Philippe Sollers

un film de G.K. Galabov et Sophie Zhang

 

Philippe Sollers   Littérature et politique

Flammarion, parution: 5 novembre 2014

 

 

Philippe Sollers - Littérature et politique

Littérature et politique

 

 

 

« La politique fait semblant de maîtriser un monde qui lui échappe, elle va toujours dans le même sens (gauche effondrée, droite en miettes), alors que la littérature, elle, est sans arrêt partout et nulle part. Ouvrez un livre digne de ce nom : la vraie morale est là, avec l'acide ou l'ironie qui conviennent à chaque situation.

 

Mais je m'aperçois maintenant de ce paradoxe: pour avoir su mobiliser, à travers moi, toute la littérature depuis si longtemps, ce livre est en définitive, au moment dangereux où elle semble déconsidérée partout, un vibrant éloge de la politique. »

Ph.S.

 

 

 

Extraits

 

HUGO

 

   Il faut que je l'avoue : depuis quelques mois, angoissé par l'importance de l'élection présidentielle française, je me suis mis à faire tourner les tables, à la recherche d'un contact direct avec Victor Hugo, lequel, on le sait, s'est beaucoup livré, en son temps, à cette divination de l'ombre. Je me disais, non sans raison, que les écrivains restent sourdement solidaires à travers la légende des siècles. Hugo es-tu là ? C'est moi. Mon guéridon est léger, il craque bien, mes partenaires féminines sont magnétiques, mais l'au-delà des ondes est très encombré. Tout de même, Hugo a fini par se manifester, et j'ai transcrit ses réponses, dictées par petits coups secs, et parfois en alexandrins.

   Il a commencé par voter Ségo, Hugo, peut-être à cause de la rime, mais surtout parce qu'il avait été flatté qu'elle cite Les Contemplations comme une de ses lectures préférées. Hugo trouvait Ségo belle, émouvante, énergique, lyrique, une vraie figure de la République en marche, et son cri de meeting, « Dressez-vous vers la lumière ! », avait galvanisé son spectre. Pour Hugo, qui ne s'est jamais embarrassé de programmes détaillés et vaseux, Ségo, à ce moment-là, incarnait le rêve. Inutile de dire que les socialistes, dans leur ensemble, lui paraissaient des notables plats, surtout les éléphants, à propos desquels il se montrait implacable. Oui, la France méritait une Présidente, oui, une lumière d'amour brillait sur son front.

   Dans les jours qui ont précédé l'élection, j'ai senti Hugo plus réticent. Dans les ondes aussi, il y a des sondages. Malgré mes demandes pressantes, Hugo se dérobait et, parfois, refusait carrément de répondre. Des coups faibles, confus. Impossible de lui tirer un commentaire sur Bayrou, par exemple, là, silence de mort. Sur Sarko, une étrange réserve. Une fois, cependant, à propos de Ségo : « Waterloo, Waterloo, sombre plaine. » Grand silence, ensuite, lors de l'élection triomphale de Sarko, rien sur le Fouquet's, la Concorde, le yacht Paloma au large de Malte. Et puis, récemment, ce simple et beau distique, frappé de façon particulièrement nette :

 

   « La France était très moisie,

   Elle méritait Sarkozy. »

 

   Un châtiment, donc ? L'annonce d'une résurrection possible ? Là-dessus, motus, no comment. Hugo ne répond plus, et je dois dire que je suis épuisé par cette traversée des mondes.

27/05/2007

 

 

 

PAPE  

 

   Le collège des Bernardins, superbement rénové, est une merveille architecturale, au même titre que Notre-Dame, ce joyau de l'increvable croyance. Là, le pape Benoît XVI a fait un tabac devant un parterre culturel de sourds. J'ai tendu l'oreille de loin, et je l'ai entendu dire des choses qui m'ont réellement ému. Exemple : « Le désir de Dieu comprend l'amour des lettres, l'amour de la parole, son exploration dans toutes ses dimensions. » Parfait, c'est ce dont je m'occupe jour et nuit avec persévérance. Et puis ceci, message codé : « Il en est réellement ainsi, en réalité, à présent, le logos est là, le logos est présent au milieu de nous. » Ça, croyez-moi, c'est très fort, mais comme l'a dit le personnage principal de toute la pièce, « il n'est pires sourds que ceux qui ne veulent pas entendre ». Je sais de source sûre, moi, ce que le Pape pensait durant son travail épuisant : retrouver ses appartements, son piano, ses partitions de Mozart. Faire constamment de la géopolitique et guérir les malades, c'est bien, mais Mozart, c'est-à-dire Dieu lui-même, c'est mieux.

21/09/2008

 

 

 

ARGENT

 

   Je décide de me mettre dans la tête d'un banquier d'aujourd'hui en pleine crise, c'est-à-dire dans le système nerveux d'un trader mondial. C'est lui qui parle :

   « Ma force est celle de l'argent. Les qualités de l'argent sont mes qualités et mes forces essentielles. Ce que je suis et ce que je peux n'est donc nullement déterminé par mon individualité. Je suis laid, mais je peux m'acheter la plus belle femme. Donc je ne suis pas laid, puisque l'effet de la laideur, sa force repoussante, est annulé par l'argent. [...] Je suis méchant, malhonnête, sans conscience, sans esprit, mais l'argent est vénéré, donc aussi son possesseur. L'argent est le bien suprême, donc son possesseur est bon ; l'argent m'évite en outre d'être malhonnête et l'on me présume honnête. Je n'ai pas d'esprit, mais l'argent est l'esprit réel de toute chose ; comment son possesseur pourrait-il ne pas avoir d'esprit ? »

