Philippe Sollers

Portraits de femmes

 

Cléopâtre

Elizabeth Taylor et Richard Burton dans le film Cléopâtre (1963 ) de Joseph L. Mankiewicz   

Portrait de Cléopâtre

 

 

  Le nez de Cléopâtre a beaucoup fait rêver. Pascal pense que la face du monde aurait été changée s'il avait été plus court (autrement dit, ne pouvant pas séduire à ce point Antoine). Lautréamont le reprend ainsi :

  « Si la morale de Cléopâtre eût été moins courte, la face du monde aurait changé. Son nez n'en serait pas devenu plus long. »

  Cléopâtre ? Vous faites allusion au cinéma en Technicolor, à Elizabeth Taylor aux prises avec Richard Burton ? Au couple maudit d'Égypte ?

 

  Non, non, Shakespeare, lui seul. Dès que j'ai lu, très jeune, Antoine et Cléopâtre (1606), j'ai cherché Cléopâtre partout. Elle passait dans les jardins de Bordeaux, je la suivais en Espagne et en Italie, je la poursuivais dans les rues de Paris, elle m'échappait toujours, comme l'Égypte elle-même. L'Égypte, ses mystères d'Isis... Ses pyramides, ses tombeaux, ses peintures magiques, ses chambres secrètes, ses ruses, ses philtres, ses drogues, son art sexuel immémorial, ses mariages royaux entre frères et sœurs, sa peau cuivrée, sa culture, ses caprices, son charme. Pas de doute, je suis Antoine, «infatigable luxurieux» à qui «aucune femme n'a jamais dit non».

 

 

   Toute femme est une Cléopâtre en puissance. Elle est endormie, il suffit de la réveiller. Regardez bien ce nez, et encore ce nez. La séduction absolue, c'est elle, beaucoup plus que Carmen, Phèdre ou la marquise de Merteuil. Elle vous veut, elle vous trouve, elle vous joue, elle vous retient, elle vous possède, elle vous trahit, elle vous aime, elle meurt si vous mourez, c'est parfait.

 

 

  Pour sa rencontre avec Antoine, la voici sur le fleuve, dans une barque, assise sur un trône étincelant comme des  flammes posées  sur l'eau.  La poupe du navire est de l'or battu, les voiles parfumées sont de couleur pourpre, les rames d'argent suivent le rythme des  flûtes.  Laissant voir ses formes, elle est mollement étendue sous un dais de drap d'or mêlé de soie. Jamais un coup de dais n'a été donné dans des circonstances aussi éternelles. Le hasard est aboli : il y a ici mieux que Vénus et mieux qu'Aphrodite. Deux Cupidons, tenant des éventails de toutes les couleurs, la rafraîchissent. Elle est entourée de ses dames de compagnie, des Néréides, des Sirènes, plus gracieuses les unes que les autres, avec des mains plus douces que des fleurs. D'ailleurs, une Sirène tient le gouvernail, pendant qu'un impalpable parfum embaume les rives.

 

Title_page_William_Shakespeare's_First_Folio_1623
Shakespeare, gravure de Martin Droeshout, 1623

 

 

    Voici Cléopâtre, acte II, scène V, à la pêche de l'homme choisi :

 

« Qu'on me donne mes lignes, allons au fleuve,

Mes musiciens joueront à quelque distance, je tromperai

Ces poissons aux écailles sombres, mon hameçon

Transpercera leurs mâchoires visqueuses,

Et en les retirant de l'eau je rêverai

Que chacun d'eux, c'est Antoine, et je m'écrierai :

Ah ah, le voilà pris ! »

 

   Voilà la bonne pêcheuse originelle. La suite est rapide :

 

« Ah ce jour-là ! Beau jour parmi tant d'autres !

J'avais tellement ri qu'il a perdu patience,

Mais avec d'autres rires, la nuit venue,

Je l'ai apaisé, et au matin,

Avant neuf heures, au lit je l'ai mené ivre,

Et je lui ai mis ma coiffure et je l'ai couvert de ma robe,

En ceignant, moi, son épée, celle de Philippes. »

 

  Ce passage a encore sur moi un effet foudroyant. Il faut quand même que j'avertisse le lecteur ou la lectrice que Philippes (avec un s) est une ville de  Macédoine  aux  confins  de  la  Thrace.   En 42 av. J.-C., Antoine et Octave y ont vaincu Brutus et Cassius (les assassins de César). Saint Paul y a séjourné en 50 de notre ère, drôle d'enchaînement. Enfin, mon prénom est là, en toutes lettres, au pluriel. Je participe à la scène, je suis Antoine féminisé, et Cléopâtre à l'épée.

