Vitesse de Sartre


par Philippe Sollers


Jean Paul Sartre


La grande force et la ruse de Sartre, c'est sa vitesse. Non pas celle d'un « agité du bocal », comme l'a dit cruellement, et en état de légitime défense, Céline, mais plutôt celle d'une boule d'énergie tournant à toute allure devant vous. Vous ouvrez « les Mots », et dès la première phrase c'est parti : « En Alsace, aux environs de 1850, un instituteur accablé d'enfants consentit à se faire épicier.» La suite, on croit la connaître, à condition de la simplifier, d'essayer, en pure perte, de la consacrer ou de la nobéliser. Qui a été le plus lucide sur soi-même et ce vieux pays de notables petits-bourgeois qu'on appelle encore la France ? Personne. Qui a encore très mauvaise réputation aujourd'hui ? Personne. Extrême liberté de Sartre dans tous les sens, même contradictoires. Il manque donc singulièrement à ce pays aplati.

D'où l'importance de ce volume autobiographique où, en plus des « Mots », on retrouve les « Carnets de la drôle de guerre » et le projet abandonné d'un gros livre sur l'Italie (l'incroyable névrose de Sartre à Venise). Tout est vivant, rapide, en reconstruction permanente, l'encre n'a pas le temps de sécher, chapitre suivant, ça roule. Vous n'aimez pas Sartre ? Vous préférez des esprits plus « poétiques » ou plus lents ? Pourquoi pas, problème d'allure. Sartre tourne, il se met sans cesse en cause, on peut être en désaccord avec lui, aucune importance, il écrit sec et précis, pense contre lui-même, se mitraille de tous les côtés, se démonte et se remonte comme une vieille horloge, dévoile ce qu'il appelle son « imposture » enfantine puis littéraire. « Je me demande parfois si je ne joue pas à qui perd gagne et ne m'applique à piétiner mes espoirs d'autrefois pour que tout me soit rendu au centuple.» Gagné.

Une des grandes affaires des « Mots », peu analysée mais qui se révèle mieux avec le temps, est religieuse. Le petit Alsacien Sartre, « enfant du miracle » puisque son père est mort un an après sa naissance, est coincé entre un imposant grand-père protestant et une grand-mère et une mère catholiques. Les hommes protestants sont « naturalistes et puritains », les femmes n'en pensent pas moins. Voici Louise, la grand-mère : « Elle détesta son voyage de noces : il l'avait enlevée avant la fin du repas et jetée dans un train. A 70 ans, Louise parlait encore de la salade de poireaux qu'on leur avait servie dans un buffet de gare : "Il prenait tout le blanc et me laissait le vert."»


Encore mieux : « Cette femme vive et malicieuse pensait droit et mal, parce que son mari pensait bien et de travers ; parce qu'il était menteur et crédule, elle doutait de tout. » Elle est donc incroyante, mais elle rend ses enfants croyants « par dégoût du protestantisme ». Le petit Sartre a été baptisé catholique et mettra longtemps, dit-il, à devenir athée. Son père disparu l'a engendré « au galop » avant de mourir. « Plutôt que le fils d'un mort, on m'a fait entendre que j'étais l'enfant du miracle. De là vient, sans doute, mon incroyable légèreté. Je ne suis pas un chef, ni n'aspire à le devenir. Commander, obéir, c'est tout un... De ma vie, je n'ai donné d'ordre sans rire, sans faire rire ; c'est que je ne suis pas rongé par le chancre du pouvoir : on ne m'a pas appris l'obéissance.» Dans les « Carnets », déjà : « Je hais le sérieux.» Et : « Il n'est pas possible de se saisir soi-même comme conscience sans penser que la vie est un jeu.»


