Philippe Sollers

Prise au jeu de la traduction, cette écrivaine, qui vit entre Rome et Paris, a donné une

« Divine Comédie » de référence. Prise au jeu de l'autobiographie, elle en donne aujourd'hui une interprétation décalée, « Les Instants les éclairs »

Jacqueline Risset, la joueuse

Par Josyane Savigneau

 

  Jacqueline-Risset-photo-JSassier_Gallimard

photo : Jacques Sassier/Gallimard

 

     Jacqueline Risset est un personnage assez énigmatique, qui a gardé dans son allure une singulière jeunesse et dans le regard un air d'enfance rêveuse. Rien d'étonnant alors à ce qu'elle ait choisi, avec Les Instants les éclairs, son univers onirique pour la guider dans un étrange récit, une autobiographie décalée, fragmentée, un texte cependant très construit, mêlant les rêves et la mémoire de moments réels. « J'aime l'effervescence intellectuelle du rêve », dit-elle, silhouette frêle dans le bureau majestueux et froid qui fut celui de Claude Gallimard et que personne n’occupe aujourd'hui dans la maison d'édition. « Le sujet des instants a toujours été pour moi une préoccupation continuelle. Dans ma vie, c'est le plus central. Des choses qui passent très vite, mais arrachent à la continuité et à la banalité de l'existence et qui, finalement, la justifient. Les coups de foudre, les instants quasi mystiques, les rêves qui découpent des images, et dont la puissance traverse le sommeil. Et, quand on se réveille, une intensité incomparable. »

 

     Elle a mis longtemps à se décider à écrire ce livre, et elle l'a abandonné et repris pendant de nombreuses années, « peut-être dix ans en tout ». « Jusque-là, je pensais que c'était la poésie qui permettait le mieux de dire l'instant. Comme la perle dans une huître. Jusqu'à ce que je comprenne que, pour décrire les instants, j'avais besoin de continuité. » Une sorte d'accomplissement, après un long chemin.

 

     Poète, traductrice, essayiste - on relira avec bonheur son Fellini. Le Cheik blanc. L'annonce faite à Federico (Adam Biro, 1990) ou Puissances du sommeil (Seuil, 1997) qui déjà, fait place aux rêves -, elle partage son temps, depuis quelque cinquante ans, entre Rome, où elle enseigne la littérature comparée à l'université, et Paris. Elle passe plus de temps à Rome qu'à Paris, et c'est sans doute pourquoi elle est peu connue du grand public français. On lui demande souvent : « Pourquoi l'Italie ? » Au départ un peu par hasard, puis par désir. Élève de l'École normale supérieure au tout début des années 1960, elle n'avait guère envie de prendre le chemin de la plupart de ses condisciples : « Me marier avec un normalien, aller enseigner avec lui dans une petite ville puis, d'année en année, tenter de me rapprocher de la grande ville. » Elle a donc décidé d'étudier l'italien, ce que quasiment personne ne faisait alors à l'ENS, ce qui lui a permis d'obtenir une bourse de deux ans pendant lesquels elle a coupé tout contact avec la France, s'est immergée dans Rome, qui l'éblouissait, qui lui transfusait de l'énergie. Le contraire d'un exil, une renaissance.

 

     Puis elle s'est liée avec le groupe Tel Quel - elle a été membre du comité de rédaction de la revue à partir de 1967 - et est revenue vers Paris, sans jamais quitter Rome. Et elle a commencé à publier - Jeu (Seuil, « Tel Quel », 1971), un titre qui lui va bien - et à s'intéresser à la traduction, dès 1978, avec La traduction commence (Christian Bourgois). Avant de s'atteler à celle, magistrale, de La Divine Comédie, de Dante, qui lui a pris une dizaine d'années et qui a été publiée chez Flammarion en 1985 - L'Enfer -, 1988 - Le Purgatoire -, 1990 - Le Paradis. « Ce travail a duré très longtemps, car je travaillais surtout en été, dit-elle aujourd'hui. On ne peut pas traduire un tel texte par petits morceaux, il faut prendre le temps, entrer dans le rythme, s'y consacrer totalement. » Avant de s'intéresser à Dante, elle travaillait sur Pétrarque. Mais elle était fascinée par le fait qu'on ne connaisse aucun manuscrit de la main de Dante. « Pas un seul mot. » La Divine Comédie a été publiée d'après les versions de divers copistes. « On ne sait même pas qui est le premier copiste, et chacun introduisait des modifications. »

