Portrait de Cléopâtre
                                    
                                  
                                  
                                     
                                  
                                  
                                     
                                  
                                    Le nez de Cléopâtre a beaucoup fait rêver. Pascal pense que la face du
                                    monde aurait été changée s'il avait été plus court (autrement dit, ne pouvant
                                    pas séduire à ce point Antoine). Lautréamont le reprend ainsi :
  
                                  
                                    « Si la morale de Cléopâtre eût été moins courte, la face du monde
                                    aurait changé. Son nez n'en serait pas devenu plus long. »
  
                                  
                                    Cléopâtre ? Vous faites allusion au cinéma en Technicolor, à Elizabeth
                                    Taylor aux prises avec Richard Burton ? Au couple maudit d'Égypte ?
                                    
                                  
                                  
                                     
                                  
                                    Non, non, Shakespeare,
                                    lui seul. Dès que j'ai lu, très jeune,
                                      Antoine et Cléopâtre (1606), j'ai cherché Cléopâtre partout. Elle passait
                                    dans les jardins de Bordeaux, je la suivais en Espagne et en Italie, je la
                                    poursuivais dans les rues de Paris, elle m'échappait toujours, comme l'Égypte
                                    elle-même. L'Égypte, ses mystères d'Isis... Ses pyramides, ses tombeaux, ses
                                    peintures magiques, ses chambres secrètes, ses ruses, ses philtres, ses
                                    drogues, son art sexuel immémorial, ses mariages royaux entre frères et sœurs,
                                    sa peau cuivrée, sa culture, ses caprices, son charme. Pas de doute, je suis
                                    Antoine, «infatigable luxurieux» à qui «aucune femme n'a jamais dit non».
                                    
                                  
                                  
                                     
                                  
                                  
                                     
                                  
                                     Toute femme est une
                                    Cléopâtre en puissance. Elle est endormie, il suffit de la réveiller. Regardez
                                    bien ce nez, et encore ce nez. La séduction absolue, c'est elle, beaucoup plus
                                    que Carmen, Phèdre ou la marquise de Merteuil. Elle
                                    vous veut, elle vous trouve, elle vous joue, elle vous retient, elle vous
                                    possède, elle vous trahit, elle vous aime, elle meurt si vous mourez, c'est
                                    parfait.
  
                                  
                                  
                                     
                                  
                                  
                                     
                                  
                                    Pour sa rencontre avec
                                    Antoine, la voici sur le fleuve, dans une barque, assise sur un trône étincelant
                                    comme des  flammes posées  sur l'eau.  La poupe du navire est de l'or battu,
                                    les voiles parfumées sont de couleur pourpre, les rames d'argent suivent le
                                    rythme des  flûtes.  Laissant voir ses formes, elle est
                                    mollement étendue sous un dais de drap d'or mêlé de soie. Jamais un coup de
                                    dais n'a été donné dans des circonstances aussi éternelles. Le hasard est aboli
                                    : il y a ici mieux que Vénus et mieux qu'Aphrodite. Deux Cupidons, tenant des
  éventails de toutes les couleurs, la rafraîchissent. Elle est entourée de ses dames
                                    de compagnie, des Néréides, des Sirènes, plus gracieuses les unes que les
                                    autres, avec des mains plus douces que des fleurs. D'ailleurs, une Sirène tient
                                    le gouvernail, pendant qu'un impalpable parfum embaume les rives.
  
                                  
                                   
                                  
                                  
                                  
                                    
                                      |  | 
                                    
                                      | Shakespeare,  gravure de Martin Droeshout, 1623 | 
                                  
                                  
                                     
                                  
                                   
                                      Voici Cléopâtre, acte II,
                                    scène V, à la pêche de l'homme choisi :
  
                                  
                                  
                                     
                                  
                                  « Qu'on me donne mes lignes, allons au fleuve, 
                                  Mes
                                    musiciens joueront à quelque distance, je tromperai
                                    
                                  
                                  Ces poissons aux écailles sombres, mon hameçon
                                    
                                  
                                  Transpercera leurs mâchoires visqueuses,
                                    
                                  
                                  Et en les retirant de l'eau je rêverai
                                    
                                  
                                  Que chacun d'eux, c'est Antoine, et je m'écrierai :
                                    
                                  
                                  Ah ah, le voilà pris ! »
                                    
                                  
                                  
                                     
                                  
                                     Voilà la bonne pêcheuse
                                    originelle. La suite est rapide :
                                    
