Philippe Sollers
 

 

Philippe Sollers Françoise Sagan

Philippe Sollers, Françoise Sagan, photo Le Figaro Magazine 1998

Sagan – Sollers

Entretien 1998

 

Le Figaro Magazine - Vous vous êtes déjà rencontrés ?

 

Philippe Sollers - Je ne sais pas si Françoise Sagan se souvient...

 

Françoise Sagan - Si.

 

Ph. S. - Ce serait extravagant qu'elle se souvienne...

 

F. S. - C'était boulevard Raspail ?

 

Ph. S. - Non, on a déjeuné ensemble un jour chez Lipp. Je vous avais écrit de Bordeaux, après la lecture d'un de vos livres, et vous aviez eu la gentillesse de me répondre. Cela m'avait beaucoup ému parce que vous me donniez le moyen de vous joindre.

 

F. S. - Oui.

 

Ph. S. - Je vous ai téléphoné, on s'est vus, et un monsieur est venu vous chercher au dessert. J'en ai conçu comme un sentiment d'inachevé.

 

F. S. - Votre lettre devait avoir le ton d'une correspondance d'écrivain, puisque je vous ai répondu illico. C'était assez rare...

 

Ph. S. - Elle devait plutôt avoir un petit charme provincial...

 

F. S. - Un petit charme provincial qui est devenu un grand charme parisien... Je me rappelle le jeune Philippe Sollers, très nerveux, sur le qui-vive. Vous veniez d'écrire votre premier livre ?

 

Ph. S. - Oui, Une curieuse solitude, et tout le monde croyait que j'avais choisi ce titre pour imiter Un certain sourire. Or, il n'est pas de moi mais de Paulhan, qui en avait publié des extraits dans la NRF. Puisqu'on parle de titre, votre livre s'appelle Derrière l'épaule... Savez-vous qu'il existe un texte de Barthes qui s'intitule : Par-dessus l'épaule.

 

F. S. - Ciel!

 

Ph. S. - Un texte sur ce que j'écris.

 

F. S. - J'ai honte, un plagiat !

 

Ph. S. - Non, ce n'est pas un plagiat. Mais l'image est la même. Ce qui m'a amusé dans votre livre, c'est la présence de Sartre...

 

F. S. - Ah oui...

 

Ph. S. - Sartre en Casanova.

 

F. S. - Je trouve ce compliment un peu... pesant.

 

Ph. S. - Vous racontez que vous vous croisiez dans l'escalier d'une maison de passe et vous étiez rassurée parce que Sartre vous avait laissé entendre qu'il aimait les beaux livres. Ces rencontres avaient lieu l'après-midi ?

 

F. S. - Oui.

 

Ph. S. - C'est pour ça que Simone de Beauvoir, pendant un dîner avec Guy Schoeller et Sartre, vous a dit : « C'est terrible, Sartre n'arrête pas de travailler, il passe tous les après-midi chez sa mère. » Or, vous vous étiez vus le jour même dans cette maison.

 

F. S. – Il faut toujours mentir.

 

Le Figaro Magazine - Vous avez été révélés tous les deux par François Mauriac, qui a salué en vous deux « phénomènes » ...

 

Ph. S. (imitant la voix enrouée de Mauriac) - Eh bien, je vais vous dire : Mauriac avait très bon goût. Il sentait les choses.

 

F. S. (riant) - Terrible !

 

Ph. S. - Il a tout de suite su qui était Sagan et deviné qu'il faudrait compter avec elle.

 

F. S. - Oui, c'était un peu ça. De sa part, ce compliment était complètement inattendu.

 

Le Figaro Magazine - Autre point commun : vous publiez sous pseudonyme...

 

F. S. - J'ai essayé de publier sous mon nom. Mon éditeur n'a pas voulu.

Ph. S. - Moi, j'étais mineur et j'ai choisi un pseudonyme inspiré d'un personnage imaginaire qui s'appelait Sollers, mot tiré du dictionnaire latin.

