Philippe Sollers

 

L'HYSTERIE A TOUJOURS RAISON

Picasso
Picasso, Femme nue se coiffant, juin 1940

 

     Imaginons que c'est en consultant ce livre que Freud eut la première impression de sa formule célèbre : « L'hystérie est une œuvre d'art déformée. »

 

     L'intuition de Charcot et Richer, ici, touche à la fulguration géniale: tout y est, sauf l'essentiel, à savoir la mise à plat du sexe. On voit bien se dessiner ce qu'il en est de l'accès sexuel mais l'impensable, ici, est qu'il s'agisse d'une réponse. À quoi ? C'est toute la question.

 

     Sans l'intervention christique, nous ne saurions rien de l'hystérie. Sans l'intervention de Freud, nous ne saurions rien de ce savoir. La boucle est évidente. À l'exception de l'incarnation de la parole dans un corps impossible, il n'y a que des corps possédés. Ça demande à ne pas se montrer. La grande honnêteté de la crise hystérique (en quoi elle a toujours raison sur l'hypocrite raison présente) est de manifester le lit, la torsion de cette possession. L'hystérie est une façon d'exhiber que le sexe n'arrête pas de chasser une énonciation qui dévoilerait l'incomplétude du corps. Au nom de quoi « chasse-t-on » le démon ? Du Père, du Fils et du Saint-Esprit, c'est-à-dire de l'anti-matrice. Le voilà qui sort du crâne, de la bouche, sous forme dégoûtante de phallus ailé, preuve que la queue est tout aussi parasitaire que le verbe, et qu'il n'y a d'existence qu'entre ces deux bords. Pour le prouver, une fois pour toutes, il fallait bien qu'une parole se dît corps, et un corps parole, et que quelqu'un propose la rallonge pratique de le démontrer à tous les coups.

 

     Fraîcheur de ce livre : le matériel est réuni, deux mille ans sont là, dans la salle de présentation, la découverte aura lieu mais pas tout de suite, prenons le temps de regarder ce moment naïf de l'hystérie, elle est devenue plus rusée, invisible, mais c'est bien la même chose, le même arc tendu dans le refus convulsé de la voix qui vaudra comme anti-coït. Hommage négatif et noué au phallus absent, délétère, la crise du NON démoniaque se perpétue sans cesse dans les recoins du décor. De quoi jouit le Diable ? D'un sujet qui jouit in absentia. Du spasme inconscient prêt à détruire son support pour prouver qu'il y a du rapport sexuel quand même. Admirable Charcot, il est au plus près de la glaciation primordiale (son fils, mort en 1936, sera un spécialiste océanographique des régions polaires et sombrera en mer sur le Pourquoi pas ?).

 

     L'œuvre d'art est donc une hystérie réussie. On comprend qu'elle soit rare. Il y faut la délégation du sujet à un signifiant qui jouit à sa place, soit la sublimation elle-même qui relève de l'au-delà de la perversion. Il n'y a pas à s'y tromper : la mise au point est éminemment jésuite. Contre-Réforme, baroque, pour tenir les spires. Rien ne doit nous étonner dans le fait que saint Ignace ait l'air particulièrement doué pour l'exorcisme et que le génie de Rubens traverse aisément ces parois. Gonflement du cou, révulsion des globes oculaires, renversement en arrière, l'art catholique n'a pas froid aux yeux, il constate, note, décrit, intègre la crise. Les convulsionnaires de saint Médard se pressaient vers le jansénisme, c'est-à-dire vers la pureté cadavérique protestant de son innocence. La tombe du diacre Pâris, quel symbole ! À quel utérus embelli la pomme imaginaire ? Réponse pontificale : Rubens ou Bernin. Même l'épilepsie de Dostoïevski peut se comprendre, hystériquement, comme un trop de charge orthodoxe. Freud, ici, a cafouillé comme tout le monde, ainsi que nous nous sommes permis de le démontrer [1] .

 

     On remarquera que Charcot et Richer tournent court à propos de l'extase. Certes, ils n'ont pas la vulgarité d'un Clérambault tout friand de ce qu'une érotomane pourrait lui révéler de son appétit de curé [2] . Mais enfin, ils sont dans le ton de l'époque, aggravé mais pas tout à fait dépassé par Freud lui-même, c'est-à-dire dans l'incapacité de se demander par rapport à quoi on tient tellement à se convulser. Eh ! Diable ! Justement par rapport au fait qu'on pourrait enfin en sortir, de la matrice, c'est-à-dire aussi de la médecine à qui tous ces efforts sont dédiés. L'hystérie fait de la déformation d'art parce que, précisément, si Dieu existait, ce serait un artiste, et qu'il faut à tout prix se mettre à sa place pour l'en empêcher. Ainsi va la comédie, de l'hôpital au musée. Au passage, le saint, la main levée, fait signe vers une autre topologie qui consiste à n'être. On l'a beaucoup peint autrefois, quand le réceptacle n'hésitait pas à faire la roue de Pan devant lui [3] . Où est-il passé aujourd'hui ? C'est sûrement encore une question de Nom. Cherchons.  

 

Philippe Sollers

Juin 1980

 

* Ce texte sert de préface à l'édition italienne de Les démoniaques dans l'art.


 

-->Intervention

 

 



[1] Dostoïevski, Freud, la roulette in Théorie des Exceptions, Folio essais n°28, p.57

[2] Voir l'invraisemblable scène reproduite dans La Passion (Nouvelle Revue de psychanalyse n ° 21).

[3] Panhysteric woman, le mot est de Joyce (Preausteric man and his pursuit of panhysteric woman; Finnegans Wake, p. 266).

 

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