Journal du mois

27 mai 2012

Philippe Sollers

 

François Hollande
JDD

 

Normalitude


FRANÇOIS HOLLANDE était normal, soit, mais en quelques jours, avec une rapidité foudroyante, il est passé de normal à normal supérieur. Les forces de l’Esprit ont fondu sur lui comme sur un cardinal devenant pape. La République aussi a ses mystères, surtout la Troisième, qui, à travers ce faux mou, vient de se réinstaller chez elle, après bien des péripéties. Pas besoin de Quatrième, de Cinquième, voire de Sixième. La Troisième est l’état normal de l’Hexagone normal dans un monde de plus en plus anormal. Tout le monde s’est trompé : c’est un vrai dur, Hollande, il peut tenir bon sous une pluie battante, supporter sans ciller la foudre sur son avion, embrasser Angela Merkel comme la charcutière du coin, épater Obama, séduire le G8 et l’Otan, enlever sa cravate, remettre sa cravate, boutonner impeccablement son veston.

La normalitude vient de loin, des heures et des heures de patience, de rages rentrées, de louvoiements, de compromis sans lâcher la corde. Jules Ferry, Jules Grévy, Marie Curie, ombres tutélaires, voyez l’ascension de ce petit homme vif, spirituel, sec sous son enveloppe trompeuse : c’est la France. Et la France enfin paritaire, avec des prénoms de femmes qui font rêver, Najat (irradiante), Marisol (prometteuse), Fleur (énigmatique), Aurélie (combattante). Le mariage gay, l’adoption d’enfants par des couples du même sexe ? Normal. Le perchoir de l’Assemblée nationale à Ségolène Royal? Normal. La Justice incarnée par la souriante Taubira? Normal. La sobriété, la baisse des rémunérations du Président et des ministres? Normal. L’école placée au premier plan de la République des professeurs? Normal, normal, normal.

Ah, bien sûr, je vois des insatisfaits de toujours, ennemis de la République, qui trouvent que tout cela manque de romantisme. Mais il est important de vérifier à quel point la fonction peut créer l’organe. Qui aurait cru que la France s’appellerait un jour Hollande, un nom qui résonne comme la normalité absolue? Dans les tempêtes qui s’annoncent, l’autorité du normal peut s’avérer décisive sur une planète folle. Comme le dit Laozi, ce Corrézien chinois méconnu : « Qui connaît la norme constante est éclairé, qui l’ignore est aveuglé. L’aveuglement attire le malheur. Connaître la norme constante, c’est tout accueillir ; qui tout accueille est universel. »

Cri


ON A DU MAL à croire à la crise, quand on voit le prix atteint par un tableau du peintre norvégien Edvard Munch : Le Cri. Chez Sotheby’s, à New York, au milieu des smokings et des robes longues, ce cri effrayant et célèbre est devenu l’oeuvre d’art la plus chère jamais adjugée aux enchères : 90 millions d’euros. En une soirée, Sotheby’s a raflé 200 millions d’euros, montant le plus élevé atteint par l’entreprise dans cette catégorie. Les acheteurs restent anonymes, mais les milliardaires russes ou arabes du Golfe sont soupçonnés. L’émir du Qatar aurait déboursé 200 millions d’euros pour Les Joueurs de cartes de Cézanne, mais rien n’est sûr.

Vous me direz que Le Cri de Munch (tableau au demeurant détestable) devrait maintenant s’appeler Épouvante d’un Grec. Ah, c’est sûr, Munch n’est pas Fragonard! Mais son prix, dans les circonstances actuelles, est normal.

Crise


NORMAL pourrait être un bon titre de roman fantastique. J’y pense. Le narrateur pourrait s’appeler Descartes, René Descartes. Il observerait avec intérêt l’entrée en Bourse, plutôt ratée, de Facebook, 901 millions d’internautes dans le monde (qui en compte déjà, mais ce n’est qu’un début, 2,3milliards). Ce Mark Zuckerberg, 28 ans aujourd’hui, 19 ans lors de son coup de poker génial, a l’air tout à fait normal. Il garde son look d’étudiant prolongé à capuche, et, comme le dit le New York Times, « la capuche, c’est exactement le contraire de la cravate Hermès… Ça veut dire “je suis trop occupé à faire des choses vraiment très importantes pour le reste du monde pour me préoccuper de mon apparence.” »

L’ambition de Facebook? "Connecter le monde entier." C’est en bonne voie, mais il reste beaucoup à faire, notamment en Chine. D’un trombinoscope en ligne, Facebook est devenu l’identité numérique de près d’un milliard de personnes, portrait évolutif de l’activité sociale de ses utilisateurs. Comment, vous n’êtes pas connecté? Et vous prétendez exister?

Cinéma


VOUS NE BLOGUEZ PAS, vous ne tweetez pas, vous n’envoyez pas de textos, vous êtes insensible aux merveilles des ordinateurs et des iPad, vous n’existez pas, mais le pire blasphème, c’est que vous n’allez même pas au cinéma. Vous plaignez sincèrement les somnambules du Festival de Cannes. Vous ne lisez pas sur tablette, vous êtes un drogué du papier, et la preuve, c’est que vous restez enfantinement en extase devant des mots imprimés. Ceux-ci, par exemple, de Jules Verne, dans Vingt Mille Lieues sous les mers, qui vient d’être réédité en Pléiade
*. « Je vois encore la pose du capitaine Nemo. Replié sur lui-même, il attendait avec un admirable sang-froid le formidable squale, et lorsque celui-ci se précipita sur lui, le capitaine, se jetant de côté avec une prestesse prodigieuse, évita le choc et lui enfonça son poignard dans le ventre. Mais tout n’était pas dit. Un combat terrible s’engagea. »

Non, non, pas de film, des mots, et encore des mots, plus puissants que les images : « Le requin avait rugi, pour ainsi dire. Le sang sortait à flots de ses blessures. La mer se teignit de rouge, et, à travers ce liquide opaque, je ne vis plus rien. Plus rien, jusqu’au moment où, dans une éclaircie, j’aperçus l’audacieux capitaine, cramponné à l’une des nageoires de l’animal, luttant corps à corps avec le monstre, labourant de coups de poignard le ventre de son ennemi, sans pouvoir toutefois porter le coup définitif, c’est-à-dire l’atteindre en plein coeur. Le squale, se débattant, agitait la masse des eaux avec furie, et leur remous menaçait de me renverser. » Voilà l’arrivée inattendue du capitaine Nemo et de sa mer rouge sur la Croisette. Inutile de dire qu’il obtient tout de suite le Requin d’or.

 

 

* Gallimard, 2012.

 

 

Philippe Sollers

Le Journal du Dimanche du 27 mai 2012

 

 

 

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