De Gaulle surréaliste


PAR PHILIPPE SOLLERS

Picasso, Femme se Peignant, Juin 1940

Picasso, Femme se peignant, juin 1940    

Quel est ce général dissident et à peu près inconnu qui se permet soudain, en juin 1940, de Londres, de parler au nom de la France ? Comment a-t-il fait pour squatter la radio anglaise et y lancer des messages de révolte contre le gouvernement ? Qui sont les quelques traîtres qui l'accompagnent ? C'était il y a soixante-dix ans, mais c'est toujours là. Une voix, des voix, un concert de voix.


J'ai entre 6 et 8 ans, j'écoute ça avec mes parents dans un grenier de Bordeaux. Ici Londres, les Français parlent aux Français, Radio Paris ment, Radio Paris est allemand. Je n'y comprends pas grand-chose, sauf qu'il y a une grande perturbation dans le ciel. Les Allemands occupent le bas des maisons, Londres parle sous les toits, des aviateurs anglais sont cachés la nuit dans les caves, la radio libre est constamment brouillée, c'est encore plus excitant, une vraie guerre des ondes. Il y a le gémissement chevrotant de Pétain, et, à Vichy, toutes les voix blanches, pincées ou vociférantes de la collaboration. Les autres, lyriques, viennent de Londres, sur fond de bombardements. C'est Hitler, le premier, qui a compris l'importance de la radio comme « bombardement psychologique ». Qui tient la radio tient les esprits, la moindre intervention discordante fait date.

Il y a l'appel du 18 juin, bien sûr, que personne ou presque n'a entendu. Mais ce général est têtu. Le 23 juin : « La guerre n'est pas finie, le pays n'est pas mort, l'espoir n'est pas éteint. Vive la France ! » Le plus émouvant, en lisant tous ces discours de résistance, ce sont des phrases comme : « Aujourd'hui, 48e jour de la résistance du peuple français à l'oppression », qui font de chaque jour un grand jour.

Voici Eve Curie : « Mon seul titre pour m'adresser à vous est d'être la fille de deux grands savants français Ces deux savants m'ont appris à être fière d'un pays où la liberté pouvait être dite, où la liberté existait. Avant de devenir française par son mariage, ma mère, Marie Curie, avait grandi en Pologne opprimée, sous un régime de servitude. Je me souviens avec quel accent passionné elle disait parfois à des amis, à des collègues de la Sorbonne: "Vous ne connaissez pas votre bonheur de vivre dans un pays de liberté. C'est un si grand privilège d'être français."»

Quelqu'un lit un message de Bernanos, Raymond Aron fait une apparition pour parler de la mort de Bergson, les informations militaires se succèdent, l'Angleterre est en grand péril, et voici Churchill : « L'Angleterre a trouvé, à l'heure de l'épreuve suprême, son Clemenceau, un vieux lutteur dur, sarcastique, indomptable, de la trempe de ceux qui forcent la victoire et qui l'attachent à leur nom.» Moment décisif : « L'aviation allemande, l'armada de Hitler a subi sa première défaite, l'Angleterre ne sera pas vaincue.» Comme on sait, la partie, à l'époque, n'était pas du tout jouée.

De Gaulle intervient 67 fois à la radio, c'est vraiment le speaker de choc. «L'ennemi et les gens de Vichy ont entrepris de nous faire croire qu'il fallait nous résigner, subir le châtiment avec docilité ou, comme on dit à Vichy, avec discipline.» On entend ceci : « Vous êtes près de votre poste de TSF. Dans l'ombre de la pièce, vous êtes accrochés à une faible voix autour de laquelle chaque jour des millions d'hommes se regroupent.» La radio libre est française, soit, mais elle est aussi mondiale puisqu'il y a encore un empire français. Et puis, on ne le dira jamais assez, la guerre est aussi métaphysique. Voici Maurice Schumann, un des intervenants les plus inspirés :

