosse voix rocailleuse) : « Allô... Allô...Tu me remets... » Jamais il ne dirait : « Comment
vas-tu ? » Je l'entends encore, il n'était pas content d'un type du Monde, il disait : « Tu sais j'ai toujours un revolver sur moi... je vais aller le
descendre » Et moi : « Mais non, mais
non... »
Philippe Sollers
Propos
recueillis par Thierry Lounas et Jean Narboni
Sofilm, Mars 2013
|