Philippe Sollers

 

Morand Chardonne Correspondance Paul Morand
 
Paul Morand

 


 

Paul Morand sur Proust

1. vidéo de Pierre-André Boutang. 2. Document de 1962

 


 

Un Français à New York

 

   La vivacité de Morand est de nouveau parmi nous, on ne s'en plaindra pas. C'est tout de même étrange, ce sommeil ambiant. D'où vient-il ? Que veut-il ? Où va-t-il ? De la lenteur, encore de la lenteur, vers la lenteur. Une accélération pour rien, un ralentissement sans jouissance. On dirait un programme. C'en est un. Mais masqué. Personne n'irait l'appeler par son nom, l'éternel esprit de pesanteur, sans risquer d'être désigné comme fou, camé, speedé, et j'en passe. N'employez pas plusieurs mots à la fois. Évitez les reparties trop vives. Vous avez vos réflexes instantanés bien stéréotypés ? Votre bonne mauvaise pensée bien pesante? Vous pouvez la montrer? Il vaut mieux. Taisez-vous et rentrez chez vous. On vous filtrera les nouvelles.

   Parfois, Morand semble écrire un peu n'importe quoi, c'est un surréaliste sec. Il est tout en mouvements, en raccourcis, cavalier surprenant et sûr. C'est l'art de la nouvelle, justement, lendemain de guerre, il s'en explique très bien dans sa préface de 1957 à Ouvert la nuit. « La nouvelle se porte bien ; elle est en train d'échapper aux périls où le roman est exposé (occupation du terrain par les écrivains philosophes, dissociation du moi, effondrement du sujet après celui de l'objet). La nouvelle tient bon grâce à sa densité... La nouvelle est une nacelle trop exiguë pour embarquer l'Homme : un révolté, oui, la Révolte, non. » Et encore : « J'essaie de me revoir tel que j'étais en 1922, au moment de mes premières nouvelles. Écrire me paraissait la forme la plus naturelle de l'appétit, de la jeunesse, de la santé... L'idée de durer littérairement m'apparaissait négligeable, plus que négligeable, obscène ; la pudeur et l'élégance de l'époque exigeant des adieux sans larmes à une civilisation moribonde. Un simple faire-part. »

 

   Partir, écrire directement, ne pas se préoccuper des résultats, avoir la cible bien nette en tête, et une main qui ne tremble pas : la forme s'ensuit, qui arrive à destination quel que soit le contexte de l'agonie en cours. La preuve, vous ouvrez ces livres, ils sont immédiats : « Depuis trois soirs on la voyait. Elle était seule, sauf pour les danses, qu'elle ne manquait pas, mais avec le professeur ou des copines. » Ou : « Sur cette côte abrupte, un bonheur plat commença. Un bonheur sans téléphone. » Ou bien : « L'Orient-Express traînait dans la nuit son public tri-hebdomadaire. Le même toujours. » Ou encore : « J'allais voyager avec une dame. Déjà, une moitié d'elle garnissait le compartiment. » L'attaque brève, le développement par saccades (souvent jusqu'au procédé), le dialogue à la limite de l'absurdité, le saut rapide au-delà de la description, la caméra faussement négligée, la chute. Somnambules ou languissants, s'abstenir. Tout est de la même encre, le merveilleux 1900, par exemple, qu'il faut relire en le transposant aujourd'hui; ou Hiver Caraïbe ; sans parler de la mitrailleuse d'Hécate et ses chiens, récit au galop à travers la perversion claquante, la phrase comme voyage instantané (« un continent par jour, voilà notre foulée »), sujet de la folie refoulante s'emballant dans le temps (« J'étais de naissance, de tempérament et de formation, huguenot. Bienséance, Convenance, Décence, ces trois fées réformées me suivaient depuis le berceau »). D'où un humour électrique, la diversité des étonnements, le sang-froid des observations. Préfacé par Marcel Proust (comment ne pas en mourir ?), le Diplomate contemporain de Claudel (comment survivre aux dossiers ?), le Demi-exilé de Vevey (c'est son côté Chaplin), l'Académicien (comble de ruse historique) est là, devant vous, dans une jeunesse éternelle, celle de la syntaxe et du coup de fouet verbal. C'est sans doute le meilleur écrivain français du vingtième siècle, en retrait de Proust et de Céline, bien sûr — il a compris ses limites —, mais loin devant les autres dont l'inutilité s'accroît chaque jour. Allons, au trot. Pas une minute à perdre. Et puis, un écrivain informé en vaudra toujours mille au moins. Tant pis pour ceux qui croient que leur existence suivra leurs fantasmes. On n'a qu'une vie. Elle est plus ou moins vécue et panoramique. Moteur.

 

   Donc : New York. À part le passage fameux de Voyage au bout de la nuit, on ne peut pas dire que la littérature française se soit illustrée dans cette dimension redoutable. Vous êtes à New York ou vous n'y êtes pas. Un Français, en général, n'y est pas. Et pour cause. Il sort de sa province, il lui est déjà difficile de connaître Paris, il méprise Balzac, l'imprudent, il croit que Proust appartient au passé copiable, son système nerveux, abruti par l'enseignement ou la dépression « moderne » instaurée en question de cours, tournera un peu autour de Columbia ou de New York University... On sera gentil avec lui, il comprendra vite qu'il n'a pas lieu, qu'il n'aura jamais lieu, — sans se rendre compte que c'était déjà fini au départ et, sans aucun doute, par sa faute. Il faut se débrouiller seul, à New York, sans papiers, sans garantie, sans réseau de soutien autre que factice. N'attendre rien, aucune reconnaissance, travailler pour soi. Tu n'es pas plus démuni, après tout, qu'un des dinosaures américains arrivant à Paris dans les années vingt. Problème de concentration physique. Tu verras plus tard, little French, à bientôt.

   Morand a vite vu, compris, dessiné la situation. Le livre est publié en 1930, moment du grand tournant : économique, technique, géopolitique. Il est un des seuls Européens à saisir l'événement. D'où sa tentative de le maîtriser, dans un livre qui est à la fois un essai de mythologie, une prophétie nerveuse, un guide touristique, un reportage, un traité d'ethnologie, une longue nouvelle. Le New York de Morand est un peu comme le Londres du Pont de Londres de Céline. Que ne sont-ils restés tous les deux de l'autre côté du Channel ou de l'Atlantique au lieu de se mêler à l'explosion du Vieux Continent ! Une tout autre histoire de la littérature aurait pu se dérouler alors. Replantons un instant le décor : l'entre-deux-guerres, le fascisme et le stalinisme, les deux pôles d'attraction que sont, pour les intellectuels et les écrivains, Berlin et Moscou... Ces deux dernières villes n'étant d'ailleurs (Morand dixit) que des « New York ratés », — jugement d'une lucidité singulière au moment où la boussole s'affole... Mais il va être trop tard : l'idéologie a frappé, l'horizon philosophique de propagande d'un côté, la maladie raciste et antisémite de l'autre (dont on va trouver les traces révélatrices même dans ce volume en apparence si « détaché »). Céline va s'enfoncer dans la malédiction de ses Bagatelles qui l'entraîneront de l'Allemagne jusqu'au Danemark. Elle sera loin, la fée Virginie du Pont ! La féerie des parcs ! Le rythme gratuit à rouler de rire ! Quant à Morand, il sera, lui aussi, du « mauvais côté » — et nous serons obligés, nous, citoyens moraux, de subir l'emphase pseudo-métaphysique de Saint-John Perse ou de Char, les romans surfaits d'Aragon, les pièces bétonneuses de Sartre, la prose compassée de Camus. Le manichéisme à bascule prendra possession de l'appréciation du langage : Droite /Gauche ça dure encore.  Marche titubante et ruineuse,  chacun les siens, je ne vous parle pas, je ne vous lis pas. Il est à craindre que le siècle finisse sur ce Une/Deux ! — tournant de la tragédie à la farce. La critique littéraire est devenue leçon de civisme et nous aurons de plus en plus de bouffons politiques sinistres par refus de penser l'au-delà du goût. Tant pis. S'il n'y a plus qu'un lecteur, lecteur, vous serez celui-là, n'est-ce pas ? Vous emporterez bien quelques livres avec vous pour voir, à l'usage, loin des demandes de vote et de pétition, ce qui tient le coup ? D'autant plus que le problème, aujourd'hui, n'est plus l'émergence de New York : New York est, en un sens, partout et nulle part. À Tôkyô, à Rio, à Mexico, demain à Pékin (j'ai rêvé au Pékin de 2050 dans la Cité Interdite)... Et c'est ainsi que resurgit la vieille Europe et, en premier lieu, Paris. Si on écrit encore des livres — mais oui —, ils porteront la cicatrice de ce bouclage géant, chaotique, en même temps que d'un bizarre retour au calme, comme si rien ne s'était passé. Il ne se passe jamais rien, d'ailleurs. Sauf que ce rien va à toute allure. Voyez Proust soucieux, dans Le Temps retrouvé, de mettre La Recherche dans la perspective bouleversée de la Première Guerre mondiale : bombardements, uniformes, hôtel de passe nouveau, éclatement au grand jour de l'homosexualité générale (comme si la mort de masse la révélait), décomposition accélérée des personnages, recomposition des intérêts dans l'amnésie, selon les mêmes actes d'aimantation secrets... Et Céline, dans Maudits soupirs pour une autre fois, virtuosité poignante du concert verbal, à Montmartre, sous de nouvelles bombes... Chassé-croisé avec les Américains ? Hemingway à Cuba, Pound à l'asile, Faulkner replié au Sud... Montparnasse, New York... Artaud du Mexique à l'Irlande, puis à Rodez... L'histoire des migrations littéraires reste à faire, il nous manque la vue du Temps déplacé.

 

   On sent bien l'ambition de Morand, dès les premières lignes. Reprendre le récit là où Chateaubriand l'a laissé... « Silence. Les dernières vagues atlantiques se jettent sur une pointe de rochers bruns pourpres et s'y déchirent »... Nous entrons dans une superproduction. Il faut être à la mesure de l'audiovisuel qui s'annonce. Et pour régler ce New York déjà énorme, incontrôlable, le mieux est d'en raconter la naissance misérable, hasardeuse, locale. Pour comprendre, comme magiquement, son expansion et son évolution foudroyante, on en récite l'origine mythique. Construction simple, la ville s'y prête : en bas, au milieu, en haut. J'ai habité chacune de ces trois villes dans la ville : les quais de l'Hudson et leurs soirs rouges ; la 28e Rue et son air d'Europe ; Morningside Drive et les mouettes planant sur Harlem... Le grand changement (j'arrive là en 1976), c'est que j'ai connu une ville « apaisée », enfin victorieuse de la planète, en train de s'arrêter pour se contempler. L'élégant World Trade Center est maintenant là pour longtemps, en pointe. Plus de frénésie comme dans les années soixante  et cinquante (« tu arrives trop tard, ça repart dans l'autre sens », me dit une amie dans l'avion). New York est en plein vol, la bonne technique, pour un insecte humain, est de s'y glisser sans bruit, de prendre sa distance intérieure, de rester chez soi, d'écouter en profondeur. Petit appartement anglais de Jane Street, dans le Village, je pense à toi... Aux terrasses du vingtième étage bourrées d'antennes... Confort des fauteuils de cuir, soleil violent dans les plantes vertes, c'est là que j'ai écrit, dans une solitude quasi totale, la plus grande partie de mon Paradis... Je finissais par sortir, je prenais des taxis en tous sens, j'ailais dormir au début de l'après-midi sur les quais de planches où passaient des hallucinés du jogging, éclat de l'été indien à New York, je rentrais tard, télévision de nuit, marges espagnoles, une seule réalité : le dollar et l'espace ouvert, sans limites. Il y a désormais un New York définitif, électronique, sans grand intérêt, sauf pour une aventure intime. Le Français ne l'a pas encore compris : il arrive, coincé ; personne ne fait attention à lui, il disparaît ou s'enrhume. Il s'ennuie. Et pourtant rien de grave puisque, précisément, il ne se passe rien. Le rien scintillant de New York est le programme de la Terre. Le Messie est venu, il s'appelle régulation technique. Ce n'est pas possible ! Le Temps doit aller quelque part ! Mais non. La bombe a explosé de l'intérieur : répétition, annulation incessante de tout par tout. Débrouillez-vous avec cette apocalypse tranquille.