 

  Ils vont mourir l'un et l'autre après la défaite d'Actium (31 avant J.-C.). Elle a 39 ans, lui 53. Comme elle le trahit, il lui fait, avant de se repentir, des scènes furieuses :

 

  « Vous étiez déjà à moitié flétrie, avant qu'on ne se connaisse... Vous avez toujours été inconstante et fausse... Je vous ai ramassée, comme un peu de viande froide, dans l'écuelle de César mort... À cause de votre luxure, vous pouvez bien rêver ce qu'est être chaste, jamais vous n'en saurez rien... »

 

  Cet Antoine est idiot, il le sait, sa maîtresse est une «great fairy», une reine magicienne, une éblouissante sorcière, une enfant irrésistible. Un témoin l'a vue, très jeune, sauter à cloche-pied dans une rue, rester sans souffle, mais, haletante, parler avec grâce, « faisant alors de son insuffisance une perfection ». Elle ne manque jamais d'air, Cléopâtre, elle sait que la meilleure défense est l'attaque, il n'est pas question d'abandonner son Antoine, qu'elle pousse d'ailleurs à la mort pour mourir avec lui dans un suicide indépassable. Ce seront les petits serpents du Nil, cachés dans un panier de figues, dont la morsure mortelle, sans souffrance, a été expérimentée par elle sur des tas de victimes.

 

Giambattista Tiepolo – La rencontre d'Antoine et Cléopatre, palais Labia à Venise (1746-47)
Tiepolo – La rencontre d'Antoine et Cléopâtre, palais Labia, Venise (1746-47)

 

 

   Elle est la seule femme au monde, elle défie l'Empire romain, elle lui prend le meilleur de ses généraux   (Shakespeare   lui-même). Octavie,   la femme  d'Antoine ?  Une  veuve,  vieille  déjà  de 30 ans, une naine à la voix sourde et morne (il ne pourra pas l'aimer longtemps), une statue sans vie et sans musique, qui se traîne au lieu de marcher, une idiote au visage trop rond, au front bas couvert de  cheveux  trop  lourds.   Pas  de  voix,   pas  de musique, pas de mouvement, c'est l'Occidentale absurde, alors que Cléopâtre, elle, est à elle seule tout l'« Orient ». Antoine, en revenant sans cesse vers elle comme à la lumière, l'appelle « mon rossignol ». Que faire contre un rossignol ?

 

   Elle aime son Antoine, et, mort, elle l'aime encore plus :

 

« Son visage était le ciel,

Il y avait en lui un soleil, une lune,

Ils suivaient leur cours,

Ils éclairaient ce o minuscule, la terre. »

 

   La terre est un « globule », un zéro, un point négatif par rapport aux deux astres de la nuit et du jour. Cléopâtre, au moment de s'appliquer le petit serpent   venimeux   sur   le   sein,   n'a   plus   rien d'humain comme Lady Macbeth, mais, à l'inverse de celle-ci, accomplit sa liberté dans une métamorphose :

 

« Ma décision est prise, et je n'ai plus rien

De féminin en moi. De la tête aux pieds,

Je suis de marbre, je suis immuable, je n'ai plus

L'insaisissable lune pour planète. »

 

   Ça y est : Isis en personne vous parle. Elle va rejoindre son époux humain, trop humain :

 

« Je viens ! Je suis feu, je suis air,

J'abandonne mes autres éléments

À la simple existence mortelle... »

 

   On peut, dans ce genre de disparition, « se séparer doucement de la nature », ce qui prouve que « l'atteinte de la mort est un aimant qui agrippe et fait mal, mais qu'on désire ».

 

  Elle est donc couchée et paisible. Une de ses suivantes parle :

 

« Si tu nous quittes ainsi, c'est dire au monde

Qu'il ne vaut pas la peine d'un adieu ! »

 

 Tout cela serait simple, s'il n'y avait pas, dans cette scène étourdissante (j'y suis ! j'y suis ! je sens tout ! je vois tout !), les deux suivantes de Cléopâtre, Iras et Charmian. Cléopâtre, avant de mourir, les embrasse, et leur donne « la dernière chaleur que dispensent ses lèvres ». Et, tout à coup, cette pensée jalouse (qui prouve qu'elle n'est pas de marbre) : supposons qu'Iras, qui vient de se suicider, rencontre dans l'au-delà «Antoine aux belles boucles ». Il la voudra, il la couvrira de baisers (comme dans la vie?). Être trompée dans la mort ? Pas question. Ordre au serpent, donc :

 

« Viens donc, être de mort, d'un seul coup de ta

dent aiguë,

Tranche le nœud inextricable de la vie.

