Philippe Sollers

Le secret de Mme de La Fayette

Poussin Sainte Cecile

POUSSIN, Sainte Cecilia, 1627-28

 

 La Princesse de Clèves doit son succès inébranlable à la description de la passion impossible. C'est le roman des vaincus de la Fronde et du jansénisme, le chef-d'œuvre brûlant et sombre du sacrifice et de la renonciation. Plus explicite, entre les lignes, sur les émois et les délices du masochisme féminin, tu meurs. On meurt d'ailleurs beaucoup dans la Princesse : une mère, un roi, un mari, l'héroïne elle-même. Grandeur et malheur de la vertu: celle-ci doit comporter un plaisir profond, supérieur à tous les autres, une vibration essentielle, une extase qu'on appellera « devoir» et aussi « repos». Il n'y a même pas besoin de Dieu pour être entraîné dans cet abîme, en apparence absurde, de la jouissance la plus intime. Je pourrais connaître le bonheur, je le refuse, je choisis l'abstention et le retrait, non sans avoir goûté toutes les sensations de la faute possible. Le désir demeure désir inaccompli, voilà de l'érotisme autrement satisfaisant que celui des libertins qui, déjà, pullulent (le siècle suivant leur appartient). La marquise de Merteuil sera l’anti-Princesse. Mais que n'aurait pas été la vie de Mme de Clèves si elle avait basculé? On n'ose pas l'imaginer, mais en tout cas plutôt Juliette que Justine. Le moment ne s'y prêtait pas, voilà tout.

 Dans la France « d'avant», celle de la vraie noblesse frondeuse (celle dont Mme de La Fayette et son ami La Rochefoucauld portent le deuil), tout était jeu, magnificence, galanterie, plaisirs. Tout le monde était beau, et on se mariait pour mieux faire. « Il y avait tant d'intérêts et tant de cabales différentes, et les dames y avaient tant de part, que l’amour était toujours mêlé aux affaires et les affaires à l'amour.» Pas d'ennui, pas d'oisiveté: «On était toujours occupé des plaisirs ou des intrigues. » Dans ce tourbillon, une star masculine: Nemours. Il traîne tous les cœurs après lui, il lui suffit de paraître. La Princesse, elle aussi, est une star, mais son corps, si on peut dire, est en retard sur elle. Elle se marie mais sans être « touchée ». Son mari, en somme, remplace sa mère. Il est irréprochable, mais il ne plaît pas. Nemours, lui, séduit d'emblée: « Les paroles les plus obscures d'un homme qui plaît donnent plus d'agitation que les déclarations ouvertes d'un homme qui ne plaît pas.» Passion, donc, et réciproque.

Mais c'est là où Mme de La Fayette invente la violence singulière du sado-masochisme «exquis», qui nous en apprend davantage sur les passions religieuses que bien des traités mystiques. L'impossible, c'est mieux. Le refus de jouir est plus électrisant que l'acte. Sévigné (qui n'est pas sans adopter la même stratégie) a eu un mot cruel sur sa consœur : « Jamais femme sans sortir de sa chambre n'a fait de si bonnes affaires.» Ce sera donc non, et non. Mais comme les aventures du non sont plus excitantes que celles du oui! C'est du moins ce que Mme de La Fayette veut nous faire entendre. Il ne faut donc pas s'étonner que son livre soit un hymne au voyeurisme, comme à toutes les subtilités du discours indirect. Que fait Mme de Clèves, seule dans son petit pavillon de campagne, observée par Nemours caché la nuit dans le jardin? Il fait chaud, « elle n'a rien sur sa tête et sur sa gorge que ses cheveux confusément rattachés ». Eh bien, elle fait des nœuds, avec des rubans, sur une « canne des Indes fort extraordinaire»... Après quoi, elle va contempler, un flambeau à la main, le portrait de son amour mis au mur. Triomphe de l'auto-érotisme et du narcissisme.

Proust, c’est évident, s’est souvenu de cette scène dans sa fameuse révélation de Montjouvain. Un pas de plus, donc, et nous en saurions davantage ... Des rubans, des nœuds, une canne des Indes... Mais chut, l'instant des vérités plus crues n'est pas encore venu ... On se regarde de loin, on s'épie, on tremble, on se dérobe. La mort même est préférable à l'abandon d'un plaisir solitaire si vif qu'il ne saurait que s'amoindrir dans l'action. Les hommes et les femmes doivent être deux espèces inconciliables ne sauraient se mélanger qu'à leurs dépens. Le «repos» frigide est le comble de la passion violente non consommable. Faut-il ici insister? Faire un dessin au lecteur? « L'amour est une chose incommode », écrit bourgeoisement Mme de La Fayette à son confident Ménage. Au fond, c'est ce que tout le monde pense. On aimerait prouver le contraire, pourtant.

 

Philippe Sollers, Éloge de l’infini, Gallimard, Folio 3806, p.428-430

 

 

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