   Tranquille à présent, c'est-à-dire qui a digéré la violence qui l'a constituée et continue, mais invisible, de la nourrir. Morand tente bien de s'appuyer sur Whitman et ses visions, il essaie de penser que, comme New York a eu un début, il pourrait avoir une fin... C'est le moment où, séduit, il doute, il rêve d'un effondrement possible... Mais il sait qu'il n'en sera rien : « New York est ce que seront demain toutes les villes, géométrique. Simplification des lignes, des idées, des sentiments, règne du direct. » Si l'on cherche la complexité et la complicité en dehors de soi, alors, en effet, c'est terrible. Le collectif est réduit à sa plus simple expression, dissous. Attendre quoi que ce soit des autres, et on est effacé sur place. Mais quelle liberté, justement ! Quelle chance de méditation ! Mieux que dans un désert, bien sûr. L'hallucination, ici, est vaincue par tous les moyens et « la grande ville est le seul refuge contre l'intolérance, l'inquisition puritaine »... Les États-Unis, sans cette grosse pomme de New York, seraient (et sont le plus souvent) un pays de plomb religieux. Il fallait une formidable mécanique pour user toutes les contradictions, les croyances, les velléités régressives — les phénomènes,  quoi.  C'est  fait.   L'intérêt du « Morand » est d'enregistrer le moment exact où c'est en train de se faire. Les gratte-ciel : « ils s'affirment verticalement comme des nombres, et leurs fenêtres les suivent horizontalement comme des zéros carrés, et les multiplient... La rage des tempêtes atlantiques en tord souvent le cadre d'acier, mais, par la flexibilité de leur armature, par leur maigreur ascétique, ils résistent... Aveuglé par l'Atlantique ensoleillé, je me trouve en plein ciel, à une hauteur telle qu'il me semble que je devrais voir l'Europe ; le vent me gifle, s'acharne sur mes vêtements ; près de moi des amoureux s'embrassent, des Japonais rient, des Allemands achètent des vues; comment décrire de si haut cette métropole en réduction, c'est de la topographie, de la triangulation, non de la littérature ». Mais si, c'est encore de la littérature, la preuve. Depuis le « vieil océan aux vagues de cristal » de Lautréamont, ou « Les Ponts » des Illuminations de Rimbaud, les phrases se poursuivent, roulent, se pressent. Il vaut mieux ne pas avoir le vertige, Morand ne l'a pas. Sa prose, éprouvée par la nuit voyageuse, résiste, elle aussi : « Les gratte-ciel s'élèvent, sur une ligne, pareils à des lamaseries dans un Lhassa inexpugnable »... Broadway, la 5e Avenue, la Bourse, la Presse : il note bien la nouveauté spatiale et temporelle de la circulation de l'argent et de l'information (qualité essentielle pour un écrivain), son projet de réseau mondial, sa vitesse, ses volumes. « En quelques secondes, j'apprends que dans cette journée où, pour moi, il s'est passé si peu de chose, le quatre-mâts Lucifer a été coulé, que le premier prix d'Exposition d'horticulture cubaine a été donné à une plante cobra, que le sénateur Lafolette est champion de bridge de Miami et que les Musulmans se sont révoltés, il y a trois heures, aux Indes. » Rien de bien différent aujourd'hui où, allongé sur son lit, jetant un coup d'œil de temps en temps sur l'écran rose, un habitant peut, avec Reuter News, lire en lettres blanches tous les télex, suivre en bleu, en haut, le cours des monnaies en fonction du dollar, et en bas, en vert, les prévisions météo (cloudy !). Le tout sur fond de musique classique : par exemple (ça m'est arrivé) Prélude à l'après-midi d'un faune, de Debussy. La discothèque compacte universelle rythmant les événements, quoi de mieux ? Une catastrophe aérienne ou une guerre changent évidemment un peu de couleur selon qu'il s'agit de Vivaldi ou de Wagner, mais qu'importe ? Vous êtes mort depuis longtemps vous-même, et tout le monde avec vous. Vous n'avez qu'à profiter de ce surplus de perception accordé au temps atomique. Si vous mettez le nez dehors, l'Océan vous rappellera que vous êtes en vie, mais dans d'étroites limites physiques, dans un espace hyperdilaté. Le climat de New York, d'un extrême à l'autre, froid coupant et enthousiasmant, chaud accablant et tuant, c'est le rappel de la relativité générale. L'Atlantique a raison depuis toujours, c'est bien mon avis. Et puis, en été, Long Island est tout près, on part le vendredi soir pour Southampton, Easthampton... Week-end à Bellport...  Langoustes, glaces, champagne... « Toute élite qui arrive au luxe aboutit au français. » Est-ce encore vrai ? Mais oui, courage. Malgré les vins californiens, les bordeaux gardent leurs positions. Et ils les garderont, malgré les attaques que l'on sent violemment intéressées, jalouses... Le fait de ne mettre en avant, à New York, que des écrivains ou des artistes français cafouilleux, timides (« il ne se passe rien en France ») fait partie de ce complexe profond, durable, alerté... Du bon français ? En voici encore, du côté de Washington Square : « Je retrouve les maisons rouges du square, à portes et à volets verts ; le soleil de l'après-midi les gaine, comme des meubles de l'époque, d'un velours magenta. » Un vrai café, au Reggio, en l'honneur de Morand, pour le mot magenta !

 

   Ce que Morand perçoit, ne voit qu'en partie — ne peut pas discerner complètement —, c'est la nouveauté fantastique de New York quant au réglage des populations qui l'irriguent, la grande expérience d'intégration et de mixité ethnique dont l'Europe — et singulièrement la France — hésite encore à tirer la leçon. Leçon pourtant irréversible. Et c'est ainsi que ce New York comporte des passages hautement symptomatiques dès qu'il s'agit des Juifs ou des Noirs. De même que l'Affaire Dreyfus date la Recherche du Temps perdu, et Bagatelles, Céline ; de même les réflexions que l'on trouve ici, en 1930, prouveraient, s'il en était besoin, à quel point ce « thème » est celui du vingtième siècle, au même titre, diront les historiens de l'avenir, que le nihilisme quotidien, l'homosexualité ou la drogue, sans parler, vers la fin, des greffes, du sida, de la procréation artificielle et de ses répercussions biologiques, éthiques et pathétiques. Rien ne sert de s'indigner, il faut rire à temps. Mais ce n'est pas sans malaise (malaise par rapport à Morand qu'on aurait pu croire, à tort, plus en éveil par anticipation) que l'on lit la description de « cette population grouillante, crasseuse, prolifique et sordide... Un immense folklore local, dans le théâtre yiddish américain comme dans le roman, ressasse à l'infini la scène du vieux père, inassimilable et botté, avec ses rouflaquettes grasses s'échappant de son melon verdâtre, le Talmud sous son châle de prières, maudissant en russe ses enfants devenus américains, qui ne le comprennent plus ». Ou encore : « Il est neuf heures du soir. À cette heure-ci où sont les Juifs ?... Ces publics, femmes en cheveux, hommes sans cols, cheveux crépus, yeux éclatants, bouches charnues, teints livides, me transportent soudain dans les théâtres actuels de Moscou : pas une retouche à faire, rien à changer... » Rien à changer, en effet, à la bonne vieille perception antisémite du monde, dont les Français se seront faits (point à élucider) une spécialité nationale, au point de pousser littérairement le genre jusqu'à ses extrêmes. Visite à un journal : « J'arrivai enfin au bureau du directeur. M. Ochs ressemble un peu à Lord Rothschild et un peu à Max Jacob. M. Ochs m'expliqua d'abord, avant de m'avoir fait asseoir, que les Juifs sont une grande race. Ensuite, il me mena à la fenêtre... » Ou encore : « Ici tout est bon marché, clinquant et camelote, sauf les boutiques d'objets religieux : quand il s'agit d'acheter un Talmud, un chandelier de cuivre, un châle, un calendrier rituels, rien n'est trop cher. Une odeur de saumure et de bottes graissées couvre tout. Jesus saves ! s'exclament les affiches de l'Armée du Salut. À d'autres! Au-dessus de cette foule pauvre, mais qu'on devine parfaitement satisfaite de son sort, étincelle un mot magique, qui domine tout : " DIAMANTS ". »

   Une fois de plus, nous sommes en 1930, mais cette « couleur » se passe de commentaires. Morand, décidément, n'était pas grand lecteur de la Bible [1] . Nous sommes habitués à ces dérapages, on les trouve, plus ou moins marqués, à peu près partout, et on devrait plutôt se demander pourquoi le terme de « révisionniste », qui a été une scie de la langue de bois communiste, s'est d'abord appliqué aux dreyfusards pour désigner maintenant les pseudo-historiens attachés à nier le génocide des Juifs par les nazis. Morand antisémite ? Sans plus, en passant, de façon paternaliste. On a vu pire. Là où nous sursautons encore, c'est en arrivant à Harlem : « Le wagon [du métro] s'est changé en un wagon de nègres ! Suspendus aux poignées de cuir par une longue main noire et crochue, mâchant leur gomme, ils font penser aux grands singes du Gabon. » Non, mais ! L'angoisse du crochu : traité à faire. Je repense, moi, à mes nuits au Sweet Basil sur la 7e Avenue : si un groupe humain, hommes et femmes, pouvait incarner l'élégance immédiate, c'était bien la population noire. Résumons : une bonne Bible (j'ai toujours celle à couverture de cuir vert sombre que j'ai achetée là-bas), et le jazz : deux tests, deux façons d'éviter l'erreur. Et pas l'une sans l'autre (et réciproquement). D'ailleurs, Morand serait sans doute surpris : il a écrit cela en courant, sans acrimonie particulière, sans haine. Sauf que ce sont des stéréotypes et qu'un écrivain, en principe, ne devrait pas s'en permettre un (ou alors, mis en abîme). Poids des conversations et des imprégnations collectives. Autant on peut admirer qu'un individu puisse dire à ce moment-là, au milieu de tant de délires : « Je crois que les forces spirituelles de l'humanité ne sont pas l'apanage d'un pays ou d'une race, mais de quelques hommes, de toutes origines, réfugiés sur un bateau qui fait eau : là où la coque me semble encore la plus solide, c'est aux États-Unis » (Mussolini et Staline sont déjà là ; Hitler arrive), autant on peut s'étonner qu'il se contredise aussitôt : « Nous pensons à New York avec orgueil... C'est nous, race aryenne, qui avons fait cela ! » Étrange, puisqu'il écrit aussi : « L'Europe, cette mère, a envoyé à New York, au cours de l'histoire, les enfants qu'elle désirait punir : d'être huguenots, quakers, pauvres, Juifs ou simplement des cadets. Elle a cru les enfermer dans un cabinet noir, et c'était l'armoire aux confitures ; aujourd'hui ces enfants sont gros : ils sont le centre de l'univers »... Dont acte ? Sur le fond ?