                                  
                                  
                                     
                                  
                                  « Ah ce jour-là ! Beau jour parmi tant d'autres !
                                        
                                  
                                  J'avais tellement ri qu'il a perdu patience,
                                    
                                  
                                  Mais avec d'autres rires, la nuit venue,
                                    
                                  
                                  Je l'ai apaisé, et au matin,
                                    
                                  
                                  Avant neuf heures, au lit je l'ai mené ivre,
                                    
                                  
                                  Et je lui ai mis ma coiffure et je l'ai couvert de ma
                                    robe,
                                    
                                  
                                  En ceignant, moi, son épée, celle de Philippes. »
                                    
                                  
                                  
                                     
                                  
                                    Ce passage a encore sur moi un effet foudroyant. Il faut quand même
                                    que j'avertisse le lecteur ou la lectrice que Philippes (avec un s) est une
                                    ville de  Macédoine  aux  confins  de  la  Thrace.   En 42 av.
                                    J.-C., Antoine et Octave y ont vaincu Brutus et Cassius (les assassins de
                                    César). Saint Paul y a séjourné en 50 de notre ère, drôle d'enchaînement.
                                    Enfin, mon prénom est là, en toutes lettres, au pluriel. Je participe à la scène, je suis Antoine féminisé, et
                                    Cléopâtre à l'épée.
                                    
                                  
                                  
                                     
                                  
                                    Ils vont mourir l'un et
                                    l'autre après la défaite d'Actium (31 avant J.-C.). Elle a 39 ans, lui 53. Comme
                                    elle le trahit, il lui fait, avant de se repentir, des scènes furieuses :
                                    
                                  
                                   
                                    « Vous étiez déjà à moitié flétrie, avant qu'on ne se connaisse...
                                    Vous avez toujours été inconstante et fausse... Je vous ai ramassée, comme un
                                    peu de viande froide, dans l'écuelle de César mort... À cause de votre luxure,
                                    vous pouvez bien rêver ce qu'est être chaste, jamais vous n'en saurez rien... »
  
                                  
                                  
                                     
                                  
                                    Cet Antoine est idiot, il
                                    le sait, sa maîtresse est une «great fairy», une reine magicienne, une éblouissante
                                    sorcière, une enfant irrésistible. Un témoin l'a vue, très jeune, sauter à
                                    cloche-pied dans une rue, rester sans souffle, mais, haletante, parler avec
                                    grâce, « faisant alors de son insuffisance une perfection ». Elle ne manque
                                    jamais d'air, Cléopâtre, elle sait que la meilleure défense est l'attaque, il
                                    n'est pas question d'abandonner son Antoine, qu'elle pousse d'ailleurs à la
                                    mort pour mourir avec lui dans un suicide indépassable. Ce seront les petits
                                    serpents du Nil, cachés dans un panier de figues, dont la morsure mortelle,
                                    sans souffrance, a été expérimentée par elle sur des tas de victimes.
                                    
                                  
                                  
                                     
                                  
                                  
                                    
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                                      | Tiepolo – La rencontre d'Antoine et Cléopâtre, palais Labia, Venise (1746-47) | 
                                  
                                   
                                   
                                     Elle est la seule
                                    femme au monde, elle défie l'Empire romain, elle lui prend le meilleur de ses
                                    généraux   (Shakespeare   lui-même). Octavie,   la femme  d'Antoine ?  Une  veuve,  vieille  déjà  de 30 ans, une naine à la voix sourde et
                                    morne (il ne pourra pas l'aimer longtemps), une statue sans vie et sans
                                    musique, qui se traîne au lieu de marcher, une idiote au visage trop rond, au
                                    front bas couvert de  cheveux  trop  lourds.   Pas  de  voix,   pas  de musique, pas de mouvement, c'est
                                    l'Occidentale absurde, alors que Cléopâtre, elle, est à elle seule tout l'«
                                    Orient ». Antoine, en revenant sans cesse vers elle comme à la lumière,
                                    l'appelle « mon rossignol ». Que faire contre un rossignol ?
                                    