   Comme c'est bien dit. Mais je dois à la vérité de préciser que ces lignes ont été écrites en 1844, et proviennent des manuscrits d'un certain Karl Marx. N'allez surtout pas me dénoncer pour avoir cité ce nom maudit. Comme chacun sait, il est temps de refonder le capitalisme. Ces milliards qui partent en fumée ont fait long feu. Le capitalisme financier était une simple perversion du système, et les parachutes dorés, les paradis fiscaux, doivent être repeints dans l'urgence. Tout doit changer au plus vite pour que tout continue d'une autre façon. Vous êtes comme moi : vous étiez parti pour gagner plus en travaillant plus, mais il faut maintenant sauver les banques, donc vous travaillerez plus pour renflouer plus. Et ne me parlez pas d'abattre le capitalisme, il est indestructible par définition. Ça n'empêchera pas (mais ils sont prévus au programme) quelques illuminés de prétendre qu'il faut réinventer et purifier le communisme, ce précieux allié du capitalisme d'autrefois. Allez, la musique.

26/10/2008

 

 

 

CULTURE GENERALE

 

   La suppression de l'examen de culture générale à Sciences-Po a fait couler beaucoup d'encre. Mais enfin, assez d'hypocrisie : lorsque Sarkozy s'est laissé aller à traiter par-dessus la jambe La Princesse de Clèves, j'ai vu beaucoup d'indignés qui n'avaient jamais ouvert ce chef-d'œuvre de leur vie. On sait que la formation des étudiants doit être avant tout pratique, et leur adaptation aux marchés financiers automatique. Pourquoi les embêter avec la culture ? Ils ont leur culture à eux, et vous n'allez pas leur faire perdre leur temps avec l'histoire, la peinture, la musique, la littérature.

   Je propose autre chose aux médias, radios et télévisions : toute personnalité politique sera interrogée pendant cinq minutes en direct sur des œuvres incontournables. Que Bayrou réponde sur l’Olympia, de Manet, Hollande sur les Mémoires de Casanova. On sera curieux d'entendre Eva Joly sur Les Fleurs du Mal, de Baudelaire, avec récitation de deux vers qui vibreront sous son charmant accent. Marine Le Pen sera étonnante à propos de Guernica, de Picasso. On pourra juger de l'ouverture d'esprit du laïcard Mélenchon en lui demandant ce qu'il pense de sainte Thérèse d'Avila. Le triste François Baroin devra s'exprimer sur André Breton, et la sémillante Valérie Pécresse sur Sade.

   Nadine Morano improvisera sur Un bar aux Folies Bergère de Manet, et Sarkozy sur Les Demoiselles d'Avignon de Picasso. On osera demander à Anne Sinclair ce qu'elle éprouve en relisant Les Liaisons dangereuses. Marielle de Sarnez, avec son beau visage de martyre, se confiera sur La Religieuse, de Diderot. On piégera Villepin avec une citation particulièrement tordue de Rimbaud. Christine Boutin fustigera Céline, et Jean-François Copé, Aragon. Le prochinois Raffarin devra expliquer rapidement les moments forts de l'érotisme asiatique. François Fillon, enfin, dira en quelques mots ce qu'il pense de Marx, Rachida Dati de Freud, et Carla Bruni de Nietzsche. Alain Juppé confessera, pour finir, son goût pour les vins du Médoc et Jean-Louis Borloo son addiction à l'eau minérale.

29/01/2012

 

 

 

 

POÉSIE

 

   Les enfants, à l'école, devront réciter, chaque matin, un poème de Michel Houellebecq, notre grand écrivain national, « le plus lu dans le monde entier ». La presse est unanime et enthousiaste. Houellebecq, aujourd'hui, c'est   Hugo,   Baudelaire,   Lautréamont,   Mallarmé   et Verlaine, en plus clair et en plus populaire. Les spécialistes vous le disent à chaque instant, vous pouvez leur faire confiance.

19/04/2013

 

RÉCITATION

 

   Voici ce que seront les récitations émouvantes des enfants, tirées des chefs-d'œuvre de Houellebecq :

   « Ainsi, générations souffrantes,

   Tassées comme des puces d'eau,

   Essaient de compter pour zéro

   Les capteurs de la vie absente,

   Et toutes échouent, sans trop de drame

   La nuit va bien recouvrir tout

   Et l'épuisement monogame

   D'un corps enfoncé dans la boue. »

   Je m'arrête. Je pleure. Je ne grandirai jamais. Je me débats dans la boue.

19/04/2013

 

 

 

MORALE

  

   Rien de plus nécessaire que l'introduction de la morale laïque à l'école. Je souffre encore, aujourd'hui, de ne pas avoir connu cette formation élémentaire. De là, un parcours erratique et contradictoire, un manque de sérieux et un humour mal placé, tout cela aggravé par des lectures dont l'immoralité n'est plus à prouver. L'immense poète communiste Paul Éluard trouvait déjà que les Fables de La Fontaine étaient foncièrement immorales. Il avait raison. Je ne suis pas fier d'avouer à la commission de contrôle que j'ai adoré me réciter à haute voix Les Fleurs du Mal, du réactionnaire Baudelaire, sans oublier les monstrueuses inventions du marquis de Sade, lues en cachette de mes professeurs. On ne m'a pas assez appris à me méfier de ces influences délétères. J'étais anarchiste à cinq ans, surréaliste à douze et, immanquablement, ultragauchiste par la suite, avant de célébrer, ultime provocation, la grande intelligence perverse des jésuites. Mon cas aurait pu être évité, dès le jardin d'enfants. Je ne connais pas de formule plus dangereuse que celle de Rimbaud : « La morale est la faiblesse de la cervelle. » Veillons à ce qu'elle ne soit pas reprise de nos jours.

26/04/2013

 

 

 

 
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