 

   New York n'était pas prévu au programme religieux et philosophique : le phénomène a eu lieu quand même, et on pourrait faire l'histoire du vingtième siècle en montrant que c'est de ne pas vouloir le savoir que la folie a gagné des individus et des continents entiers. Répétons-le : Morand est presque seul, parmi les Européens lucides. J'aime ce paragraphe parce qu'il dit bien l'explosion comme le déracinement général de l'époque : « New York est surchargé d'électricité. On se déshabille la nuit au milieu des étincelles, qui vous crépitent sur le corps, comme une vermine mauve. Si l'on touche un bouton de porte, un téléphone, après avoir frôlé le tapis, c'est une décharge ; on a des éclairs bleus au bout des doigts... " Je vous serre la main à distance, m'écrivait Claudel de Washington, heureux de vous éviter une commotion. " » On comprend que Morand fasse de la Batterie son centre d'exploration. Mais New York, aujourd'hui, est moins nerveux que Paris, c'est plutôt une ville douce, spacieuse, taxis jaunes qui s'arrêtent, libres, dès qu'on lève le bras, je me suis demandé cent fois si j'allais décider de vivre en partie là-bas, New York, Paris, l'Italie, triangle fondamental. Contrairement à ce que pensent ceux qui, des deux côtés de l'Atlantique, auront toujours dix ou vingt ans de retard, c'est New York maintenant, qui redevient peu à peu la province, immense et technique, soit, mais appelant le séjour, la villégiature, le repos. Regardez Morand : il est tout le temps dehors, il ne rentre que pour sortir, il découvre un espace privé d'intériorité, vaporisé, projeté en l'air. Mais on peut à présent passer des jours enfermé, monter sur les toits et les terrasses s'il fait trop chaud, écouter le silence poudroyant de la ville, suivre la course immobile du soleil qui a l'air de ne jamais se coucher — hauteur du ciel qui, à Paris, « pèse comme un couvercle », vent tordu comme un mauvais linge du bassin parisien —, se retirer chez soi, donc, avec l'Océan et une bonne bibliothèque comme sauvée des eaux. Le confort de New York est monumental : rien ne semble le menacer. Davantage de temps, loin de tout, pour regarder la peinture. À la Frick Collection, par exemple, où tout à coup, un jour de novembre, j'ai vu comme pour la première fois, Fragonard, les panneaux de Louveciennes refusés par Madame du Barry à qui, par leur liberté de mouvement, ils donnaient sans doute le vertige. Craignant de perdre la tête en regardant ces peintures sur ses murs, elle l'a perdue tout à fait, plus tard. Fragonard ou Robespierre : il fallait choisir. « New York sera le centre de l'Occident, le refuge de la culture occidentale », dit à Morand un de ses interlocuteurs. Il y a, en tout cas, beaucoup de dix-huitième français à New York, dans les collections privées. La fable de l'art moderne, c'est pour l'extérieur : tout en haut, on stocke Louis XV. Madame Bartholdi, en statue de la Liberté, nous prévient de ne pas accorder trop de crédit au kitsch ambiant. Déesse du kitsch, oui, elle l'est, mais sans conséquences. Il y a plusieurs marchés concentriques ou parallèles, et les valeurs, quand il le faut, sont exactement pesées. « New York, écrit Morand, va avoir bientôt son musée d'art moderne »... Prestigieux MOMA, mais qui, lui aussi, semble aujourd'hui saturé, comme s'il avait pleinement rempli sa mission historique. Le point de retour — avec toutes ses répercussions visibles et invisibles —     porte un nom : Guernica. Picasso et Matisse ont déclenché la peinture américaine (Pollock, De Kooning, Rothko), mais cette dernière est-elle allée plus « loin » qu'eux ? Eh non, tout le monde le sait, mais c'est une vérité qui blesse le grand fantasme new-yorkais : table rase et nouveau calendrier à partir de 1939. Maintenant, Guernica, à Madrid, surplombe le Prado, et il s'agit là d'une des plus étonnantes victoires de l'art sur la guerre, la politique, l'idéologie, la démence humaine. Il ne reste plus au MOMA que cet autre symbole capital du renouvellement des formes : Les Demoiselles d'Avignon (que je suis allé voir presque tous les jours pendant trois mois). Qu'elles reviennent elles aussi en Europe, les Demoiselles, et le tour sera joué. Le tour du monde, enfin, de la petite planète où nous sommes. Le musée Picasso à Paris ? C'est la limite même de New York (où d'ailleurs, Picasso, pas plus que Joyce, n'a jamais mis les pieds). Un coup dur pour la fondation de la nouvelle ère... Le calendrier grégorien reste ce qu'il est : inamovible malgré la Révolution et les Nouveaux Mondes. Fragonard, Picasso : deux boussoles pour le civilisé anesthésié par les proclamations futures, futuristes, futurisantes.  Les mousquetaires ironiques du dernier Picasso ? La chapelle de Matisse à Vence [2] ? Deux défis conscients à l'art « moderne ». Une désorientation exorciste et volontaire du Temps.

 

   L'épopée de New York est donc terminée : elle aura signifié, dans un pli de l'histoire voué à la mort, une volonté de vie, de survie, d'invention sans précédent et probablement sans suite. Ce qui va avoir lieu, on le pressent : un réglage tous azimuts par rapport à cette surrection dans un naufrage quasi général. Une mise au point longue, lente, patiente, pleine de conflits, de freinages, de régressions transitoires. En ce sens, oui, le « calendrier » a changé. Jérusalem est là, ce qui ne veut pas dire pour autant la fin de Rome. L'islam sortira-t-il du Moyen Âge sans destructions inouïes ? Les Chinois, comme les Japonais, viendront-ils de plus en plus nombreux voir l’Olympia de Manet à Paris ? On l'imagine. On l'espère. On écrit dans ce sens. En attendant, New York restera pour longtemps en avance sur le mouvement horloger planétaire. C'est en dollars que nous pensons, plus ou moins consciemment. La vie suit son cours, qui n'est rien d'autre que la démonstration complexe et permanente de l'échec des exclusions, des refoulements, des volontés de ne pas savoir. L'exclu prospère de l'injustice dont il a été l'objet (à grandes injustices, grandes victoires) ; le refoulé fait forcément retour, c'est une loi ; la volonté de ne pas savoir se fissure, est obligée d'abandonner une forme de censure pour en inventer une autre. On ne « lève » pas le refoulement, mais il se déplace, c'est ce que semble dire, en même temps que le vieux Viennois, l'aventure appelée New York. Morand écrit : « Rien ne peut détruire Paris, nef indestructible. Paris existe en moi : il existera malgré Dieu, comme la raison. » Comme si « Dieu » n'était pas, tout comptes faits, la raison même ! Ce doit être pour ça qu'il semble monopoliser, périodiquement, toutes les folies. La raison a son dieu que Dieu et la Raison ignorent ; New York paraissait déraisonnable, une crise urbaine sans lendemain, au moment où l'Europe allait s'engager dans un énorme suicide collectif ? Simple pulsion anticipatrice, vases communicants, thermodynamique secrète. Il fallait drainer, sauver, entreposer, surgreffer et multiplier un résultat encombré de deux siècles, pour pouvoir passer à la spirale suivante, celle qui nous attend.

 

   Je peux donc rêver qu'ils sont tous embarqués ensemble et réunis pour une soirée là-bas : Proust, Picasso, Céline, Matisse, Claudel, Morand, Giacometti, Artaud, Breton, Drieu, Aragon, Bataille... Certains ne veulent pas se parler ? Mais si, voyons, le vaisseau est déjà au large, la traversée sera longue. On a laissé en deuxième classe les savants et les professeurs, les différents philosophes montés en première à la faveur des destructions de la guerre. Pas de journalistes. Ni radios ni télévisions. Entrent maintenant dans le bar immense : Joyce, Pound, Kafka, Faulkner, Hemingway, Borges, Nabokov. Il y a plein d'hôtesses ravissantes. La grosse dame, dans un coin, que Picasso crayonne d'un trait sec et cruel, c'est Gertrude Stein sur qui se penche le spectre noyé de Virginia Woolf. Le Midnight : c'est ainsi que s'appelle le restaurant du 2003, lointain successeur du Demi-Lune hollandais commandé par l'Anglais Hudson, nouveau Titanic intergalactique en train de revenir vers l'Europe. Le personnel est impeccable : sévère maître d'hôtel (Samuel Beckett), chef de rang farceur (Alain Robbe-Grillet), sommelier réservé (Claude Simon),  vestiaire méditatif (Michel Butor), liftier imperturbable (Robert Pinget), dame de compagnie charmante (Nathalie Sarraute), caissière impériale (Marguerite Duras).  Ils ont tous été recyclés et entraînés au Lindon's Club par un steward native, Tom Bishop, ex-correspondant du petit noyau dur Verdurin. Il est déjà question de former des garçons plus jeunes, bien décidés à marquer leur place le plus vite possible, comme au grand hôtel de Balbec. Tiens, voilà Milan Kundera avec Philip Roth. Et Thomas Bernhard, qui a l'air irrité contre Samuel Beckett. Peter Handke voudrait bien, timidement, échanger quelques mots avec Marcel Proust, mais ce dernier (incontestable vedette de la soirée) écoute, sans réagir, une improvisation hilarante de Kafka. Personne ne paraît vouloir adresser la parole à Céline, je m'en chargerai donc, bien que j'aie plusieurs questions de la plus haute importance théologique à poser à Joyce (Proust, lui, m'a donné rendez-vous pour un entretien approfondi et chaste, dans sa cabine, « plus tard »). Le pauvre Joyce semble d'ailleurs coincé par les Latino-Américains, les Africains et les Japonais. Je tente de me frayer un chemin, au milieu des invités de plus en plus nombreux, dont je ne peux pas citer tous les noms (noms d'ailleurs aboyés sur le seuil par un solide huissier suédois dont le sobriquet, me dit-on, est « Nobel »). Au passage, quand même, je félicite Morand pour son New  York d'autrefois. « Je n'osais pas, me répond-il avec sa courtoisie légendaire et chinoise, non, je n'osais pas rêver cet encens. »

   Dix-huit heures quinze : les mouettes crient, les cloches sonnent de partout dans le ciel rouge, au-dessus de l'eau-mercure bouillonnante. Je pense à la 5e Avenue où il est maintenant midi et quart : je marche vite, là-bas, dans le vent coupant, je monte déjeuner au 666, en face de Saint Patrick. Ici, en revanche, pendant que je bois mon whisky, le Diamond, bleu et noir, de Panama, l’Orpheus blanc, d'Athènes, entrent lentement au port. Les messes recueillies du soir commencent à Saint-Marc, à la Salute, au Redentore, à San Moise, à Santa Maria del Giglio, aux Gesuati, dans l'ombre glissante. Nous avons droit au présent perpétuel. C'est le moment qui nous vient.