 

     Le texte tel qu'il était alors, « et cette vision de Dante en père de la patrie, source de proverbes », ne séduisait pas totalement Jacqueline Risset. Tout a changé avec sa découverte de l'édition critique italienne de La Divine Comédie, publiée par un universitaire spécialiste de Dante, Giorgio Petrocchi (1921-1989), en quatre volumes, en 1966 et 1967. Il avait repris les textes des plus anciens copistes, comparé les variantes et donné « une édition plus âpre » qu'elle trouvait plus juste, plus proche de la vision qu'elle avait de Dante. Estimant qu'il était dommage que ses compatriotes français ne bénéficient pas de cette découverte, Jacqueline Risset a décidé de se risquer à une traduction qui, désormais, fait autorité. « Je pensais pourtant que c'était impossible à traduire, mais j'ai voulu essayer, et je me suis prise au jeu. Souvent, pendant que je traduisais, j'aurais aimé que Dante m'envoie un rêve, qu'il me dise où l'on pouvait trouver un manuscrit de lui. »

 

     Vivre à Rome, la plupart du temps, traduire de l'italien, parler italien, rêver en italien... Comment alors continuer à écrire en français ? Il faut beaucoup lire en français, ne pas se formaliser de ne pas comprendre quelques expressions à la mode, nécessairement éphémères, et garder le bonheur d'« une langue qui résiste bien ». Ce qui n'exclut pas quelques livres en italien, dont un sur Fellini, L'Incantatore (Scheiwiller, 1994), des poèmes, des articles. Mais certainement pas une autobiographie, fût-elle abusive, poétique, refusant la linéarité. « Ce livre, pour moi, ne pouvait se penser qu'en français. »

 

     Les Instants les éclairs en dit beaucoup sur cette femme discrète, qui affirme découvrir ce qu'elle pense en écrivant. Mais il est aussi, pour le lecteur, une invitation à rêver, et à reconsidérer sa propre vie, son identité. « L'identité (féminine ou autre), n'était pas liée pour moi aux strates les plus profondes, écrit Jacqueline Risset, celles où se jouent l'illumination secrète, le sentiment d'élection. Il ne m'importait pas vraiment non plus, me semble-t-il, d'accéder un jour à ce titre, d'homme, ou femme, ou chose, "illustre". Simplement de me reconnaître dans ce geste, dans cet instant qui arrête et suspend le cours, le temps, la pente. »

 

     Il faut savoir transfigurer son existence, sinon elle n'est pas vivable. Il faut affirmer sa singularité. Comme le fait Jacqueline Risset dans une très belle variation sur « le je » - qui « accueille tout ce qui passe » -, « le tu » - « l'appel, l'aimé, l'aimée par excellence », « le tu et le vous » - « passage rare, surprenant et précieux » du « tu » au « vous » -, enfin « le nous » qui « sent dans la plupart des cas l'artificiel et le forcé ». En la lisant, on est préservé du « nous ». En la rencontrant, on est délivré de la peur de vieillir. On la fait reparler du bonheur et de la joie, le bonheur qu'on peut retenir, à défaut de pouvoir le décider, et la joie qui surgit, s'élève comme une flamme « tout à coup et reliée à rien ».

 

     On sait qu'on retournera souvent à ce livre, pas seulement pour redécouvrir, à chaque fois différemment, Jacqueline Risset, pour tenter de cerner son étrangeté d'enfant solitaire, « occupée par des impressions et des pensées compliquées et peu communicables », et pour qui les adultes, même si elle les aimait, comme ses parents, étaient « des êtres qui avaient cédé, qui avaient renoncé - à quoi ? À la souveraineté de l'enfance ». On lit aussi Les Instants les éclairs pour se retrouver soi-même, même si on n'a pas, comme elle, la chance de se souvenir de tous ses rêves et de pouvoir en dire la poésie. Maintenant que le texte est fini, longtemps après la décision de l'écrire, Jacqueline Risset dit qu'elle a envie de continuer. On espère qu'elle n'attendra pas dix années encore.