 

F. S. - C'est vrai que la majorité était à 21 ans...

 

Ph. S. - Nous sommes dans les années 50. De Gaulle vient d'arriver, la guerre d'Algérie est en cours, la France est épuisée. On attend une relève qui ne vient pas. Tout à coup surgit Sagan, et avec elle une génération. Alors le projecteur se braque...

 

F. S. - Un projecteur un peu manichéen, avec les bons et les méchants. À l’époque, on discutait âprement de sujets qui, aujourd’hui, ne prêtent même plus à discussion et sont tout de suite considérés comme débiles.

 

Ph. S. - Avec Sagan, tout un pays découvrait un mode de vie, une façon d’être. C’est ce qui les frappait, les Mauriac, les Aragon : qu’on puisse vivre autrement. Ils avaient vécu des temps plus durs.

 

F. S. - C’était la fin d’une époque et le début d’une autre. Jamais je n’aurais accordé un entretien comme aujourd’hui. La vie était trop courte…

 

Le Figaro Magazine - Vous vous souvenez de la critique de l’époque, les Henriot, Kanters, Haedens ?

 

Ph. S. - Ils étaient les piétons, les fantassins de la critique. On les attendait. Ce qui fait plaisir, c’est les « inattendus », pour le meilleur ou le pire.

 

F. S. - Souvent pour le pire. À leurs yeux, j’étais une petite jeune fille qui écrivait. Pas du tout leur genre. Les journaux publiaient plus d’articles sur mes droits d’auteur que d’avis sur mes livres. J’étais une starlette passagère.

 

Ph. S. - C’est juste. Très vite, la critique s’est limitée à l’image que vous renvoyiez, et vous avez raison de vous en plaindre.

 

F. S. - Non, je ne me plains pas.

 

Ph. S. - Mais ça vous a dégoûtée de votre image, non ?

 

F. S. - Non, ça m’a désintéréssée.

 

Ph. S. - À quoi  s’intéressent les critiques ? À l’image de l’écrivain, à sa personnalité, à la façon dont il vit. À notre époque, tout le monde fait semblant de lire. Personne ne lit rien, et l’écrivain est en fait l’image de l’écrivain. Nous subissons le même malentendu. Il y a la légende Sagan et la légende Sollers : personne ne parle pratiquement de ce qu’il y a dans nos livres. C’est à ce titre que nous sommes complices. Françoise Sagan a l’énergie de dire que sa vie est à chercher dans ses livres, la prétention de se définir biographiquement à travers ses livres, c’est audacieux.

 

F. S. - Oui, cette entreprise est souvent attaquée. Je ne cherche pas tant à me définir par rapport à mes livres qu’à expliquer pourquoi je ne tiens absolument pas à écrire ma vie. D’abord parce que tout a été raconté, et ensuite parce que mes livres sont les seules choses que j’ai faites de façon continue. Mais va donc expliquer pourquoi je ne parle pas de moi !

 

Ph. S. - C’est aussi une façon de parler de vous.

 

F. S. - Oui. Mais c’est surtout la seule chose qui soit importante pour moi.

 

Ph. S. - Ça me donne envie de faire pareil. Par exemple, je me revois en train d’écrire dans un hôtel d'Amsterdam, dans un tel état de fatigue que le sang coulait sur le papier.

 

F. S. - Le sang coulait ?

 

Ph. S. - Oui, je saignais du nez...

 

F. S. - Il n'y avait personne pour vous soigner ?

 

Ph. S. - Rassurez-vous, ce n'était pas grave. Ce que je voulais dire, c'est que, en écrivant, on est dans un état qui fait oublier le temps : les arbres n'ont pas la même couleur, les odeurs sont différentes.

 

F. S. - C'est un état tellement passionnel qu'on ne se souvient de rien, sauf que l'on a écrit. Stendhal se souvenait-il de la ville où il écrivit la Chartreuse de Parme ?

 

Ph. S. - J'ai envie de lire des phrases de votre livre...