 

Venise, septembre 1987

La Guerre du Goût, pp.56-75, folio n°2880

 

 

 

Le swing de Morand

 

 

   Reprenons vers les années 20 : tout aurait pu être différent, une autre histoire se laisse inventer dans l’ombre. À un bal chez les Beaumont, Marcel Proust fait une apparition. Le jeune Paul Morand, fils d’un artiste peintre, commence sa carrière protégée dans les ambassades, après avoir été employé au Chiffre pendant la guerre. Paris est le centre du monde : dadaïsme, cubisme, surréalisme, Picasso, Joyce, Stravinski. Le temps, la nuit et les femmes changent de profondeur ; une nouvelle civilisation se venge vivement du dix-neuvième siècle. La circulation déborde, devient folle. Morand (« En 1925, chacun sa drogue. J’avais pour stupéfiant le voyage »...) est partout et nulle part. On le voit à Londres, à Bangkok, au Japon avec Claudel, en Chine, à Venise, en Afrique, aux États-Unis. Image : en 1928, hommage rendu à Proust après sa mort, un bal a lieu chez le prince de Faucigny-Lucinge. Morand est déguisé en Charlus, sa femme en Mme Verdurin, Valentine Hugo (l’illustration manque) en Sodome et Gomorrhe. Morand ? Il est déjà reparti. En 1934, il est en Italie avec Josette Day, une actrice. Et puis en Égypte, en Arabie, au Yémen, en Irak, en Syrie. En 1938, il représente la France à la Commission internationale du Danube, à Bled, en Slovénie. Le style, c’est l’homme ; mais l’homme est désormais très pressé. Tout bascule ? Non, le coup d’arrêt est donné tragiquement pendant cinquante ans : Staline, Hitler, et la suite.

 

   Morand, davantage par goût du confort conjugal que par conviction, se retrouve du mauvais côté de l’Histoire. Parmi d’autres signes pénibles, on est navré d’apprendre, par exemple, qu’il a renoncé, en 1942, à une adaptation cinématographique de Nana parce que le sénile Pétain trouvait Zola immoral. Morand est donc par la suite compromis, révoqué, mis à l’index, exilé, republié, réintégré, refusé puis accepté à l’Académie, mornes secrets, molle affaire. Admiré par les uns, censuré par les autres, jusqu’à ce que le combat cesse faute de combattants dans la grande indifférence mécanique de la marchandise. Et ses livres ? Après les années folles, celles de feu et d’abjection, celles d’explosion et de plomb, celles de corruption et d’annulation, les revoici devant nous. Sa prose a été l’occasion, dès le début, d’un des textes critiques les plus importants de Proust : la préface, en 1920, de Tendres Stocks (rien que cette préface, et ses sous-entendus, mériterait une longue analyse). La meilleure définition de son style est sans doute celle que lui écrit Claudel (qui sera choqué par L’Europe galante comme, plus tard, monseigneur Grente par Hécate et ses chiens) : « Vous allez vers les choses en trombe rectiligne. » Même André Breton est séduit par cette irruption rythmique (mais Breton n’aurait jamais imaginé une phrase du genre : « Je couche avec certaines femmes pour avoir avec elles des rapports apaisés et confiants. »)

 

   La nouvelle, dit Morand, est de l’os. C’est la situation d’un narrateur sans cesse aux aguets, multipolaire, immergé dans le système nerveux de l’époque : « Quand les mauvaises mœurs sont publiques, elles doivent l’être aussi dans les livres. » Une attaque descriptive ? Voici : « La matinée était très sucrée. La chaleur traversée d’un vent frais qui relevait les robes. Les coqs chantaient. Personne n’objectait rien à rien. » Clarisse, Aurore, Isabelle, Ursule, Daphné, ont l’air de se réveiller ces jours-ci. Ce qui sent juste se conçoit clairement, et les phrases, pour le dire, arrivent aisément avec les mots qui conviennent. Ni pudeur ni impudeur, aucun larmoiement.

 

 

Avec son air de cavalier chinois, Morand est l’amant français idéal, aux antipodes du parvenu en limousine ou de l’empoté exotique. Il a l’électricité jazzée de Crébillon fils. Même brefs, les écrivains sont toujours trop lents, pathétiques. Qu’est-ce qui excite une femme ? Lisez Céleste Julie ! Comment peut-on être le même homme en étant décrit de façon si contradictoire par trois femmes ? Réponse dans La Glace à trois faces. Que dire, pendant un dîner, à la femme qui aime la même femme que vous ? Leçon dans Les Amis nouveaux. L’ironie est serrée, le dialogue souplement concurrent du récit, on entend les voix, on capte les attitudes, le non-dit est un élément moral. Cinq coups de pinceau : « J’eus la chambre 217. Elle était neuve et sentait la colle. Un cafard traversa sans hâte le tapis. Dans un tiroir, on avait oublié un as de trèfle. Je commandai un dîner pour deux. » Proust a certainement lu avec étonnement cette séquence de Clarisse : « Dès que ma mère m’avait embrassé et bordé, je sortais de mon lit. La fenêtre ouverte donnait sur le balcon et sur la rue. Ce balcon était toute ma joie. Je sens encore sous mes pieds nus son plomb chauffé par le soleil qui s’y attardait jusqu’au soir ; j’ai encore sur la langue le goût frais de l’appui en fer que je léchais... » Morand se déplace, mais il garde le mouvement sur place, la relativité généralisée. C’est la situation elle-même qui regarde, écoute, dispose des volumes et des rapports de forces. « Elle est plus fermée qu’une jeune fille, qu’un prêtre. Le secret professionnel. Elle tient ses songes sous clef. Personne n’a jamais réuni contre elle de preuves ou commencements de preuve. Elle ment quand il le faut. » On peut, ces temps-ci, relire ce chef-d’œuvre : Je brûle Moscou. Mais toutes les nuits de Morand sont brûlantes : « J’habite en elles comme au creux d’une caverne, d’une noire erreur, seul, ou avec mes sœurs extravagantes. » Etrangeté de la simplicité immédiate : « Je me déshabillai. J’éteignis. Il faisait chaud dans le salon, une chaleur artificielle, sans agrément, au fond de laquelle je fus forcé de m’endormir vite. » Ou encore : « Je n’indiquerai pas toutes les conséquences que ce baiser eut pour moi. Il faut dire qu’il était exceptionnel. » Ou encore : « En public, elle témoigna délibérément que je n’existais pas. Jamais elle n’oublia de m’oublier. »

 

   Morand est un des rares écrivains non somnambules ou non hypnotisés de ce siècle qui aura connu beaucoup de dormeurs et d’hallucinés. Peut-être à cause de cette confidence qu’on peut tenir pour autobiographique, dans l’Éloge de la marquise de Beausemblant : « Je suis une mer fameuse en naufrages : passion, folie, drames, tout y est, mais tout est caché. »

 

La Guerre du Goût, pp.338-342, folio n°2880

 

 

 

 

Morand, quand même

 

   On peut décider d’être sévère avec Morand, c’est facile. Le procès est vite expédié : les origines bourgeoises, le succès, la fortune d’un riche mariage, Vichy, l’antisémitisme, la misogynie, l’homophobie, l’Académie, l’absence de repentir, l’affirmation du bonheur physique, l’« aristocracisme ». Brève déclaration du condamné par avance : « Je suis un ultra, style Charles X, séparé de la masse française par ma vie et mes goûts ; mais un ultra sans la foi ; et qui, contrairement aux autres, a beaucoup appris et retenu. » Sans doute, Monsieur Morand, mais la « masse française », comme vous dites avec mépris, est là pour vous juger et non pour excuser votre vie déréglée, vos goûts surannés, votre aventure ratée. Votre temps est passé, votre monde s’est effondré, nous avons changé d’ère. À quoi bon rouvrir votre dossier ? Vous êtes incurablement d’un Ancien Régime dont nous avons fait table rase. Votre cas est implaidable, votre correspondance ou votre journal posthumes le prouvent. L’indulgence à votre égard n’est pas de mise, ce serait renverser le verdict de l’Histoire. Vous avez quelque chose à ajouter ? Oui ? « Ce que j’ai réussi peut paraître insignifiant ou médiocre, comparé à d’autres vies, mais c’est immense, ce fut colossal, si on considère la médiocrité de ma personne, ma bêtise, ma paresse, ma vulgarité, mon avance à tâtons, ma progression à l’aveuglette. Mon seul mérite, c’est de le reconnaître avec sincérité et humilité, de l’avoir vu assez vite et assez tôt, et d’avoir toujours rendu grâce aux autres et à la Providence, en disant toujours que je ne l’avais pas mérité. »

   À partir de là, forcément, on écoute. Mais attention, ce condamné est rusé, beaucoup plus intelligent qu’il ne le dit, nous n’allons pas nous laisser désarmer comme ça, ce serait trop simple. Pourtant, il y a là, chez lui, un ton nouveau, un accent qui force non pas la sympathie mais la curiosité. «  Il ne faut pas que je meure parce que je suis un grand spécialiste, un metteur au point, un poinçon d’authenticité ; quand je mourrai, l’Europe mourra. Déjà elle est morte. Ce n’est plus la même. Mais je n’aurai pas besoin de rien expliquer. Regardez-moi. » Soit, on le regarde : il faut avouer que, pour son âge, il a l’air de tenir le coup. À plus de 80 ans, il conduit encore sa voiture, il voyage sans arrêt, il « baise » (c’est son mot), il a abandonné le ski mais part encore à la pêche en haute mer, il va tous les jours faire sa gymnastique dans un club, voulant, dit-il, rester souple et musclé jusqu’à son dernier jour. Le président : « Vous ne fumez pas ? » Réponse : « Cinquante ans de cigares, puis j’ai arrêté... mais je compte reprendre à quatre-vingt-dix ans. » Rires dans la salle. Le condamné enchaîne : « Que de vies ! Celle de l’enfant choyé, de l’étudiant sans souci, du diplomate aimé des dieux, de l’écrivain d’avant-garde, du Tout-Paris, du voyageur, du Don Juan, de l’exilé, du proscrit revenant au pays, du romancier classique, de l’académicien, de l’infirmier, du vieillard solitaire et abruti, du riche, du faste, du clochard, etc. « Une vie de riche étoffe », dit Montaigne : plutôt du patchwork. »

   Attention, attention : le condamné commence à étaler sa vaste culture. Il est déjà inadmissible qu’il se présente à la fois comme sportif et comme écrivain. Un écrivain, nous le savons et nous le souhaitons, est un être souffrant, sentimental, tourmenté, mélancolique ou au moins habité par le souci des autres, l’intérêt collectif. Vous allez voir maintenant qu’il va nous déballer la bibliothèque. Avec l’évocation de son existence cosmopolite et de ses rencontres (il a connu tout le monde), c’est son numéro préféré. Et en effet, ça ne rate pas : le voilà intarissable sur Saint-Simon, le cardinal de Retz, La Rochefoucauld, Molière, Stendhal, et j’en passe. Certes, il lit comme personne, il repère immédiatement les formules ramassées qui produisent le plus de sens. Il se vante, comme Saint-Simon, de « savoir le joint des choses ». Mêlées d’anecdotes diverses et de portraits de célébrités (Chaplin, Chanel, Gide, Claudel), ses citations condensent des livres entiers, et le plus grave, c’est qu’on se laisse prendre à sa virtuosité. On ne sait plus où on est : au XXe siècle ou sous Louis XIV. Brusquement, il essaie de déstabiliser le tribunal : « Moi qui ne me suis guère senti de racines, pendant soixante ans, et de moins en moins, comment ai-je pu me fourvoyer à droite ? » Ici, quelques murmures. Mais l’animal va plus loin : « J’ai longuement réfléchi sur l’attrait que Cohn-Bendit et les enragés de mai 1968 ont eu pour moi : mon point commun avec eux c’est la paresse. Jouir ! Toutes les révoltes commencent par l’ivresse et la satisfaction physique... » Le président s’impatiente : « Mais enfin, Morand, où êtes-vous ? » Réponse : « Ailleurs. » Le président : « Mais dans l’Histoire ? » Réponse : « L’Histoire, sur laquelle notre début de siècle s’est tellement appuyé pour vivre et penser, ne servira bientôt plus de rien, tant ce qu’on va voir (basé sur la technique et non plus sur l’horreur) aura de moins en moins de précédents. » Le président : « Que voulez-vous dire ? » Réponse : « Les Anglais nourrissent désormais la volaille avec sa propre fiente déshydratée, produit qu’ils nous vendent : ils ont donc trouvé le mouvement perpétuel et la solution de la question sociale : il va nous suffire de manger notre propre merde. » Rires et applaudissements dans la salle. Nous voilà bien.