Pas sérieux, Sartre ? Eh non, voilà la surprise. La comédie sociale n'aura pas d'observateur plus implacable, au point de déborder dans la comédie rageuse de l'« engagement ». Il se revisite enfant : « On m'adore, donc je suis adorable.» « Mon grand-père croit au Progrès, moi aussi ; le Progrès, ce long chemin ardu qui mène jusqu'à moi.» Bref, ce petit garçon qui va bientôt éprouver sa laideur comme une « chaux vive » est sage comme une image, adhère aux valeurs familiales, respecte et attend tout des livres, même s'il dérive souvent du côté des illustrés de son âge ou du cinéma : « Aujourd'hui encore, je lis plus volontiers les «Série noire» que Wittgenstein.» Voyez l'enfant Sartre fixé comme un papillon par Sartre : « Vermine stupéfaite, sans foi, sans loi, sans raison ni fin, je m'évadais dans la comédie familiale, tournant, courant, volant d'imposture en imposture.»
Procès stalinien : « J'étais un épanouissement fade en instance perpétuelle d'abolition.»

En 1975, parlant des « Mots », Sartre a ce propos stupéfiant : « Je n'ai pas décrit les rapports sexuels et érotiques de ma vie. Je ne vois d'ailleurs pas de raison pour le faire, sinon dans une autre société où tout le monde jouerait cartes sur table.»
Difficile d'imaginer une partie de cartes de cette nature, ou alors, peut-être, en enfer. Dieu n'existe pas, c'est entendu, mais la religion s'est changée en littérature : « Je pensais me donner à la littérature, quand, en vérité, j'entrais dans les ordres.» Sur « cette longue, amère et douce folie », Sartre est éblouissant. Il sait qu'il n'est ni Baudelaire, ni Flaubert, ni Mallarmé, ni Genet, mais tant pis, la littérature est une maladie dont il se dit guéri, après avoir enfin « pincé le Saint-Esprit dans les caves » et l'en avoir expulsé. Les caves, mais lesquelles ? Celles de Gide et du Vatican ? N'importe, la littérature, c'est la mort. « Entre 9 et 10 ans, je devins tout à fait posthume.» Plus fort : « Je devins ma notice nécrologique.» Plus fort encore : « Rassemblé, resserré, touchant d'une main ma tombe et de l'autre mon berceau, je me sentais bref et splendide, un coup de foudre effacé par les ténèbres.» Finalement : « J'ai désinvesti, mais je n'ai pas défroqué : j'écris toujours. Que faire d'autre ?»

 

Courage de Sartre : « Je devins traître et je le suis resté, j'ai beau me mettre entier dans ce que j'entreprends, me donner sans réserve au travail, à la colère, à l'amitié, dans un instant je me renierai, je le sais, je le veux, et je me trahis déjà, en pleine passion, par le pressentiment joyeux de ma trahison future.»
Et lucidité d'avouer ceci : « Dogmatique, je doutais de tout, sauf d'être l'élu du doute.»


On se moque parfois de Sartre, debout sur son tonneau en octobre 1970, en train de haranguer les ouvriers de Renault. On a tort, c'est là qu'il est sublime. C'est lui, n'en doutez pas, que la haine de la pensée voudra toujours liquider. Sartre, avec sa générosité folle, n'a jamais voulu faire partie d'une « élite », et on se souvient de la dernière phrase des « Mots » : « Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n'importe qui.» Là, le Saint-Esprit sourit sur les toits : « Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous » est encore une formulation christique. Quant à « que vaut n'importe qui »,on reste rêveur dans un monde qui évolue à toute allure vers le n'importe quoi.


Comme on peut le vérifier dans ses « Carnets », Sartre admirait beaucoup Stendhal. On connaît la fin de « la Chartreuse de Parme » : « to the happy few ». Sartre, lui, a voulu être du côté des un-happy many. C'est son sacrifice étrange, mais c'est aussi sa grandeur. Il écrit ainsi en 1940 : « Un homme heureux est aujourd'hui si solitaire qu'il faut bien expliquer son sentiment : il parle de couleurs aux aveugles.»

 

Philippe Sollers

« Les Mots et autres récits autobiographiques », par Jean-Paul Sartre,édition de Jean-François Louette et Juliette Simont, Gallimard, la Pléiade, 1 744 p., 59 euros (jusqu'au 30 juin 2010).

 

rss
Home