Prise au jeu de la
traduction, cette écrivaine, qui vit entre Rome et Paris, a donné une
« Divine Comédie » de
référence. Prise au jeu de l'autobiographie, elle en donne aujourd'hui une
interprétation décalée, « Les Instants les éclairs »
Jacqueline Risset,
la joueuse
Par Josyane Savigneau

photo : Jacques Sassier/Gallimard
Jacqueline Risset est un personnage assez
énigmatique, qui a gardé dans son allure une singulière jeunesse et dans le
regard un air d'enfance rêveuse. Rien d'étonnant alors à ce qu'elle ait choisi,
avec Les Instants les éclairs, son
univers onirique pour la guider dans un étrange récit, une autobiographie
décalée, fragmentée, un texte cependant très construit, mêlant les rêves et la
mémoire de moments réels. « J'aime l'effervescence
intellectuelle du rêve », dit-elle, silhouette frêle dans le bureau majestueux
et froid qui fut celui de Claude Gallimard et que personne n’occupe aujourd'hui
dans la maison d'édition. « Le sujet des
instants a toujours été pour moi une préoccupation continuelle. Dans ma vie,
c'est le plus central. Des choses qui passent très vite, mais arrachent à la
continuité et à la banalité de l'existence et qui, finalement, la justifient.
Les coups de foudre, les instants quasi mystiques, les rêves qui découpent des
images, et dont la puissance traverse le sommeil. Et, quand on se réveille, une
intensité incomparable. »
Elle a mis longtemps à se décider à écrire ce livre, et elle l'a
abandonné et repris pendant de nombreuses années, « peut-être dix ans en tout ». «
Jusque-là, je pensais que c'était la poésie qui permettait le mieux de dire
l'instant. Comme la perle dans une huître. Jusqu'à ce que je comprenne que,
pour décrire les instants, j'avais besoin de continuité. » Une sorte
d'accomplissement, après un long chemin.
Poète, traductrice, essayiste - on relira avec bonheur son Fellini. Le Cheik blanc. L'annonce faite à
Federico (Adam Biro, 1990) ou Puissances du sommeil (Seuil, 1997) qui
déjà, fait place aux rêves -, elle partage son temps, depuis quelque cinquante
ans, entre Rome, où elle enseigne la littérature comparée à l'université, et
Paris. Elle passe plus de temps à Rome qu'à Paris, et c'est sans doute pourquoi
elle est peu connue du grand public français. On lui demande souvent : « Pourquoi l'Italie ? » Au départ un peu
par hasard, puis par désir. Élève de l'École normale supérieure au tout début
des années 1960, elle n'avait guère envie de prendre le chemin de la plupart de
ses condisciples : « Me marier avec un
normalien, aller enseigner avec lui dans une petite ville puis, d'année en
année, tenter de me rapprocher de la grande ville. » Elle a donc décidé
d'étudier l'italien, ce que quasiment personne ne faisait alors à l'ENS, ce qui
lui a permis d'obtenir une bourse de deux ans pendant lesquels elle a coupé
tout contact avec la France, s'est immergée dans Rome,
qui l'éblouissait, qui lui transfusait de l'énergie. Le contraire d'un exil,
une renaissance.