 

   Les témoins de moralité défilent. Monsieur Marcel Proust, qu’on aurait cru plus vigilant, trouve le condamné Morand plein d’intelligence, de sensualité, d’insolence et d’ironie. Quoique regrettant que la sensualité du condamné se soit employée avec des femmes, il le compare à « une grosse rose blanc crème » et à un « matou perspicace ». Il le crédite de « beaucoup de maîtresses et de peu d’amis » tout en se déclarant « l’admirateur de sa pensée, de sa perfidie, de sa gentillesse et de son talent ». C’est là un témoignage de poids, le public y est malheureusement sensible. Sa femme, maintenant, Hélène ex-princesse Soutzo, amie de Monsieur Proust, mais réactionnaire entêtée et antisémite notoire. Elle défend son mari avec de grands airs, l’appelle « mon toutou », décrit son dévouement pendant sa longue agonie, lui lance avec une complicité incompréhensible : « Tu n’as jamais vécu que pour ton plaisir. » Le président lui demande si les infidélités multiples de son partenaire ne lui ont pas été douloureuses, et s’attire cette réponse : « Un homme qui ne trompe pas sa femme n’est pas un homme ! » Rires dans la salle. Ici, le condamné rappelle comment il faisait des bouquets pour elle de tout ce que contenait leur jardin : « lilas blanc, pivoines, iris mauves et dorés, lupins, ancolies, boules de neige, genêts, épines roses, rhodos, azalées du Japon, dernières tulipes perroquets jaunes et rouges, grappes jaunes des faux ébéniers ». Le président pense que ces deux-là sont complètement fous. Il tente une percée vers Dieu, et le condamné se risque : « Je sens profondément que je ne suis qu’un pion, placé à son insu entre Dieu et le Néant, que Dieu va peut-être perdre, un peu par ma faute ; il faut l’aider. » Silence. Terrain glissant. Le président tente maintenant de démontrer la misogynie du condamné, lui reproche d’avoir dit qu’il avait connu des femmes possédées, d’autres possédantes, mais que toutes étaient possessives (murmures de réprobation dans la salle). Le condamné dérape : « Les femmes ont besoin d’un homme pour se persuader qu’elles existent, pour jouir, mais d’elles-mêmes. » Il s’enferre : « Les femmes se vengent sur l’homme d’avoir besoin de lui pour exister. » Il se fait huer. Heureusement pour le condamné, un ancien maoïste (avec ces individus-là on peut s’attendre à tout) vient à la barre dire son admiration pour Morand. Il accumule les exemples tirés des livres du condamné, tantôt descriptions de villes, de campagnes : « La bruyère triangulaire, ombre sur le sol comme des livres, ciel bleu autour des feuilles festonnées du chêne. Les troncs coupés à ras, avec rejets. » Le président interrompt la séance lorsque le maoïste se lance dans une apologie du libertinage dans l’œuvre du condamné. « Nous verrons cela une autre fois », coupe-t-il sèchement. Là-dessus, le condamné veut exprimer un avis énigmatique : « Si l’épicurisme est une foi, ses églises sont naturellement baroques. » Le procès, ajourné, s’achève ainsi dans la confusion.

 

Paul Morand, Journal inutile, Gallimard, 2001.

Discours Parfait, pp.371-375, folio n°5344

 

 

Sollers Morand quand meme - Discours Parfait
Sollers Morand quand meme - Discours Parfait
Sollers Morand quand meme - Discours Parfait
Sollers Morand quand meme - Discours Parfait
Sollers Morand quand meme - Discours Parfait
Sollers Morand quand meme - Discours Parfait
Sollers Morand quand meme - Discours Parfait

 

 

 

Le corps de Morand

 

   C. DOUZOU, F. BERQUIN : Pour ouvrir cet entretien, permettez-moi tout d'abord de citer une phrase de La Guerre du Goût. Il est question de Beckett, et vous écrivez ceci : « on ne s'intéresse pas assez au corps des écrivains : il a la même importance que leurs livres ». Vous ajoutez, un peu plus loin : « il y a bien continuité de tissu et de rythme entre les livres et la façon dont le corps qui les a écrits marche, parle, se tait, apparaît, disparaît ». Vous dites encore, et vous le dites comme ça, en passant, dans une émission télévisée consacrée à Paul Morand, que cet écrivain a selon vous « un corps très intéressant ». J'aimerais que vous nous disiez ce qui vous intéresse dans le corps de Morand. Que peut nous apprendre le corps d'un écrivain, et plus précisément, que peut nous apprendre le corps de Paul Morand ?

 

   PHILIPPE SOLLERS : Alors, écoutez, c'est très simple. Le corps des écrivains est très varié. On pourrait comparer avec le corps des peintres, qui a une certaine unité dans la mesure où un peintre à la limite ne vieillit jamais. C'est pratiquement dans son grand âge qu'il peint parfois les tableaux les plus violents, les plus érotiques, les plus révélateurs d'une sorte de jeunesse éternelle. Exemple : les dessins érotiques de Rodin. Exemple : la vie de Picasso à partir de 1960, 70, et les derniers tableaux. Exemple encore : Francis Bacon jusqu'à la fin. C'est un décor de grande dépense, parfois de grande débauche, et il y a là en tout cas une puissance érotique qui non seulement ne se dément pas mais s'aggrave au point que l'interprétation en général sera négative, c'est-à-dire qu'on pensera qu'il s'agit d'impuissance, de sénilité ou d'obsessions frustrées, ce qui a eu lieu notamment pour Picasso après la Deuxième Guerre mondiale et surtout pour les tableaux de la fin de sa vie. Pour les écrivains, c'est assez différent. Car il n'y a pas cette même faculté de rajeunir en vieillissant avec ce geste qui consiste à peindre dans la couleur ou à sculpter. Donc, les cas sont très diversifiés. On peut avoir un corps tout à fait précoce : ça, ce sera Rimbaud. Un corps souffrant, et ce sera Proust avec son asthme. Joyce avec ses histoires d'yeux... Antonin Artaud avec une difficulté psychique que d'ailleurs il analyse admirablement... Hemingway avec des problèmes d'alcoolisme... Faulkner aussi... Ou encore Fitzgerald qui, lui, souffre d'abord d'être très beau, ce qui est très mauvais pour un écrivain. Il vaut mieux qu'un écrivain soit légèrement handicapé et assez ascétique ou, du moins, pas visiblement très beau parce que autrement... Vous comprenez, on ne peut pas tout avoir : la beauté, le talent, le génie et ce qui s'ensuit, c'est-à-dire l'argent et les femmes, alors, bon, ça suffit comme ça !

   Or, dans le cas de Morand, la beauté est évidente. Et, évidemment, il cumule tout ce qui peut être jugé comme négatif : le sport, le cheval, les voitures, les femmes, le succès... Comment voulez-vous qu'on lui pardonne tout ça ? En général, quand quelqu'un sent qu'on ne pourra rien lui pardonner du tout à cause même de son existence physique, il va s'engager dans des voies périlleuses qui accroîtront le préjugé, qui ne feront que le rendre plus compact. C'est le cas par exemple de Céline, homme fort beau au demeurant et fort dépensier de son énergie, qui a senti qu'il était l'objet d'un ostracisme à cause même de son corps et que, par conséquent, il lui fallait découvrir la cause de cette exclusion. Ça l'a amené en effet à trouver quel était son ennemi principal de ce point de vue..., ce qui n'a fait qu'accroître le préjugé à son sujet.

   Les écrivains sont des gens à qui on ne pardonne rien. Et ce n'est pas plus mal comme ça. C'est-à-dire qu'ils ont un corps qui est tellement branché sur le rythme, la verbalisation immédiate, la sensation, la perception justes, y compris un érotisme très précis — encore une fois très différencié, ça dépend des cas —, qu'on a l'impression qu'ils vivent dans une sorte de paradis tout à fait réel, pas du tout « artificiel » comme dirait Baudelaire (autre cas, sans parler des autres). À partir du XIXe siècle, ça commence à être très violent sur cette question de corps : il y a des corps reconstitués, il y a des corps que vous emmènerez éventuellement au Panthéon mais enfin dans une comédie spectaculaire qui ne devrait pas leurrer le spectateur mais qui le leurre quand même parce qu'il est devenu de plus en plus passif.

   Morand, donc, eh bien, écoutez : il suffit de dire que Proust a dit de lui qu'il aurait aimé vivre sa vie, c'est-à-dire, au lieu de rester confiné en train de faire évidemment un des grands chefs-d'œuvre de la littérature française (on n'a rien sans rien, peut-être), qu'il aurait aimé avoir la vie de Morand. Proust l'a dit. C'est évident aussi dans la préface qu'il a écrite pour Tendres Stocks. Au fond, Proust se demandait comment on pouvait être Morand.

   Alors, bien entendu, Proust qui était amoureux de Morand, c'est très clair, fait semblant de s'intéresser à la princesse Soutzo mais enfin on connaît ce genre de ruses qui consistent à ménager le décor alors qu'on est éperdument sensible à ce jeune homme brillant qui commence très vite, qui a du succès et qui amène un style absolument nouveau. Quel style nouveau ? Eh bien, Morand a aussi l'hommage de Céline. Proust et Céline, c'est beaucoup dans une vie comme éloges... Céline se considère évidemment comme le plus fort, ça va de soi, mais enfin à part Morand, le fait de savoir rythmer, jazzer un peu la prose, d'être là où il faut, eh bien, à part Morand, pour Céline, il n'y a personne.