 

Josyane Savigneau, Le Monde des Livres du 7 mars 2014

 

Les Instants les éclaires, de Jacqueline Risset, Gallimard, « L'Infini », 2014

 

 

 

 

Extrait

     « En définitive, à quoi écrire sert-il, sinon à vivre ? Toutes les pénibles élucubrations sur "écrire ou vivre" - écrire comme renoncement à la vie - sur "la chambre aux murs de liège" – avec attendrissement : "Il n'a pas vécu, le pauvre" - ne sont que pitoyables défenses d'envieux, de toute façon sans importance. Mais ici, la chose est dite. C'est elle qu'il faut comprendre et suivre.

 

     Et si on l'écoute, on comprend par exemple pourquoi un amour bizarre, très bref et apparemment sans aucun événement, peut produire une quantité de souffrances et d'interrogations disproportionnées avec ce qu'on appelle les faits : une conversation dans l'après-midi, un baiser sur le seuil, quelques messages tendres brusquement interrompus. D'où : souffrance, silence et ressassement, retour sur l’incompréhensible.  Mais ce n'est pas la bonne manière ; ce n'est pas non plus la vraie matière. La vraie, c'est partir du "Zut que c'est beau" - comme aussi du "Zut que ça fait mal", dès qu'il arrive.

 

     Si nous ne faisons pas cet effort, nous perdons à tout moment notre vie, nous n'en gardons rien. De l'impression forte, de ces minutes oubliées il ne nous reste que leur substitut irréel, disqualifié, et quand nous voulons nous reporter à l'impression, c'est à lui, au disqualifié, que nous nous reportons. Résumé de la vie qui n'est pas la vie. Paresse : la grande ennemie ? Pourtant c'est elle qui, sans en avoir l'air, va le plus profond : elle laisse la place, laisse l'espace (...). »

 

Jacqueline Risset, Les Instants les éclaires, page 149

 

 

Parcours

 

1936 Jacqueline Risset naît à Besançon (Doubs).

1967-1982 Elle est membre du comité de rédaction de la revue Tel Quel.

1985-1988-1990 Parution de sa traduction de La Divine Comédie, de Dante (Flammarion).

1991 Petits éléments de physique amoureuse. Poésie (Gallimard, « L'Infini »).

1997 Puissances du sommeil Essai (Seuil).

 

 

 

Entre rêve et souvenir

 

     C'était une enfant solitaire, qui a beaucoup rêvé. Dans son sommeil et éveillée. Adulte, elle a continué à avoir une intense activité onirique. Prenant des notes au réveil, mais pas toujours. Peut-on raconter sa vie en la rêvant ? « On pourrait dire ceci, écrit Jacqueline Risset, que si on décide d'écrire, c'est-à-dire d'écrire sa vie, il existe deux voies : ou décrire à mesure tout ce qui a lieu - promener un miroir le long d'un chemin, ou bien insister, interpréter sans cesse, avec acharnement, une seule situation, impression qui a eu lieu une fois mais dont on sent que le déchiffrement qu'on en fait n'est jamais fini, ne peut avoir une fin. »

 

     Comme l'idée de suivre le fil d'une histoire la décourage et l'ennuie, elle savait qu'elle choisirait la seconde proposition, tout en mesurant que les deux manières présentaient des dangers. D'un côté le récit linéaire, juxtaposition de faits, de l'autre la répétition, une sorte de cercle qui limite et emprisonne. Dans Les Instants les éclairs, Jacqueline Risset a su échapper à l'enfermement par une construction subtile, mêlant les rêves - sans les réduire à une seule interprétation- et les souvenirs. Ce qui l'intéresse, c'est la tentative de faire surgir l'instant, l'image qui dit une vérité. Ce n'est finalement ni le rêve ni le sommeil, mais « le point, ou plutôt l'espace (il peut être très vaste, ou indistinct) où ils se rencontrent, se frôlent, s'évitent, se remplacent. C'est là, c'est par là... » C'est pour trouver ce moment qu'on a envie de la suivre dans son étrange autobiographie, de partager avec elle le « privilège » du rêve, qui « ramène à la lumière avec la force du présent un morceau de vie déjà englouti, déjà enfermé dans les armoires du passé».

 

Josyane Savigneau

 

 

 

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