« Ce n'est pas au moment où Hitler impose à la France une législation raciste, contraire à toutes ses traditions nationales et solennellement condamnée par l'Eglise de Rome, qu'un doute quelconque peut voiler les intentions du personnage. Les grotesques mascarades du culte néo-païen, l'adoration du soleil et des pierres noires, on a eu et on a tort d'en rire. La vogue de la magie et des fables astrologiques dans l'entourage et jusque dans la maison de Hitler, on a eu et on a tort de les tourner en dérision. La déification du Führer par les profiteurs de son régime et par lui-même pose un problème dont on ne se débarrasse pas par un éclat de rire. D'abord elle oblige tous les croyants à livrer au faux dieu, à tout instant et dans tous les domaines, une guerre sans répit et sans merci. Ensuite elle prouve que l'ordre nouveau dont parle Goebbels, c'est en réalité l'âge des cavernes.»


Magnifique discours, peu entendu, hélas, par des masses de croyants mous, tandis que l'autre nouveau dieu, Staline, est à la manoeuvre (voir le pacte stalino-nazi, et le martyre de la Pologne, qui a dû épouvanter Ève Curie, pacte de faux dieux qui débouche, comme c'était prévisible, sur un antisémitisme rabique).

De Gaulle a son style : « Il est maintenant établi que, si des chefs indignes ont brisé l'épée de la France, la nation ne se soumet pas au désastre.» Ou bien : « La flamme de la résistance française, un instant étouffée par les cendres de la trahison, se rallume et s'embrase.»

Ou encore : « Nous avons en ce moment 35.000 hommes sous les armes, 20 vaisseaux de guerre en service, un millier d'aviateurs, 60 navires marchands sur la mer, de nombreux techniciens travaillant à l'armement, des territoires en pleine activité, en Afrique, en Inde française et dans le Pacifique, des groupements importants dans tous les pays du monde, des ressources financières croissantes, des journaux, des postes radio, et par-dessus tout la certitude que nous sommes présents à chaque minute dans l'esprit et dans le coeur de tous les Français de France.» Tous les Français de France, c'est-à-dire bien peu, contrairement à la pieuse légende.

Mais voici le plus beau : les messages codés, « personnels », envoyés à ceux qui comprennent aussitôt ce qu'ils ont à faire (exploser un train, par exemple). Ecoutez ça de très près, ou même lisez à haute voix, en répétant chaque formule, cet extraordinaire poème surréaliste :

« Le renard aime les raisins, / Croissez roseaux ; bruissez feuillages, / Je porterai l'églantine, / Je n'entends plus ta voix, / Je cherche des trèfles à quatre feuilles, / L'acide rougit le tournesol, / Les dés sont sur le tapis, / Les colimaçons cabriolent, / Son costume est couleur billard, / Nous nous roulerons sur le gazon, / Les reproches glissent sur la carapace de l'indifférence, / Véronèse était un peintre, / Les grandes banques ont des succursales partout, / L'évêque a toujours bonne mine, / Le cardinal a bon appétit, / J'aime les femmes en bleu, / Rodrigue ne parle que l'espagnol, / C'est le moment de vider son verre, / Le temps efface les sculptures, / Elle fait de l'oeil avec le pied, / La brigade du déluge fera son travail, / Ne vous laissez pas tenter par Vénus, / Ayez un jugement pondéré, / Saint Pierre en a marre, / Le lithographe a des mains violettes, / Son récit coule de source, / Les débuts sont contradictoires.»

Et bien d'autres, avec l'humour qui convient aux actions clandestines peu déchiffrables. Tête de l'occupant essayant de trouver la signification de ces signaux traversant le brouillard. En tout cas, l'écrivain que je suis devenu doit tout à cette poésie délicatement explosive.

Philippe Sollers

 

« Les Français parlent aux Français. Juin 1940-juin 1941 », tome 1,
présenté par Jacques Pessis, préface de Jean-Louis Crémieux-Brilhac,
Omnibus, 1138 p., 29 euros.

« La Bataille de Radio Londres, 1940-1944 »,
Omnibus, 112 p., supplément gratuit.

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