   Morand, pour moi, c'est évidemment l'écrivain le meilleur après Proust et Céline, n'est-ce pas. C'est un peu absurde de parler comme ça en termes de catalogue, mais enfin il vient là quand même en troisième position pour le XXe siècle à cause précisément de sa grande liberté... je dirais physique, qui, tout en le laissant dans une moindre ambition, fait de lui indubitablement le meilleur écrivain français en troisième position. Il suffit de l'entendre, de le voir, de l'entendre parler pour voir avec quelle justesse il décrit par exemple la visite que lui fait Proust, chez lui, un soir, etc.

   Ce qui est frappant chez Morand, c'est l'extrême économie des moyens, brusquement rythmique, qui correspond tout à fait à la phase de l’après-Première Guerre mondiale, c'est-à-dire, en effet, les nouvelles, le voyageur, le New York dont j'ai fait la préface pour une réédition, en insistant beaucoup sur le fait que très peu d'écrivains à l'époque ont compris ce que pouvaient être les États-Unis d'Amérique. Il fallait les voir en 1930... Donc, il y a Claudel là-bas, mais enfin Claudel ne nous parle pas vraiment de ce qui est en train de monter comme puissance énergétique. Il y a évidemment Céline dans Le Voyage au bout de la nuit, et puis le corps des Américaines inaccessibles... Mais enfin, Morand est là de façon tout à fait éblouissante, poétique... Morand, c'est un poète, c'est un poète d'abord, avec ce corps-là. Il y a des poèmes excellents de Morand, très forts, très percutants, très intelligents. Jean-Jacques Schuhl m'a beaucoup surpris récemment : on était ensemble et, tout à coup, il m'a sorti un poème de Morand, « Brahma », je crois, un poème extraordinaire. Et puis, Morand, c'est aussi une prose adaptée au temps, au temps de cette explosion historique et économique, c'est-à-dire les années 1920 et 1930.

 

   Quels sont les livres de Morand qui, de ce point de vue, vous semblent les plus marquants ?

 

   Je mettrais en priorité les nouvelles, Ouvert la nuit, Fermé la nuit, bien sûr, mais surtout L'Europe galante que je trouve absolument excellent comme livre. L'idée que plusieurs femmes pourraient faire d'un homme un portrait qui serait définitivement contrasté au point qu'on ne saurait plus qui c'est — c'est « La glace à trois faces » —, ça, j'aime bien. J'avais eu l'idée moi-même, autrefois, de faire comme ça une sorte d'évangile à rebours, c'est-à-dire quelqu'un qui serait raconté non pas par des disciples hommes, mais par des femmes, disons une douzaine... comme les apôtres, et à ce moment-là, on finirait par ne plus savoir de qui il s'agit tellement les versions seraient différentes : les unes seraient absolument idylliques, d'autres seraient infernales, d'autres seraient purement et simplement répulsives, d'autres seraient absolument adorantes, etc. Donc, on arriverait à ne plus savoir de qui il s'agit vraiment, ce qui est peut-être la position la plus révélatrice de ce que pourrait être un homme s'il en existait un, vu que s'il en existait un — ce qui reste à prouver, c'est d'ailleurs ça le fond de la question —, s'il en existait un, on ne saurait pas finalement qui c'est. Donc, Morand a compris ça. Pourquoi ? Parce que je pense qu'il a été en effet ce qu'on appelle un homme, ce qui est très difficilement « trouvable » sauf à marcher dans les rues avec une bougie allumée, comme Diogène autrefois... Alors, qu'est-ce qu'un homme ? Tout le monde croit savoir de quoi il s'agit. Justement, les écrivains sont là pour qu'on en doute et qu'on se demande de quoi il s'agit. Est-il bon ? est-il méchant ? est-il vraiment humain ? Ce n'est pas sûr, parce que souvent ce qui devrait accompagner l'homme tel que nous le décrit la marchandise bien-pensante, ça devrait être quelqu'un qui n'aurait pas de contradictions, ou j'allais dire même plus modestement d'aventures, ou plus exactement encore, qui n'aurait pas d'aventures qu'il pourrait raconter, parce qu'on peut éventuellement avoir des aventures comme sportif, comme explorateur, comme scientifique, mais avoir des aventures qu'on pourrait dire et raconter personnellement et de façon détachée, ça, c'est encore plus rare. Donc, nous avons plein d'hommes avant d'arriver au fait qu'il pourrait peut-être y en avoir un qui serait muni d'un corps qui serait capable de dire à chaque instant, ce qui est visiblement le cas de Morand.

   Alors, en quoi est-il intéressant ? C'est une énigme, il a fait semblant de vivre dans la société convenable alors que, tout compte fait, il s'agit d'un anarchiste... spiritualiste quand même, dans la mesure où, eh bien, il faut lire son Journal pour s'en apercevoir, il sent constamment la présence de Dieu dont il n'a pas besoin de s'expliquer qu'il existe ou pas. Donc, ça va beaucoup plus loin que toutes les fariboles d'ambassades et de mariages, de voyages et de représentations sociales et de réceptions et d'Automobile-Club et de cheval, etc., sur lesquelles l'opinion se jette pour éviter de le lire.

   J'ai énormément aimé le Journal inutile qui, évidemment, a provoqué beaucoup de levées de boucliers, de réflexes pavloviens, et j'étais très, très étonné que ce vieillard, jusqu'en 1976, soit aussi lucide, flexible, voyageur, courageux, maître de lui et de sa lucidité et aussi tellement touchant dans le rapport qu'il a avec sa femme dont on voit bien qu'il accompagne la mort d'une façon à la fois sublime et détachée. Ça m'a beaucoup frappé.

   À ce sujet, je voudrais signaler qu'au fond, ce Morand, sur le plan métaphysique, ne croit visiblement à rien d'autre qu'à sa présence là, dans l'espace, avec le corps qu'il a, les aventures qu'il a eues, il ne croit qu'au moment qui peut se passer d'un bout à l'autre de la planète. Mais, ce qui est très frappant, c'est qu'au fond la religion de sa femme — qui a eu par rapport à la question de l'antisémitisme des positions fanatiques, on le sait —, c'est la religion orthodoxe. Ce qui fait que le livre tant vanté de Morand qui s'appelle Venises, souffre à mon avis — encore que ce soit un magnifique livre — de cette perspective, qui lui fait complètement méconnaître la catholicité de Venise. Il est sensible au côté orthodoxe, byzantin, de Venise, mais alors il ne voit pas le reste. Et Proust non plus d'ailleurs. C'est très étrange ça, parce qu'à ce moment-là, on peut se demander si quelqu'un arrive à voir vraiment Venise, comme ce que Venise est. De ce point de vue, les erreurs au cours des âges sont assez étranges... « Que c'est triste Venise »... « La mort à Venise »... Heidegger passe sans rien voir, il croit que c'est une ville pour les touristes. Proust ne voit absolument rien d'autre que finalement des choses très, très convenues et Morand ignore superbement Palladio, le reste, c'est-à-dire vraiment... quoi ?... la grande célébration de la Contre-Réforme à Venise.

   Ça va si loin — c'est de l'amour mais de l'amour à mort si je puis dire — que Morand se fait « cendrifier » avec son épouse dans le même tombeau... sous l'égide de l'Église orthodoxe, ce qui est surprenant, mais qui s'explique lorsqu'on lit Hécate et ses chiens et qu'on voit à quel point il se décrit lui-même à travers son aventure. Il se décrit comme étant originaire d'une France un peu protestante alors qu'on sait que ses origines sont d'un radical-socialiste au fond, c'est-à-dire qu'il a d'abord vécu dans un contexte d'assez grande ignorance religieuse. Ça rend sa position d'autant plus intéressante.

   Hécate et ses chiens est un livre magnifique. D'abord, Hécate, c'est une déesse... Et puis, là, on voit très bien à quel point Morand, tout en se risquant sur la question sexuelle, a l'air de porter une sorte de regard noir, c'est le cas de le dire, sur cette question. Il n'est pas très à l'aise avec ça. Hécate et ses chiens, c'est l'histoire d'une femme qu'on devrait appeler « pédophile », mais alors appelons ça « pédophèle ». La « pédophélie » est assez rare pour que ce roman se présente sous une forme de symptôme très important. Le narrateur est quand même conduit à suivre une sorte de manie ou de nymphomanie ou de possession « diabolique » qui fait que, de même qu'un autre type qu'il rencontrera plus tard, il reste là transi devant le mystère que serait en effet cette chasse de la déesse à travers les corps qui ne sont pas vraiment désignés comme tels, mais qui sont quand même disons pubères.

   La question sexuelle est intéressante sur tout le XXe siècle, c'est-à-dire qu'il faut toujours se demander, à propos de corps, comment les écrivains ont traité la question sexuelle. Moi, c'est une chose qui m'intéresse beaucoup. Parce que, là, j'ai remarqué un certain nombre de points qui me paraissent essentiels dans le rapport du corps au plaisir ou à la jouissance, à la sexualité... À la « sessualité », comme dirait Queneau, parce qu'il ne faut pas non plus en faire un plat (on a fait trop de plats)... Mais enfin, c'est intéressant, dans tous les cas : voir comment le corps en question, à la différence de celui des peintres — qui sont souvent beaucoup plus à l'aise avec les modèles, avec les situations, je n'insiste pas, Picasso peut vous dire... — avec les écrivains, donc, il y a souvent des problèmes, enfin, des embarras... Nous sommes loin du XVIIIe siècle et Casanova serait très étonné de voir qu'au XIXe siècle il y avait vraiment comme qui dirait quelque chose qui ne marchait plus très bien entre les sexes ou alors qu'il y avait des embarras ou, disons, des localisations bizarres. Je cite Gide : vous avez compris ce que je veux dire. Lisez Le Ramier qui vient de paraître chez Gallimard où on voit des notables de la IIIe République faire roucouler un jeune garçon. Évidemment, la seule question qui n'est pas posée, c'est le rapport social, le rapport de classe.

 

   Une question que pose Morand est celle, tout à fait obsédante, de ce que peut représenter l'homosexualité.

 

   L'homosexualité, mais aussi la judaïté. Il est en effet bien évident que Morand y revient sans cesse. À la limite, c'est trop. Il est tout le temps sur la défensive par rapport à ça, mais être sur la défensive, ce n'est pas la peine parce que ça voudrait dire qu'on se défend de quelque chose qu'on aurait en soi et à quoi on ne pourrait pas souscrire. Si l'on n'est pas du tout tenté par l'être juif ou par l'être homosexuel, il n'y a pas lieu de s'en défendre. Puisque, de toute façon, la question ne se posera pas. C'est vrai aussi chez Céline bien sûr, à part quelques moments tout à fait très beaux. Il faut lire ses lettres à ses correspondantes, quelques passages aussi que vous avez dans Voyage au bout de la nuit : c'est Molly, par exemple, à Détroit, ou bien Sophie, dans l'asile, l'hôpital psychiatrique où il travaille. Mais enfin, là encore, il y a une idéalisation, une amplification du corps féminin comme danseuse, etc. On connaît très bien le disque magnifique de Céline à ce sujet : c'est les jambes, ceci, cela... Voyez la correspondance avec Nimier : ils s'envoyaient des photos de femmes pour donner des notes... Tout cela est bizarre. Le XIXe et le XXe, là, sont très étranges, il faut bien le dire. Comme je suis dix-huitiémiste fondamental, je lis tout ça de façon intéressée, certes, mais un peu clinique quand même, voilà !