 

F. S. - Qu'est-ce que vous allez encore dénicher comme bêtise ?

 

Ph. S. - « Le plaisir d'écrire. Je crois que j'aurais envié jusqu'à la haine la personne qui aurait eu ça à ma place. » Il peut tout vous arriver dans la vie, finalement, la seule chose qui compte, c'est « ça ». Voilà pourquoi la vie des écrivains est plus importante que celle des critiques. Ils savent de quoi ils parlent. Mauriac me racontait qu'il partait trois semaines à l'hôtel Trianon, à Versailles, pour écrire un roman. Aragon, c'était le type qui n'avait qu'une envie, vous réciter interminablement des poèmes. Il vous convoquait chez lui et il récitait. On aurait pu s'en aller, il ne s'en serait pas rendu compte. Ainsi, Françoise Sagan, vous racontez que vous avez toutes sortes d'ennuis, le fisc sur le dos, etc. Malgré cela, vous écrivez La Femme fardée.

 

F. S. - C'est la magie, plus forte que le reste. Mais pour les trois quarts des gens, il n'y a pas de magie dans l'écriture. Ils considèrent que ce que vous écrivez n'est pas sérieux, pas appliqué...

 

Ph. S. - Comme pour Casanova. On a voulu faire croire qu'il n'avait rien écrit.

 

F. S. - On l'a maltraité, si j'ai bien lu votre livre...

 

Ph. S. - C'est le même sujet.

 

F. S. - Non, ce n'est pas le même sujet. Enfin si, sur la liberté...

 

Ph. S. - On a cherché à oublier qu'il avait écrit. Trois mille pages en neuf ans, ce n'est pas mal. L'écriture est une folie, une maladie sans culpabilité.

 

F. S. - Oui.

 

Ph. S. - Vous non plus, vous ne vous sentez jamais coupable...

 

F. S. - Non, je ne suis pas coupable. Qu'ai-je fait de mal ? J'ai été privée de moi pendant dix ou vingt ans, à force de me demander : « Est-ce eux ou moi qui avons raison ? » On n'est pas des animaux. À une époque, les écrivains travaillaient dans un grenier. Personne ne connaissait leur tête, et ils écrivaient beaucoup plus convenablement que maintenant où chaque personne qui écrit attend l'émission de Pivot. Il me semble, non ?

 

Ph. S. - Vous parlez aussi de Mitterrand. Savez-vous qu'il s'était mis à lire Casanova.

 

F. S. - Ah tiens...

 

Ph. S. (imitant la voix de Mitterrand) - « Vous savez ce que je lis en ce moment ? Casanova... » En parlant, il tapait sur le bras de son interlocuteur, très mafieux.

 

F. S. - Il n'était pas trop mafieux avec moi.

 

Ph. S. - Il était malade, à l'époque. Et s'était découvert une passion pour Venise et, dans le même temps, il lisait Casanova. C'est cela Mitterrand : un homme d'État qui sort de sa province et imagine une histoire plus vaste.

 

F. S. - Moi aussi, j'ai lu votre livre. Très jouissant. Il donne une impression de raffiné. Vous mettez en lumière un personnage de l'ombre qu'on ne connaissait pas et on le découvre sous un bon jour. Généralement, c'est le mauvais côté des gens qu'on exhume deux ou dix ans après leur mort... Grâce à vous, on lit le bonheur selon Casanova. Découvrir quelqu'un de magnifié, c'est formidable.

 

Le Figaro Magazine - Que vous inspirent les jeunes romanciers contemporains, Michel Houellebecq et Virginie Despentes, par exemple ?

 

Ph. S. - Ce sont des jeunes gens qui décrivent une situation actuelle : la sexualité est devenue misérable, instrumentalisée, un produit mercantile qui consiste à dominer les gens en agitant leur désir. Ces romanciers sont des révélateurs. Pas très différents de Sagan en 1954, quand elle écrivait qu'une fille de 18 ans peut vivre sa vie.

 

F. S. - Oui c'était un peu ça...

 

Ph. S. - Ce qui était une libération à l'époque est devenu une aliénation.

 

Le Figaro Magazine - Ces romans comportent aussi une mise en cause des générations qui les ont précédés. C'est-à-dire de vous et de vos livres...