Pauvre bête, tout en venin, mets-toi en colère,

Dépêche-toi ! Oh, si tu pouvais parler, et que je

puisse

T'entendre traiter d'âne le grand César

Qui n'aura rien prévu ! »

 

 Non, non, on ne veut pas que cela finisse. C'est la fin de l'après-midi à Alexandrie, il fait très chaud, comme il fait très chaud, à Venise, quand Othello étrangle Desdémone, et aussi à Londres dans l'encre noire de Shakespeare. Charmian (quel prénom!) vient de s'écrier, à propos de Cléopâtre :

 

« Étoile du ciel d'Orient ! »

 

L'autre lui répond :

 

« Paix, paix !

Ne vois-tu pas mon bébé à mon sein,

Qui tète sa nourrice au point qu'il va l'endormir ? »

 

   Une nourrice de serpents, drôle de lait transformé en sang. Charmian n'en peut plus, elle crie :

 

« Oh, brise-toi, brise-toi, mon cœur ! »

 

  Et l'autre :

 

« Antoine, doux comme un baume,

Tendre comme les vents les plus légers ! »

 

  Allons, il y a un autre petit serpent mortel dissimulé dans les figues. Elle le met, non plus sur son sein, mais sur le bras :

 

« Toi aussi, je te veux !

À quoi bon rester... »

 

  Charmian continue sa phrase :

 

« Dans ce vil univers ? Soit, adieu !

 Et enorgueillis-toi, ô mort, puisque tu tiens

Dans tes bras cette fille que rien n'égale,

Fenêtres voilées de soie, que je vous ferme !

Que des yeux si royaux ne te contemplent plus,

Phébus couronné d'or ! Votre couronne

Est de travers, je vais la redresser. Après,

Je pourrai m'amuser jusqu'à... »

 

  Charmian va s'amuser à mourir. César ne trouvera, comme traces de cette hécatombe (pas de sang, trois femmes endormies), que des traînées de bave des serpents dans les figues. Avant de mordre venimeusement des chairs délicieuses, les serpents ont bavé. Comme toujours, Shakespeare est cru et précis, comme aucun auteur avant lui. Quant à « Phébus cuirassé d'or », le soleil, c'est évidemment Apollon dans sa royauté surplombante. Cette invocation a son intérêt : avec la mort de Cléopâtre, on arrive aux derniers moments de l'Égypte hellénistique. Les Romains sont là, ils ont déjà trafiqué les dieux grecs, changé et affadi les noms, remplacé Zeus par Jupiter (au secours !) et Athéna par Minerve (mon Dieu !). Seules Isis et Cléopâtre ont compris cette catastrophe. Antoine aussi, déserteur héroïque d'un monde qui aurait pu être tout autre, et qui, du moins, l'a été le temps de cette passion effrénée.

 

  Cléopâtre, étoile d'Orient, étoile des amants, apparaît entre Iras et Charmian, la colère et le charme. Ne comptez pas sur le cinéma pour vous montrer Antoine avec ses trois femmes d'Orient, et ne comptez pas sur lui non plus pour vous donner la moindre idée de la conjonction improbable entre le soleil et la lune, Apollon et Isis. La censure veille partout, et les sorcières de Macbeth sont devenues les vraies prophétesses : désormais, le beau est laid, le laid est beau, le faux est vrai, le vrai est faux. Alors quoi ? Le Diable ?

 

  Les Romains ont vaincu, ils vont bientôt s'effondrer à leur tour, de longs siècles nous séparent encore de la Renaissance, c'est-à-dire du retour des Grecs, c'est-à-dire de l'Italie. Encore quelques siècles, et je retrouve, en catimini, Cléopâtre à Venise. Elle s'est débrouillée, elle a un passeport secret et sûr. Elle trouve que je ressemble à Antoine, on fait vivre cette ville à deux, comme jamais.

Selon les renseignements de Shakespeare (la grande poésie est toujours très bien renseignée), la magicienne s'est aussi appelée Jessica, cette fille ravissante qui a trahi son père, le buté Shylock. Elle lui a volé ses bijoux pour rejoindre un patri­cien vénitien, qui aime, comme elle, la musique. Scandaleuse Jessica, dont on parle encore (pas assez). Elle aussi est passée dans ma vie, j'entends sa voix, je revois ses yeux verts, son cou, ses bras, son sourire.

  ...

Philippe Sollers

 

 

Portraits de femmes, © Flammarion, 2013

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Philippe Sollers, Portraits de femmes, Flammarion, parution: 9 janvier 2013

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