   Morand, d'ailleurs, dans ce contexte, ne s'en tire pas du tout mal. Il y a quand même reconduction d'une sorte de matriarcat fondamental, dans l'existence, et ça, c'est touchant mais en même temps nous laisse perplexes. Vous allez me dire que c'étaient des époques avec peu de liberté mais rien ne prouve que nous soyons plus libres aujourd'hui malgré les prédications sur l'épanouissement sexuel qui sont d'ailleurs controuvées par l'expérience. Il y a un problème historique dont témoignent au mieux ces écrivains-là. Alors, ne parlons pas du reste.

 

   Continuons, si vous le voulez bien, à parler du corps de Morand. Pensez-vous que les photographies assez nombreuses qui nous montrent Paul Morand (Morand au volant de sa Bugatti, Morand en scaphandrier, en Charlus, en nageur, en cavalier, en skieur, en académicien, etc.), pensez-vous que ces photographies peuvent nous permettre de mieux connaître le corps de cet écrivain ?

 

   Oh, les photos, vous savez, ça fait partie de l'imagerie. Moi, il me suffit de deux ou trois photos... Je crois que les écrivains, il faut d'abord les lire. Cela dit, on voit très bien, en regardant ces photographies, quelle est sa facilité : 1. à se mouvoir, 2. à s'émouvoir, 3. à rencontrer des personnages très différents les uns des autres, des femmes très différentes les unes des autres. Mais il y a aussi autre chose. Il y a comme qui dirait un recul. Et cela qui est très fin, très intelligent, demanderait à ce qu'on pose un diagnostic plus profond. Je ne vais pas faire arriver Freud, mais enfin quand même on pourrait le faire un peu.

   Il l'a dit lui-même : surtout pas de pornographie, pas de journalisme. Nous sommes d'accord là-dessus, mais c'est vite dit. Aller plus loin dans l'analyse n'est pas forcément de la pornographie et quant au souci de déchiffrer l'envers de l'histoire, ça n'est pas forcément non plus du journalisme. C'est drôle, cette formule... Comme si le journalisme était pornographique ou la pornographie était du journalisme... Il faut retenir le fait qu'il y a chez Morand une sorte de pudeur. Oui, c'est cela. Morand pudique... Avec des pointes extrêmement aiguës sur les questions essentielles. Mais beaucoup plus pudique que Proust par exemple. Il faudrait d'ailleurs admettre qu'au XXe siècle (déjà loin de nous), les formes les plus impudiques auraient été plutôt homosexuelles. Je pense par exemple à Proust ou à Genet. Alors que, de l'autre côté, il y aurait eu, comme qui dirait, un problème. C'est une des questions qu'on peut poser à propos de Morand parce qu'il signale bien ce qu'aurait été l'« Europe galante », avant qu'elle ne sombre dans l'absence totale de galanterie, c'est le moins qu'on puisse dire...

 

   La sexualité, chez Morand, quoi qu'on ait dit à ce sujet, ne semble jamais très heureuse. Éros apparaît souvent malade, vaguement infernal (mais aussi parfois très comique...).

 

   C'est très ambigu, cela. Il y a bien cette nouvelle admirable, « Céleste Julie », la fille au téléphone... C'est une nouvelle magnifique de précision, et là, il frôle le « diabolique ». Il n'y a pas en effet tellement de raisons d'assassiner quelqu'un au téléphone pour que — c'est très habilement amené — pour qu'une fille se branle — il n'y a pas d'autre mot — dans un grand spasme hystérique. Mais, vous savez, la sexualité comme enfer, comme chose principale de la question de l'existence, cela me paraît très daté.

 

   N'y a-t-il pas quand même une discordance entre l'éloge de ce que vous appelez la liberté physique et cette valorisation de l'ascèse qu'on trouve dans maints textes de Paul Morand?

 

   Oui, mais beaucoup moins quand même que chez quelqu'un de très bizarre comme Montherlant qui, après l'extraordinaire réussite des Jeunes Filles, va traîner sur les boulevards à la recherche de jeunes garçons... Chez Morand, ce n'est pas tellement discordant. Morand, c'est quelqu'un qui veut se maintenir en forme à tout prix. Tout simplement pour avoir sa liberté de mouvement. Sa liberté de mouvement, pourquoi ? Tout simplement pour voyager, même en « voyageur (presque) organisé ». C'est-à-dire qu'il s'installe de façon maîtrisée avec son corps. Il vit son corps comme un cavalier vit son cheval. Il est monté sur lui-même, et il faut tenir le coup. Pourquoi ? Pour bouger, pour se « planétariser » sans cesse. Voilà, il tourne. Il revient bien sûr à Paris dans son bel hôtel particulier, où il y a des dîners qu'il décrit à la Proust, de façon très sarcastique. L'Académie ? Bon, allez voir si j'y suis...

   Ce que je comprends, c'est qu'il veut se maintenir en bonne forme jusqu'au bout. Pas pour le faire croire. Pour l'être réellement. En tant que la vie est un sport qui se termine par la disparition. D'où, la maîtrise de soi dans la vitesse, l'équilibre, la façon de respirer. C'est très frappant chez lui.

 

   Il y a quand même une vraie violence dans ce « dressage » du corps...

 

   La violence vient de la pudeur. La pudeur de Morand me paraît essentielle. Et pourtant, ce qu'il y a de plus extraordinaire dans le Journal inutile, c'est la façon dont il vérifie ses actes de dépense de sperme jusqu'à la fin. Il y a là un regard médical extrêmement étonnant. Rare. Très rare. Les éjaculations de Morand... Il faut insister là-dessus, car vous n'avez ça chez aucun autre écrivain à ma connaissance. Sauf peut-être chez Casanova ou chez Sade, bien sûr. Mais ne convoquons pas celui-là ! C'est très, très rare qu'il y ait un regard sur soi à propos des fonctions physiologiques. Gide est incroyablement flou de ce point de vue. Morand est très précis. Et avec, évidemment, un regard aussi sur la substance féminine qui est très décapant. Moi, je trouve ça très bien, mais ça choque beaucoup, bien sûr. Le clitoris qu'on n'arrive pas à situer exactement... Il y a là des notations d'une extrême précision, qui vont beaucoup plus loin que ce qu'on lit ordinairement, même chez les meilleurs.

 

   Cela ressemble parfois beaucoup à un discours misogyne...

 

   Le fait d'être précis serait misogyne ? On pourrait accuser le jardinier d'être précis, on ne peut pas lui reprocher d'être hostile à la Nature...

 

   Misogyne ou non, c'est un fait que Morand plaisait.

  

   Je crois en effet que Morand plaisait, qu'il était charmant, qu'il n'avait pas beaucoup d'efforts à faire pour séduire. C'est souvent très beau, la façon dont il emballe tout cela. Vous savez, la beauté physique n'est pas obligatoire : Sartre plaisait beaucoup aux femmes et pourtant il n'était pas extraordinairement présentable... Qu'est-ce qui plaît aux femmes ? Au point qu'elles acceptent d'être plusieurs dans une vie d'homme, qu'elles souffrent peut-être mais qu'elles se rendent à l'évidence... Qu'est-ce qui irradie dans la capacité de Morand à séduire ? Je crois que, tout simplement, c'est dû à sa lucidité sur ce plan. Un homme qui se révèle être, avec les mots, particulièrement avec les mots — sinon, on ne sait plus très bien de quoi on parle ! il faut que ça se dise ! —, qui se révèle être très lucide sur ce genre de questions est presque automatiquement l'objet de demandes féminines. Il ne faut évidemment pas tomber dans le cliché qui dirait qu'un tel homme est misogyne. Ça n'a rien à voir. D'ailleurs, ce sont les femmes qui sont misogynes la plupart du temps. Si elles ne l'étaient pas, ça se saurait ! Non, il est clair que le fait de se présenter comme froid ou détaché ou expert dans ce domaine avec des mots facilite considérablement les choses du point de vue du désir féminin. Je viens de travailler sur Fitzgerald, un peu. Il a cette réflexion extraordinaire dans ses Carnets qui sont très beaux, il était très beau lui-même (ce n'est pas sans rapport, Morand et Fitzgerald). Donc, Fitzgerald dit : « Je n'avais pas les deux trucs supérieurs, c'est-à-dire le grand magnétisme animal et l'argent mais j'avais les deux trucs juste au-dessous qui sont la beauté et l'intelligence. Et c'est pour cela que j'ai toujours eu la meilleure fille. » C'est très joliment dit. On peut dire que Morand avait la beauté et l'intelligence, un certain magnétisme animal avec son cheval — puisqu'il se présente en cavalier, hein ! — et... l'argent. Donc, ça fait beaucoup. Et, en plus, il écrit très bien. Parce qu'on pourrait très bien avoir un certain magnétisme animal, l'argent, la beauté, ça devient déjà très rare..., mais en plus, en plus, et c'est peut-être ça le fond de la question, c'est un grand écrivain.

    Avec des qualités que l'on connaît : rapidité, fulgurance, oui, bien sûr.

 

   À ce propos, avez-vous l'impression, comme d'autres lecteurs, que le style de Morand ait évolué ? Plus précisément, peut-on dire qu'il y a chez Morand, comme on le dit parfois des peintres, des « manières » différentes ?

 

   Non, pas du tout. Ça, ça n'existe pas. Un artiste reste absolument constant. Même Picasso, n'est-ce pas. J'ai été très sensible à cela dans l'exposition Picasso érotique... C'est le social qui décide de diviser une œuvre en périodes, souvent d'ailleurs à cause de problèmes politiques ou de problèmes de classification. Les Américains ne pouvaient pas supporter que Picasso ait survécu à la Deuxième Guerre mondiale. Donc, ils ont décidé que tout ce qu'il faisait à partir de là était sénile et sans importance. Évidemment, c'était une grosse erreur, car ça renvoie exactement à ce qu'il faisait au début. Et Morand, d'emblée, c'est Morand. On sent très bien qu'il a tout de suite une phrase et des aimantations très précises... Ça peut se prouver.

   On voit très bien aussi les auteurs qu'il adore dans le Journal inutile : c'est Saint-Simon par exemple. Vous dites Saint-Simon : vous comprenez exactement tout. C'était déjà l'idéal pour Proust, qui a changé ça en circonvolutions admirables...

   Morand, si vous voulez, c'est un écrivain de la fin du XVIIe, XVIIIe, un écrivain du Royaume, égaré non pas dans le monde moderne (Morand est parfaitement à l'aise avec la technique : les bagnoles, les bateaux, les avions, etc.), pas dans le monde moderne, donc, mais égaré dans la culture de masse. Cavalier de plus en plus solitaire, de plus en plus détaché de la culture de masse. Aristocratique, par définition.

 

   Déplus en plus solitaire... De plus en plus silencieux, aussi. Et puisqu'il s'agit d'un entretien, j'aimerais que vous nous aidiez à comprendre pourquoi un homme comme Morand a toujours éprouvé à l'égard précisément de l'entretien ou du dialogue, une gêne, et même une sorte de peur. Tout se passe même souvent, dans son œuvre, comme s'il y avait quelque chose d'obscène et d'assez épouvantable dans le simple fait d'ouvrir la bouche. Il va d'ailleurs jusqu'à affirmer, à plusieurs reprises, qu'il écrit parce qu'il ne sait pas parler...

