INTERVIEW - Le romancier vient de publier L'Éclaircie (Gallimard) où il célèbre
Manet et Picasso aux dépens de Matisse. Explicationsargumentées.
Propos recueillis par Valérie Duponchelle
Matisse, Le Luxe I, 1907
LE FIGARO. - Pourquoi
êtes-vous si sévère avec Matisse?
Philippe SOLLERS. - Matisse est un enchantement permanent. Il a su dessiner dans la couleur de
façon unique. Mais je ne trouve jamais quelqu'un dans sa peinture si
figurative, dans ses femmes fondues dans le décor, enveloppées dans leur
atmosphère, dans ce confort de l'œil qui n'est que luxe, calme et volupté.
Quand on voit Matisse, on comprend son goût pour Ingres et ses femmes passives,
impassibles, d'un calme presque bovin. Je préfère l'audace folle de Picasso qui
se passionne pour Le Déjeuner sur l'herbe de Manet, deux grands peintres qui s'imposent par leur intensité et leur
présence. On s'interroge sur ce Déjeuner à l'étrange narration, ces personnages, le roman tapi derrière la peinture. Je
ne vois aucune aventure romanesque chez Matisse, seulement de la beauté, de la
légèreté décorative, de la contemplation de la couleur qui explique sa
filiation logique avec Rothko, grand contemplatif de la peinture
américaine.
Il est sorti perdant
du duel Matisse-Picasso au Grand Palais en 2002?
Il y avait trois ou quatre Matisse étourdissants, mais
Picasso éclipsait vite, par sa passion et son sens du tragique hérité de Goya
et de Vélasquez, ce dessinateur hors pair, ce décorateur de génie au monde
feutré. Ce n'est pas que Picasso soit plus viril, mais il est plus complet,
plus énergique, plus profond. À l'image de son tableau Les Amoureux, sa peinture raconte et vibre. L'amour, comme la
peinture, est chose contradictoire, complexe ; ce n'est pas un décor! Warhol et
Bacon l'ont montré, à leur manière. Pas Lucian Freud - quelle horreur! - un
ratage complet et un peintre totalement surévalué. Il y a grande peinture ou il n'y a pas grande peinture.
Cette confrontation en
série ne vous a pas convaincu?
L'exposition du Centre Pompidou ne m'a pas fait changer
d'avis. Les tableaux sont beaux, j'aime particulièrement sa Vue de Notre-Dame, vision au bleu
céleste depuis le quai Saint-Michel au printemps 1914, étonnante audace à côté
de son tableau si classique qui ressemble à un Marquet. Mais je ne vois pas le
roman… Quand, chez Picasso, il y en a 120 différents.
Matisse, Vue de Notre-Dame, 1914
Le Figaro du 9 mars
2012
«Matisse. Paires et séries», Centre Pompidou, jusqu'au 18 juin