                                  
                                  
                                     
                                  
                                     Elle aime son Antoine, et,
                                    mort, elle l'aime encore plus :
                                    
                                  
                                   
                                    
                                  
                                  « Son visage était le ciel,
                                    
                                  
                                  Il y avait en lui un soleil, une lune,
                                    
                                  
                                  Ils suivaient leur cours,
                                    
                                  
                                  Ils éclairaient ce o
                                    minuscule, la terre. »
  
                                  
                                  
                                     
                                  
                                     La terre est un « globule
  », un zéro, un point négatif par rapport aux deux astres de la nuit et du jour.
                                    Cléopâtre, au moment de s'appliquer le petit serpent   venimeux   sur   le   sein,   n'a   plus   rien d'humain comme Lady Macbeth,
                                    mais, à l'inverse de celle-ci, accomplit sa liberté dans une métamorphose :
  
                                  
                                  
                                     
                                  
                                  « Ma décision est prise, et je n'ai plus rien
                                        
                                  
                                  De féminin en moi.
                                    
                                  De la tête aux pieds,
                                    
                                  
                                  Je suis de marbre, je suis immuable, je n'ai plus
                                    
                                  
                                  L'insaisissable lune pour planète. »
                                    
                                  
                                  
                                     
                                  
                                     Ça y est : Isis en personne
                                    vous parle. Elle va rejoindre son époux humain, trop humain :
  
                                  
                                  
                                     
                                  
                                  « Je viens ! Je suis feu, je suis air,
                                        
                                  
                                  J'abandonne mes autres éléments
                                    
                                  
                                  À la simple existence mortelle... »
                                    
                                  
                                  
                                     
                                  
                                     On peut, dans ce genre de
                                    disparition, « se séparer doucement de la nature », ce qui prouve que «
                                    l'atteinte de la mort est un aimant qui agrippe et fait mal, mais qu'on désire
  ».
  
                                  
                                  
                                     
                                  
                                    Elle est donc couchée et
                                    paisible. Une de ses suivantes parle :
                                    
                                  
                                  
                                     
                                  
                                  « Si tu nous quittes ainsi, c'est dire au monde
                                    
                                  
                                  Qu'il ne vaut pas la peine d'un adieu ! »
                                    
                                  
                                  
                                     
                                  
                                   Tout cela serait simple,
                                    s'il n'y avait pas, dans cette scène étourdissante (j'y suis ! j'y suis ! je
                                    sens tout ! je vois tout !), les deux suivantes de Cléopâtre, Iras et Charmian. Cléopâtre, avant de mourir, les embrasse, et leur
                                    donne « la dernière chaleur que dispensent ses lèvres ». Et, tout à coup, cette
                                    pensée jalouse (qui prouve qu'elle n'est pas de marbre) : supposons qu'Iras,
                                    qui vient de se suicider, rencontre dans l'au-delà «Antoine aux belles boucles
  ». Il la voudra, il la couvrira de baisers (comme dans la vie?). Être trompée
                                    dans la mort ? Pas question. Ordre au serpent, donc :
  
                                  
                                  
                                     
                                  
                                  « Viens donc, être de mort, d'un seul coup de ta
                                    
                                  
                                  dent aiguë, 
                                  Tranche le nœud inextricable de la vie.
                                    
                                  
                                  Pauvre bête, tout en venin, mets-toi en colère,
                                  
                                  Dépêche-toi !
                                    
                                  Oh, si tu pouvais parler, et que je
                                    
                                  
puisse
T'entendre traiter d'âne le grand César 
                                  Qui n'aura
                                    rien prévu ! »
                                    
                                  
                                  
                                     
                                  
                                   Non, non, on ne veut pas
                                    que cela finisse. C'est la fin de l'après-midi à Alexandrie, il fait très
                                    chaud, comme il fait très chaud, à Venise, quand Othello étrangle Desdémone, et aussi à Londres dans l'encre noire de
                                    Shakespeare. Charmian (quel prénom!) vient de
                                    s'écrier, à propos de Cléopâtre :
                                    
                                  
                                  
                                     
                                  
                                  « Étoile du ciel d'Orient ! »
                                    
                                  
                                   
                                  L'autre lui répond :
                                    
                                  
 
                                  « Paix, paix !
                                    