 

   Pudeur, là encore... Mais remarquez qu'à chaque fois qu'il donne un entretien, c'est prodigieux. Boutang place sa caméra et c'est tout de suite épatant à partir du moment où Morand raconte... Morand est un raconteur admirable... Donc, tout simplement, ça l'embêtait, oui, voilà, mais Morand parlait très bien. Céline aurait pu faire des dizaines et des dizaines d'entretiens admirables, on n'en a qu'un d'enregistré. Mais bon, on entend la voix. Et c'est immédiatement parfait. Vous imaginez dix heures d'entretien avec Proust avec quelqu'un qui l'aurait poussé un peu... Ça aurait été fabuleux... Non, ce qui embête Morand, c'est de parler pour ne rien dire. Au fond, dans les « déjeuners », il n'a rien à dire, et ça l'ennuie. Et puis, il faut avouer que souvent le fait de parler oblige à baisser son niveau. Et il faut bien dire aussi que souvent, on tombe sur des crétins. Voilà, c'est la position aristocratique... Mais il faut dire encore que l'exil, la méfiance, le fait de se sentir épié, le fait que le moindre mot pourrait être immédiatement employé pour ceci ou cela..., et puis l'histoire avec l'Académie, qui tarde..., et la revanche, et Vichy, tout ça, patati, patata, bon, ça dure quand même assez longtemps pour que ça transforme un caractère. Les grands traumatismes d'exil ou d'enfermement sont souvent irréversibles. Il ne faut pas oublier quand même qu'il y a eu beaucoup de drames précis. Morand a échappé à tout ça, mais la Suisse, ça peut quand même user ou rendre très méfiant le système nerveux même le mieux maîtrisé. Quelqu'un qui s'en est sorti par un silence absolu, alors, ça, c'est Ezra Pound que je voyais souvent à Venise sous mes fenêtres : il ne parlait plus du tout, il observait ses mains. Il s'était tu. Il était entré dans le grand silence. Il y avait aussi une sorte de silence chez Morand, mais que je crois davantage induit d'abord par sa pudeur et ensuite par le contexte sociologique exécrable dans lequel il s'est trouvé du fait de l'Histoire (puisqu'il est parti sur le très mauvais côté de l'Histoire).

   Il est vrai d'ailleurs qu'il est resté étrangement silencieux sur la question politique. Sur les soubassements, sur les basculements... Pourquoi Morand n'est-il pas resté à Londres ? Pourquoi Céline et Morand ne sont-ils pas restés à Londres ? Il y a pourtant des choses merveilleuses de Céline sur Londres. Ils n'ont pas compris qu'il fallait rester à Londres un certain temps, tout simplement. Et pourtant, c'est beau, Londres, c'est une ville que j'aime beaucoup... Il y a de grands parcs... On peut facilement y rester quatre ou cinq ans... Mais enfin, c'est comme ça. Peut-être encore une fois trop conjugal, Morand, de ce point de vue... Et puis, il y a les questions d'argent aussi. Voilà, il faut analyser tout cela assez rapidement.

   Simplement, pour en revenir à votre question, il y a une chose qui me frappe chez lui, c'est la modestie tout de même. J'ai souvent rencontré des grands écrivains assez modestes. Morand est modeste. Son Journal se dit « inutile »... Après tout, tout ce que j'ai écrit... Proust n'était sûrement pas modeste ! Mais quelqu'un qui l'était par exemple, c'est Mauriac qui pensait qu'après tout, à côté de Proust, ce n'était pas grand-chose, ce qu'il avait fait... Et Proust lui-même, au fond, aurait pu penser qu'après tout, oui..., tout ça... Kafka aussi était très modeste : vous n'avez qu'à tout brûler... Voilà : il y a un point où ça n'a plus d'importance.

 

   Que dire après cela ? J'aimerais quand même en revenir à la question du corps. Le corps qui est peut-être l'unique modèle de Morand. Je m'étonne à cet égard qu'il y ait tant de personnages désincarnés dans son œuvre. Des personnages essentiellement disparaissants. Je songe à « Monsieur Zéro », ou au «Locataire», monsieur Grosblanc, ou encore à tous ces personnages insaisissables que sont par exemple « l'homme pressé » ou le taciturne Lahire.

 

   C'est moins bon. Il y a des livres assez décevants de Morand. J'ai relu L'Homme pressé, ce n'est pas très bon. Il y a quelques livres extrêmes, il y a aussi des longueurs. Il n'écrit pas que de magnifiques choses... À propos de Proust, je serais bien embêté de vous dire : je préfère Du côté de chez Swann à Sodome et Gomorrhe... C'est l'Œuvre. Morand, lui, n'est pas l'obsédé d'une œuvre. Vous savez, deux, trois bons livres, quatre... : Ouvert la nuit, Fermé la nuit, L'Europe galante, Hécate et ses chiens. Les « portraits de ville » aussi sont très beaux, très impressionnants. La poésie aussi... Mais qui lit cela?

 

   On en parle, en tout cas...

 

   On parle beaucoup des écrivains sans les avoir lus, des peintres sans les avoir vus, des musiciens sans les avoir entendus... On parle de la mythologie des écrivains selon la perspective du comité central, on ne parle plus des écrivains, de ce qu'ils écrivent. Moi, j'ai l'habitude, et peu m'importe ! C'est le Spectacle ! Une fois qu'il y a cinq ou six bons clichés, on les répète. La propagande s'en charge. Pourquoi voulez-vous faire un effort, lire des phrases ? Il ne faudrait pas faire semblant que les gens lisent, ils ne lisent pas. C'est la question d'aujourd'hui. Ça n'était pas une question des années 1920 ou 1930. Céline se rend compte de cela petit à petit. C'est le plus percutant sur la question. Voyez les Entretiens avec le professeur Y... C'est un chef-d'œuvre, on est par terre de rire à chaque instant. Et c'est tout à fait dans le cœur du sujet. Morand, non, il s'en fout, il appartient à une histoire, à une certaine classe sociale en cours de liquidation, et d'ailleurs il finit dans une sorte de désespoir. Il s'en fout parce que son monde a disparu. Il pense que la société civilisée européenne a disparu, ce qui n'est pas faux, mais ce qui n'est pas forcément apocalyptique. La question qu'il faut poser est plus essentielle. Il faudrait se dire que se lire soi-même peut suffire à ce que ça existe. A-t-on vraiment besoin d'être lu?

 

   C'est vers le lecteur inconnu de l'an 2000 que Morand se tourne à la fin...

 

   Ce qui est à la fois très élégant et très pessimiste. À juste titre, d'ailleurs, si on croit à un destin collectif. Mais enfin, pourquoi ? Il n'y a peut-être pas de destin collectif. Bien sûr, on n'est pas sans péril ambassadeur, membre de l'Académie française, on ne se marie pas impunément, on ne vit pas impunément dans le respect de certains rites sociaux... Si ce monde-là disparaît, on risque d'être emporté avec lui... Mais, dans le cas de Morand, c'est beaucoup trop percutant et intelligent pour être passé par profits et pertes dans les poubelles d'une classe sociale disparue. C'est pour ça d'ailleurs que Saint-Simon revient. Saint-Simon aurait pu être lui aussi emporté dans le balayage de la monarchie. Mais non, il y a quelque chose qui transcende électriquement les siècles. Et que Morand, pour l'instant, soit plus ou moins à l'index, au fond importe peu... Vous savez, il y a des auteurs qui sont restés à l'index, longtemps... Sade est resté très longtemps à l'index. Je crois que ce n'est pas grave, ça. Le problème est de savoir si ça tient le coup formellement ou pas... Si ça tient le coup formellement, c'est là pour toujours. De ce point de vue, Morand est déjà absolument classique. Pas de problème. Il me conforte dans ce que je pense depuis longtemps, c'est que les modernes sont déjà des classiques. Il suffit d'avoir le temps de s'en apercevoir. Les faux modernes ne sont jamais classiques et les faux classiques ne rejoignent jamais le moderne. Les vrais classiques sont modernes et les vrais modernes sont classiques, déjà.

   Tenez, j'ai oublié tout à l'heure de citer un livre magnifique, c'est le Fouquet ou le Soleil offusqué. C'est un chef-d'œuvre. On ne peut pas faire plus Vaux-le-Vicomte ! C'est très fort, très beau, très « autobiographique dissimulé ». J'y ai beaucoup pensé en écrivant sur Denon, sur Casanova ou sur Mozart. J'ai pensé souvent à ce petit livre qui est admirable.

 

   Vous pensez beaucoup à Morand en écrivant ? Avez-vous l'impression qu'il vous a influencé ?

 

   Non, je ne crois pas, mais enfin, j'ouvre un livre..., et hop ! On ne peut pas toucher à un art sans que tout le monde ne se mette à vous rendre visite. Les morts vous parlent, n'est-ce pas... Vous savez qui m'a influencé ? Tout le monde m'a influencé. La marquise de Sévigné m'a beaucoup influencé. La Fontaine, ô combien ! Chateaubriand, je ne vous en parle pas. Saint-Simon, tous les jours. Voltaire, à n'en plus finir... Je viens d'écrire sur Jean-Jacques Rousseau, c'est admirable, c'est comme si c'était moi qui avais écrit certains passages... Il n'y a pas de raisons de s'arrêter. Baudelaire, vous ne pouvez pas savoir à quel point ça a pu m'influencer. Rimbaud, c'est toutes les nuits, vers trois heures du matin. Le français est quelque chose qui, en tant que langue, a eu une vie tellement mouvementée, tellement étrange, tellement superbe, qu'il n'y a que les Français qui ne sont pas au courant, qui ne sont plus au courant, qui ne l'ont peut-être jamais été d'ailleurs.

   Et c'est ainsi qu'on amène par exemple Alexandre Dumas au Panthéon (c'est bizarre, cette façon de sortir des cercueils, de les remettre en circulation, ce trafic de cercueils...). Oh là ! Dumas ! J'adore Dumas ! Eh bien, vous aviez des acteurs déguisés en mousquetaires et, derrière les chevaux, les types qui ramassaient le crottin étaient quand même noirs. Quand il n'y aura que des Noirs à cheval déguisés en mousquetaires et que, derrière les chevaux, on verra des Blancs ramasser le crottin, je dirai qu'enfin la République est arrivée! Enfin, on peut rire ainsi indéfiniment...

 

Philippe Sollers

Propos recueillis le 9 décembre 2002 par C. Douzou et F. Berquin

Discours Parfait, pp.383-404, Folio n°5344

 

 

 


[1] Pas catholique non plus, comme en témoigne sa mort à l'ombre de la foi orthodoxe, « vers quoi Venise m'a conduit, une religion par bonheur immobile, qui parle encore le premier langage des Évangiles » (Venises). Comme quoi il est difficile de voir l'éclatante Venise de la Contre-Réforme (Proust lui-même trouve La Salute sans intérêt en soi). Proust : « J'aurais aimé vivre comme Morand. »

[2] Pour l'étude de la chapelle de Vence comme « synthèse » de l'œuvre de Matisse, voir : Marcelin Pleynet, Henri Matisse (La Manufacture, 1988, et Folio Essais, n°215, 1993). Matisse est allé à New York en 1930 : « C'est une lumière excessivement picturale comme la lumière des ciels des Primitifs italiens. » (Entretien avec Tériade, L'Intransigeant, octo­bre 1930).

 

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