Puis elle s'est liée avec le groupe Tel Quel - elle a été membre du
comité de rédaction de la revue à partir de 1967 - et est revenue vers Paris,
sans jamais quitter Rome. Et elle a commencé à publier - Jeu (Seuil, « Tel Quel », 1971), un titre qui lui va bien - et à
s'intéresser à la traduction, dès 1978, avec La traduction commence (Christian Bourgois). Avant de s'atteler à
celle, magistrale, de La Divine Comédie,
de Dante, qui lui a pris une dizaine d'années et qui a été publiée chez
Flammarion en 1985 - L'Enfer -, 1988
- Le Purgatoire -, 1990 - Le Paradis. « Ce travail a duré très longtemps, car je travaillais surtout en été, dit-elle
aujourd'hui. On ne peut pas traduire un
tel texte par petits morceaux, il faut prendre le temps, entrer dans le rythme,
s'y consacrer totalement. » Avant de s'intéresser à Dante, elle travaillait
sur Pétrarque. Mais elle était fascinée par le fait qu'on ne connaisse aucun
manuscrit de la main de Dante. « Pas un
seul mot. » La Divine Comédie a
été publiée d'après les versions de divers copistes. « On ne sait même pas qui est le premier copiste, et chacun introduisait
des modifications. »
Le texte tel qu'il était alors, « et
cette vision de Dante en père de la patrie, source de proverbes », ne
séduisait pas totalement Jacqueline Risset. Tout a
changé avec sa découverte de l'édition critique italienne de La Divine Comédie, publiée par un universitaire
spécialiste de Dante, Giorgio Petrocchi (1921-1989),
en quatre volumes, en 1966 et 1967. Il avait repris les textes des plus anciens
copistes, comparé les variantes et donné « une
édition plus âpre » qu'elle trouvait plus juste, plus proche de la vision
qu'elle avait de Dante. Estimant qu'il était dommage que ses compatriotes
français ne bénéficient pas de cette découverte, Jacqueline Risset a décidé de se risquer à une traduction qui, désormais, fait autorité. « Je pensais pourtant que c'était impossible à
traduire, mais j'ai voulu essayer, et je me suis prise au jeu. Souvent, pendant
que je traduisais, j'aurais aimé que Dante m'envoie un rêve, qu'il me dise où
l'on pouvait trouver un manuscrit de lui. »
Vivre à Rome, la plupart du temps, traduire de l'italien, parler
italien, rêver en italien... Comment alors continuer à écrire en français ? Il
faut beaucoup lire en français, ne pas se formaliser de ne pas comprendre
quelques expressions à la mode, nécessairement éphémères, et garder le bonheur
d'« une langue qui résiste bien ». Ce
qui n'exclut pas quelques livres en italien, dont un sur Fellini, L'Incantatore (Scheiwiller, 1994), des poèmes, des articles. Mais
certainement pas une autobiographie, fût-elle abusive, poétique, refusant la linéarité. « Ce
livre, pour moi, ne pouvait se penser qu'en français. »
Les
Instants les éclairs en dit beaucoup sur cette femme discrète, qui affirme
découvrir ce qu'elle pense en écrivant. Mais il est aussi, pour le lecteur, une
invitation à rêver, et à reconsidérer sa propre vie, son identité. « L'identité (féminine ou autre), n'était pas
liée pour moi aux strates les plus profondes, écrit Jacqueline Risset, celles où se
jouent l'illumination secrète, le sentiment d'élection. Il ne m'importait pas
vraiment non plus, me semble-t-il, d'accéder un jour à ce titre, d'homme, ou femme,
ou chose, "illustre". Simplement de me reconnaître dans ce geste,
dans cet instant qui arrête et suspend le cours, le temps, la pente. »
Il faut savoir transfigurer son existence, sinon elle n'est pas vivable.
Il faut affirmer sa singularité. Comme le fait Jacqueline Risset dans une très belle variation sur « le je » - qui « accueille tout ce qui passe » -, « le tu » - « l'appel, l'aimé, l'aimée par excellence », « le tu et le vous » - « passage rare, surprenant et précieux »
du « tu » au « vous » -, enfin « le nous » qui « sent dans la plupart des cas
l'artificiel et le forcé ». En la lisant, on est préservé du « nous ». En la rencontrant, on est
délivré de la peur de vieillir. On la fait reparler du bonheur et de la joie,
le bonheur qu'on peut retenir, à défaut de pouvoir le décider, et la joie qui
surgit, s'élève comme une flamme « tout à
coup et reliée à rien ».
On sait qu'on retournera souvent à ce livre, pas seulement pour
redécouvrir, à chaque fois différemment, Jacqueline Risset,
pour tenter de cerner son étrangeté d'enfant solitaire, « occupée par des impressions et des pensées compliquées et peu
communicables », et pour qui les adultes, même si elle les aimait, comme
ses parents, étaient « des êtres qui
avaient cédé, qui avaient renoncé - à quoi ? À la souveraineté de l'enfance ». On lit aussi Les Instants les éclairs pour se retrouver soi-même, même si on n'a pas, comme elle, la chance de se
souvenir de tous ses rêves et de pouvoir en dire la poésie. Maintenant que le
texte est fini, longtemps après la décision de l'écrire, Jacqueline Risset dit qu'elle a envie de continuer. On espère qu'elle
n'attendra pas dix années encore.
