Philippe Sollers

 

SALAUD DE FLAUBERT !

 

 

  Ernest Pinard, procureur impérial sous Napoléon III, est un magistrat français pas assez célèbre. Il a fait condamner  Les Fleurs du mal de Baudelaire et a failli réussir, malgré une plaidoirie habile de l'avocat du prévenu, à pénaliser Madame Bovary. Baudelaire était une sorte de pervers drogué sans domicile fixe, amant et exploiteur d'une femme de couleur. Flaubert, lui, était membre d'une famille honorable, ce qui a permis, malgré des attendus sévères, son acquittement. Il n'empêche : son roman était et demeure profondément immoral.

 

  La lointaine descendante du procureur, Ernestine Pinard, jeune magistrate socialiste et fervente féministe, a repris ces dossiers sulfureux. Aucun doute, Baudelaire doit être condamné à nouveau, ses poèmes sont une atteinte continuelle à la dignité de la femme, et ses fiévreuses lesbiennes n'ont pas l'intention de se marier. Tout respire ici la dépravation et l'usage de stupéfiants divers. Le cas de Flaubert, lui, doit être réexaminé. On sait mieux, de nos jours, que ce fils de médecin bourgeois, demeuré obstinément célibataire, était habité par des pulsions malsaines. La preuve : il lit très jeune le marquis de Sade, qu'il appelle « le Vieux ». Contrairement à ce qu'a dit Sartre, il n'est pas du tout « l'idiot de la famille » (expression reprise, de façon inconsidérée, par Pierre Bourdieu à propos du peintre surfait Manet), mais bel et bien son fleuron, son aboutissement logique. Flaubert, Manet sont des bourgeois aux mœurs très douteuses, des favorisés de l'époque, bien loin de mériter le respect universitaire dont ils jouissent aujourd'hui, tandis que leur esprit démocratique laisse à désirer. Baudelaire, par exemple, aimait lire ce contre-révolutionnaire abject : Joseph de Maistre. Quant à Flaubert, sa haine de la Commune de Paris soulève le cœur.  Son Voyage en Orient est rempli d'épisodes dégoûtants, notamment ses rapports de colonialiste esthète avec une danseuse prostituée du nom de Kuchuk-Hanem. Permettez-moi de citer une lettre de l'auteur à l'un de ses amis : « Je l'ai sucée avec rage ; son corps était en sueur, elle était fatiguée d'avoir dansé, elle avait froid... En contemplant dormir cette belle créature qui ronflait la tête appuyée sur mon bras, je pensais à mes nuits au bordel à Paris, à un tas de vieux souvenirs... Quant aux coups, ils ont été bons. Le troisième, surtout, a été féroce, et le dernier, sentimental. Nous nous sommes dit là beaucoup de choses tendres, nous nous serrâmes vers la fin d'une façon  triste et amoureuse. »

 

  C'est le même homme, mesdames et messieurs, qui a écrit Madame Bovary, cette pseudo-défense de la femme adultère, je dirais plutôt de l'Homme normal et absurde, les droits de l'Hommais. Mon prédécesseur dans l'accusation a courageusement fait ce qu'il a pu, en soulignant maints passages ridicules aux yeux d'une lectrice libre d'aujourd'hui. Exemple, avec un certain Rodolphe : «Ils se regardaient, un désir suprême faisait frissonner leurs lèvres sèches, et mollement, sans efforts, leurs doigts se confondirent. » Mieux : « Elle renversa son cou blanc, qui se gonflait d'un soupir ; et défaillante, toute en pleurs, avec un long frémissement et se cachant la figure, elle s'abandonna. » Mieux encore (cette fois, c'est avec un certain Léon) : « Elle avait des paroles qui l'enflammaient avec des baisers qui lui emportaient l'âme. Où donc avait-elle appris ces caresses presque immatérielles, à force d'être profondes et dissimulées ? » Encore mieux : « Elle se déshabillait brutalement, arrachant le lacet mince de son corset qui sifflait autour de ses hanches comme une couleuvre qui glisse. Elle allait sur la pointe de ses pieds nus regarder encore une fois si la porte était fermée, puis elle faisait d'un seul geste tomber ensemble tous ses vêtements ; et pâle, sans parler, sérieuse, elle s'abattait contre sa poitrine, avec un long frisson. »

 

   Voilà donc ce qu'on nous présente, dans les écoles françaises, comme un chef-d'œuvre littéraire, au lieu de consacrer un temps précieux à l'évocation héroïque des poilus de 1914 ! Un tel relâchement est odieux. Une pétition, heureusement très minoritaire, réclame l'entrée de Flaubert au Panthéon. Il ne manquerait plus que ça ! On prétend que Flaubert, comme Baudelaire, est aujourd'hui admiré dans le monde entier. J'en doute. Aucune femme civilisée ne se comporte plus comme Mme Bovary, et, Dieu merci, le cinéma nous prouve chaque jour l'épanouissement de la sexualité hétérosexuelle et gay. Il est possible que ce genre de romantisme attardé ait encore lieu au Qatar, en Iran ou en Arabie saoudite, mais en France, c'est impossible. Ce roman, complètement dépassé, devrait donc disparaître du commerce et des bibliothèques. Il ne peut que déstabiliser des adolescentes ou des adolescents attardés.

 

   M. Flaubert est insinuant, obsédé, toxique et, au fond, très sadique, comme le montrent les incessantes scènes de cruauté qui émaillent son long et fastidieux roman  Salammbô . Un grand film hollywoodien en péplum, avec massacres, soit, c'est du cinéma. Mais un écrivain solitaire, en province, qui se complaît, avec des mots, à décrire des épisodes atroces (sacrifices d'enfants brûlés vifs en hommage au dieu Moloch, supplice affreux du guerrier Mâtho), ne doit nous inspirer aucune considération. Les images passent, les mots restent, et peuvent produire des contaminations plus graves. D'ailleurs, La Tentation de saint Antoine, livre halluciné que Flaubert a poursuivi toute sa vie, dévoile une passion sourdement religieuse. Disons-le calmement : Baudelaire, Flaubert (et d'autres), sont les produits d'une éducation catholique noire et réactionnaire. Sur ce point précis, ils doivent être lourdement sanctionnés. La morale sociale doit l'emporter sur les prestiges faisandés de la littérature, ses fanfaronnades et ses rodomontades. On continue, ces temps-ci, à nous faire l'apologie d'un écrivain bourgeois et élitiste, même pas vraiment de souche, comme Marcel Proust, lequel admirait, paraît-il, Baudelaire et Flaubert. Toute son œuvre, quoi qu'on en dise, à cause de son portrait ridicule et sinistre du baron de Charlus, est pourtant foncièrement anti-gay.

 

PHILIPPE SOLLERS

 

 

 

Gustave Flaubert, Œuvres complètes, tomes II et III  sous la direction de Claudine Gothot-Mersch, la Pléiade, Gallimard, 2013

 

Le Nouvel observateur du 28 novembre 2013 N°2560

 

 

 

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