Par Aliocha Wald Lasowski
L'Éclaircie, Philippe Sollers, éd. Gallimard, 240
p., 17,90 €.
Extrait
« On peut être sûr
que Manet n'aurait pas suivi son ami idéaliste Mallarmé dans ses recherches
ultimes aux confins du silence. Il n'y a pas pour lui de « circonstances
éternelles », et le naufrage du Bar n'a rien de tragique, une vaporisation tout au plus. Un coup de dés n'abolit
pas le hasard, mais un coup de pinceau le peut. »
Le dernier roman
de Philippe Sollers s'ouvre sur l'image d'un arbre céleste, un grand cèdre qui
s'enracine dans le temps, comme une majesté dans un monde où tout passe : « Le
cèdre règne, il protège, il paraît méditer, il bénit. » Grand totem de
l'enfance que fixe une photographie du narrateur, qui se tient près de lui,
avec sa sœur. L'image montre aussi « une clairière toujours vivante, une
éclaircie ». Petite scène du roman familial à Bordeaux, souvenir lumineux du
petit frère caché dans son arbre. La sœur a disparu, foudroyée par un cancer.
C'est d'elle que rêve le narrateur. Elle, dans le jardin d'autrefois ; elle,
près du cèdre ou de la véranda ; elle toujours, au cœur d'une éclaircie bordée
d'ombre. La voici qui réapparaît aux yeux du narrateur, lorsqu'il contemple le
portrait de Berthe Morisot au bouquet de violettes. Éblouissante dans le noir
éclatant du tableau. « Ce que Manet a découvert dans le noir? Le regard, la
beauté enrichie du néant. » Le noir comme lumière, comme éclaircie majeure,
nécessairement lié au féminin. Ecce femina. Les femmes, chez Manet (Victorine Meurent,
Berthe Morisot, Méry Laurent), chez Picasso (Eva Gouel, Marie-Thérèse, Olga, Dora Maar, Jacqueline), chez
Sollers (Anne la sœur, Sylvie la nièce, Lucie, la femme aimée), sont déesses,
amantes, sœurs. Divinités de la lumière. Anges de la peinture. « Les tableaux
parlent d'eux-mêmes. Cette blonde vient tout droit du XVIIIe siècle, elle a été
baigneuse chez Fragonard. » Manet, l'éclaircie signée Manet dans les ténèbres
du XIXe siècle, accompagne le narrateur au long du roman (comme le font aussi
les Illuminations de Rimbaud). En grand faune arpentant le boulevard, Manet
aborde les femmes pour faire des toiles - Olympia,
Le Déjeuner sur l'herbe, Un bar aux Folies Bergère, La Femme au perroquet, L
Asperge -, « des romans pleins de micro-poèmes ». Le même geste fait du
roman de Sollers une suite de tableaux pleins de micro-poèmes.
C'est Lucie, mécène et femme du monde, que le narrateur
rencontre à l'occasion de la vente d'un manuscrit légendaire : Histoire de ma vie de Casanova. « Lucie,
lumière, éclaircie. » Messagère de Dante, elle est l'âme sœur amoureuse, qui recrée un
paradis dans cette clandestinité que réclame toujours, chez Sollers, un amour
véritable. Ce sont aussi les photos de Picasso à côté de sa sœur Lola et la
magnifique Fillette aux pieds nus (1895), dont la robe rouge et l'écharpe blanche ancrent le visible et la vie
avec la même majesté que le grand cèdre du jardin. Anch'io ! « Et moi aussi, après
tout, je suis peintre », s'exclame le narrateur. Tel est le secret de l'œuvre
de Philippe Sollers. Pour Manet, les femmes de sa vie sont celles de ses
tableaux ; pour Casanova, celles de son Histoire;
pour Sollers, celles de ses romans, pour autant que le roman s'ouvre à
l'échange des cinq sens, à l'écoute des toiles, au toucher de la langue, au respir de la vie.
Palette, pinceaux, papier, papyrus, encre, stylo, machine à écrire. Sollers
nous apprend que lire est une expérience sensorielle. Les sens en éveil, les
goûts multipliés, le lecteur plonge dans l'aventure romanesque où se mêlent
désirs, pensées, rêveries, rencontres échappées. Les siècles se répondent. Le
scandale de la beauté est instantané. Au colloque des arts, les artistes
s'appellent. « Casanova me sourit au coin de la rue. Il fait beau, les rosiers
grimpants sur la terrasse de Gallimard, en face de mon bureau, sont en pleine
profusion rose et blanche. » Et toujours la peinture, en sœur aimée du
romancier : « Les tableaux où Lucie apparaîtrait, si j’étais peintre, devraient
être envahis par l'intensité de ce noir sans lequel il n'y a pas d'éclaircie.»
À travers sa richesse éclatée, dans son tempo alerte et démultiplié, dans cette
infinie vitesse à perte de vue à laquelle elle s'abandonne, l'écriture suit sa
ligne. Subtile. Amoureuse. La profusion fait progresser. «J'aurais tenu mon cap
au millimètre. » Chinois du IIIe siècle, Hsi K'ang croyait à l'existence des immortels. Sollers les a
rencontrés. Ils se nomment ici Dante, Bach, Casanova, Haydn, Mozart, Stendhal,
Nietzsche, Manet, Picasso. Qu'ils peignent, écrivent ou composent, le grand
cèdre résonne de leurs suites et de leurs variations. Le roman s'illumine. «
Picasso, peintre évadé en atelier, est lui-même un instrument musical », comme
l'est Sollers, par-dessus tout.
Aliocha Wald Lasowski
Le Magazine Littéraire 515 Janvier 2012 (PDF)