Josyane Savigneau, Le
Monde des Livres du 7 mars 2014
Les Instants les
éclaires, de Jacqueline Risset, Gallimard, « L'Infini », 2014
Extrait
« En définitive, à
quoi écrire sert-il, sinon à vivre ? Toutes les pénibles élucubrations sur
"écrire ou vivre" - écrire comme renoncement à la vie - sur "la
chambre aux murs de liège" – avec attendrissement : "Il n'a pas
vécu, le pauvre" - ne sont que pitoyables défenses d'envieux, de toute
façon sans importance. Mais ici, la chose est dite. C'est elle qu'il faut
comprendre et suivre.
Et si on l'écoute, on
comprend par exemple pourquoi un amour bizarre, très bref et apparemment sans
aucun événement, peut produire une quantité de souffrances et d'interrogations
disproportionnées avec ce qu'on appelle les faits : une conversation dans
l'après-midi, un baiser sur le seuil, quelques messages tendres brusquement
interrompus. D'où : souffrance, silence et ressassement, retour sur
l’incompréhensible. Mais ce n'est
pas la bonne manière ; ce n'est pas non plus la vraie matière. La vraie, c'est
partir du "Zut que c'est beau" - comme aussi du "Zut que ça fait
mal", dès qu'il arrive.
Si nous ne faisons pas
cet effort, nous perdons à tout moment notre vie, nous n'en gardons rien. De
l'impression forte, de ces minutes oubliées il ne nous reste que leur substitut
irréel, disqualifié, et quand nous voulons nous reporter à l'impression, c'est
à lui, au disqualifié, que nous nous reportons. Résumé de la vie qui n'est pas
la vie. Paresse : la grande ennemie ? Pourtant c'est elle qui, sans en
avoir l'air, va le plus profond : elle laisse la place, laisse l'espace (...).
»
Jacqueline Risset, Les Instants les éclaires, page 149
Parcours
1936 Jacqueline Risset naît à
Besançon (Doubs).
1967-1982 Elle est membre du comité de rédaction de la revue Tel Quel.
1985-1988-1990 Parution de sa traduction de La Divine Comédie, de Dante (Flammarion).
1991 Petits éléments de
physique amoureuse. Poésie (Gallimard, « L'Infini »).
1997 Puissances du
sommeil Essai (Seuil).
Entre rêve et souvenir
C'était une enfant solitaire, qui a beaucoup rêvé. Dans son sommeil et
éveillée. Adulte, elle a continué à avoir une intense activité onirique.
Prenant des notes au réveil, mais pas toujours. Peut-on raconter sa vie en la
rêvant ? « On pourrait dire ceci,
écrit Jacqueline Risset, que si on décide d'écrire, c'est-à-dire d'écrire sa vie, il existe deux
voies : ou décrire à mesure tout ce qui a lieu - promener un miroir le long
d'un chemin, ou bien insister, interpréter sans cesse, avec acharnement, une
seule situation, impression qui a eu lieu une fois mais dont on sent que le
déchiffrement qu'on en fait n'est jamais fini, ne peut avoir une fin. »
Comme l'idée de suivre le fil d'une histoire la décourage et l'ennuie,
elle savait qu'elle choisirait la seconde proposition, tout en mesurant que les
deux manières présentaient des dangers. D'un côté le récit linéaire, juxtaposition
de faits, de l'autre la répétition, une sorte de cercle qui limite et
emprisonne. Dans Les Instants les éclairs,
Jacqueline Risset a su échapper à l'enfermement par
une construction subtile, mêlant les rêves - sans les réduire à une seule
interprétation- et les souvenirs. Ce qui l'intéresse, c'est la tentative de
faire surgir l'instant, l'image qui dit une vérité. Ce n'est finalement ni le
rêve ni le sommeil, mais « le point, ou
plutôt l'espace (il peut être très vaste, ou indistinct) où ils se rencontrent,
se frôlent, s'évitent, se remplacent. C'est là, c'est par là... » C'est
pour trouver ce moment qu'on a envie de la suivre dans son étrange autobiographie,
de partager avec elle le « privilège » du rêve, qui « ramène à la lumière avec
la force du présent un morceau de vie déjà englouti, déjà enfermé dans les
armoires du passé».
Josyane Savigneau
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