 

Ph. S. - C'est du moins ce qu'on essaye de leur faire dire...

 

F. S. - À notre époque, on apportait de bonnes nouvelles. Houellebecq et Despentes en apportent de mauvaises.

 

Ph. S. - Avec Despentes, on découvre que lorsqu'on essaye de devenir chanteuse de rock, on a affaire à des maniaques odieux, si j'ai bien compris. C'est assez fort, même si elle écrit comme elle veut... Ce n'est pas comme ça que je vois la littérature. Mais ce n'est pas grave...

 

F. S. - Moi non plus...

 

Ph. S. - Houellebecq écrit des choses plus ambitieuses. Il nous annonce une misère terrible. Mais le Voyage au bout de la nuit n'apportait pas non plus une excellente nouvelle. C'est un livre important en 1933, qui d'une certaine façon annonce ce qui va se produire...

 

F. S. - On a l'impression que, dès que les choses bougent, il y a un retour de bâton : la Révolution et la Terreur, la liberté et la syphilis...

 

Le Figaro Magazine - Vous avez tous les deux évoqué le décalage entre l'écrivain et son image...

 

F. S. - J'ai du mal à lire un livre sans penser à ce que je connais de l'auteur. Surtout si je le vois à la télévision. Comment les écrivains peuvent-ils ainsi parler sur un plateau et rentrer chez eux comme s'il ne s'était rien passé. Ils ont un besoin de plaire à tout prix. On a l'impression d'assister à la satire de la satire d'eux-mêmes. Ça donne le frisson d'entendre des échanges comme ceux-ci :

       « Dupont, quand vous avez écrit ça, vous n'avez pas eu froid aux yeux.

      - Ah pardon, je n'ai pas eu froid aux yeux, mais j'ai eu peur d'écrire. Pourtant j'ai continué... »

Après, on les retrouve au Flore, triomphants. Comment osent-ils ? C'est pour ça que la télévision me paralyse tant.

 

Ph. S. - À la télévision, les écrivains sont « marchandises », ils se comportent comme on attend que la marchandise se comporte. C'est difficile de parler, on n'a pas le temps, et la pression vous empêche de réfléchir. Mais toute la société est organisée pour ça.

 

Le Figaro Magazine - Est-ce une fatalité, ce détournement de l'écrivain par la télévision ?

 

F. S. - Ça l'est. Pour l'un de mes livres, j'ai refusé toute interview. L'éditeur a vendu la moitié du tirage habituel. C'était Le Garde du cœur. Peu de gens l'ont lu...

 

Ph. S. - On pourrait vous dire : à quoi bon le succès ?

 

F. S. - Comment échapper à cet engrenage ? On peut y arriver, mais ça a des conséquences sur le chiffre des ventes.

 

Ph. S. - Il y a toute une propagande pour célébrer le « martyre », l'écrivain qui a le courage de se tenir à l'écart. Il est donné en exemple. Le procès médiatique est tellement puissant qu'on peut vous faire la morale au nom de ceux qui ne passent pas à la télévision. Voir des présentateurs de télévision citer devant vous Maurice Blanchot ou Julien Gracq, qui ne viennent jamais sur un plateau, et vous reprocher votre présence, avouez que c'est étrange. Le problème est que les médias essayent de vous utiliser, de vous user, sans états d'âme. Mais il faut aussi éviter toute marginalisation, toute mise à la retraite anticipée.

Il est bien connu que la société n'a pas besoin d'écrivains, au fond... Elle les subit.

 

Le Figaro Magazine - Pour vos deux livres, vous allez être invités dans toutes les émissions. Allez-vous vous y précipiter ?

 

Ph. S. - Je veux ! On va toutes les faire...

 

F. S. (absente) - C'est vrai.

 

Françoise Sagan, Derrière l'épaule, Plon, 1998

Philippe Sollers, Casanova l'admirable, Plon, 1998

 

Le Figaro Magazine du 10 octobre 1998

Propos recueillis par Étienne de Montety

 

 

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