                                  
                                  Ne vois-tu pas mon bébé à mon sein,
                                    
                                  
                                  Qui tète sa nourrice au point qu'il va l'endormir ? »
                                    
                                  
                                   
                                     Une nourrice de serpents,
                                    drôle de lait transformé en sang. Charmian n'en peut
                                    plus, elle crie :
  
                                  
                                  
                                     
                                  
                                  « Oh, brise-toi, brise-toi, mon cœur ! »
                                    
                                  
                                  
                                     
                                  
                                    Et l'autre :
                                    
                                  
                                  
                                     
                                  
                                  « Antoine, doux comme un baume,
                                    
                                  
                                  Tendre comme les vents les plus légers ! »
                                    
                                  
                                  
                                     
                                  
                                    Allons, il y a un autre petit serpent mortel dissimulé dans les
                                    figues. Elle le met, non plus sur son sein, mais sur le bras :
                                    
                                  
                                  
                                     
                                  
                                  « Toi aussi, je te veux ! 
                                  À quoi bon rester... »
                                    
                                  
                                  
                                     
                                  
                                    Charmian continue sa phrase :
                                    
                                  
                                  
                                     
                                  
                                  « Dans ce vil univers ? Soit, adieu !
                                    
                                  
                                   Et
                                    enorgueillis-toi, ô mort, puisque tu tiens
  
                                  
                                  Dans tes bras cette fille que rien n'égale,
                                    
                                  
                                  Fenêtres voilées de soie, que je vous ferme !
                                    
                                  
                                  Que des yeux si royaux ne te contemplent plus,
                                    
                                  
                                  Phébus couronné d'or ! Votre couronne
                                    
                                  
                                  Est de travers, je vais la redresser.
                                    
                                  Après, 
                                  Je pourrai m'amuser jusqu'à... »
                                    
                                  
                                  
                                     
                                  
                                    Charmian va s'amuser à mourir. César ne trouvera, comme traces de cette hécatombe (pas
                                    de sang, trois femmes endormies), que des traînées de bave des serpents dans les figues. Avant de mordre venimeusement des chairs délicieuses, les serpents ont bavé. Comme toujours, Shakespeare est
                                    cru et précis, comme aucun auteur avant lui. Quant à « Phébus cuirassé d'or »,
                                    le soleil, c'est évidemment Apollon dans sa royauté surplombante. Cette invocation
                                    a son intérêt : avec la mort de Cléopâtre, on arrive aux derniers moments de
                                    l'Égypte hellénistique. Les Romains sont là, ils ont déjà trafiqué les dieux
                                    grecs, changé et affadi les noms, remplacé Zeus par Jupiter (au secours !) et
                                    Athéna par Minerve (mon Dieu !). Seules Isis et Cléopâtre ont compris cette
                                    catastrophe. Antoine aussi, déserteur héroïque d'un monde qui aurait pu être
                                    tout autre, et qui, du moins, l'a été le temps de cette passion effrénée.
                                    
                                  
                                  
                                     
                                  
                                    Cléopâtre, étoile
                                    d'Orient, étoile des amants, apparaît entre Iras et Charmian,
                                    la colère et le charme. Ne comptez pas sur le cinéma pour vous montrer Antoine
                                    avec ses trois femmes d'Orient, et ne comptez pas sur lui non plus pour vous
                                    donner la moindre idée de la conjonction improbable entre le soleil et la lune,
                                    Apollon et Isis. La censure veille partout, et les sorcières de Macbeth sont
                                    devenues les vraies prophétesses : désormais, le beau est laid, le laid est
                                    beau, le faux est vrai, le vrai est faux. Alors quoi ? Le Diable ?
  
                                  
                                  
                                     
                                  
                                    Les Romains ont vaincu, ils vont bientôt s'effondrer à leur tour, de
                                    longs siècles nous séparent encore de la Renaissance, c'est-à-dire du retour
                                    des Grecs, c'est-à-dire de l'Italie. Encore quelques siècles, et je retrouve,
                                    en catimini, Cléopâtre à Venise. Elle s'est débrouillée,
                                      elle a un passeport secret et sûr. Elle trouve
                                        que je ressemble à Antoine, on fait vivre cette ville à deux, comme
                                      jamais.
  
                                  Selon les renseignements de Shakespeare (la grande
                                    poésie est toujours très bien renseignée), la magicienne s'est aussi appelée
                                    Jessica, cette fille ravissante qui a trahi son père, le buté Shylock. Elle lui
                                    a volé ses bijoux pour rejoindre un patricien vénitien, qui aime, comme elle, la musique. Scandaleuse Jessica, dont on
                                    parle encore (pas assez). Elle aussi est passée dans ma vie, j'entends sa voix,
                                  je revois ses yeux verts, son cou, ses bras, son sourire.
                                  
                                     
                                  ...
                                  Philippe Sollers
                                    
                                  
                                  
                                     
                                  
                                  
                                     
                                  
                                  Portraits de femmes, © Flammarion, 2013