À propos de Lichtenberg

Bernini La Gloire du Saint-Esprit


Léger entretien av
ec Philippe Sollers, Tel Quel  N°90, 1981


Régis Jauffret : Dans Vision à New York vous dites que vous vous êtes réjoui, en 1978, de l’élection de Jean-Paul II ; on vous qualifia parfois de pape de l’intellectualisme parisien, seriez-vous à présent un intellectuel papiste ?


Philippe Sollers : Si vous voulez. D’autant plus que je prends toujours position en faveur des victimes, et que j’avais parfaitement prévu l’attentat contre Sa Sainteté.


R. J. : Puisque vous l’aviez prévu, sans doute pouvez-vous nous dire par qui il a été fomenté ?


Ph. S. : Certainement. Comme dans un roman noir, il suffit de se poser la question suivante : « à qui profite le crime ? » La réponse est claire, n’est-ce pas ? Il est bien évident que le crime profite à l’Anti-Pologne, et n’en déplaise à Jarry, nous savons fort bien où se situe cette odieuse contrée. En d’autres termes, il s’agit d’un complot arabo-russe, ou si vous préférez khadafo-brejnévien.


R. J. : Admettons, mais alors il est bien curieux qu’une entreprise de cette envergure ait aussi lamentablement échoué.


Ph. S. : C’est là que vous voyez la puissance tangible du Saint-Esprit.


R. J. : Si vous entriez dans les ordres, je vous verrais davantage sous les traits d’un jésuite que sous ceux d’un moine.


Ph. S. : Ce qu’on voit c’est le jésuite, ce qu’on soupçonne parfois c’est le monastère. L’important est de ne jamais être tout à fait ni dans un rôle ni dans un autre ; c’est peut-être là le comble de l’art jésuite pour lequel j’ai une prédilection particulière. L’art jésuite représente un des très hauts moments de la conscience universelle : plénitude des formes, la dépense pour la dépense, l’excès ; et puis, n’oublions pas l’humour merveilleux qu’il y a dans la position jésuite ! Cet humour si brillamment exposé dans l’œuvre magistrale de Baltazar Gracian. Il faut réhabiliter les jésuites qui n’ont pas cessé d’être calomniés pendant des siècles. D’ailleurs j’aime tous les mots qui ont été salis par les lieux communs de la conscience publique : dire de quelqu’un qu’il a l’air jésuite, c’est péjoratif – or j’adore les jésuites ; qualifier une conduite de machiavélique c’est la condamner – or j’adore Machiavel que je tiens pour un penseur de la plus grande importance ; la même mésaventure est arrivée à Sade dont on a fait sadique – or je suis friand à l’extrême de l’œuvre de ce marquis. Moi, spontanément – car je suis le comble de l’esprit libre – je prends parti pour les gens qui ont été horriblement calomniés. Et qui est plus calomnié que le pape ? La machine à calomnier le pape est parfaitement rasante. Dans n’importe quel kiosque, de crasseux torchons montent le pape en train de tripoter les nichons de la Vierge, de soupeser l’anatomie de Notre Seigneur Jésus-Christ : autant de débilités qui font grassement rigoler les provinces françaises et s’esclaffer l’esprit gaulois - rien n’est plus affreux pour moi que le gaulois, la gauloiserie me hérisse. Vous voyez à quel point je me débats dans une oppression permanente, dans une culture qui m’étouffe, dans un sentiment d’avoir affaire à des corps féculents extraordinairement lourds et incapables d’apprécier l’intense subtilité des grandes aventures intellectuelles de l’humanité. En réalité, j’aimerais changer de nationalité, me faire naturaliser citoyen du Vatican, par exemple.

Jean Paul II Benoît XVI

R. J. : Certes, mais votre attitude au sein même de Tel Quel…


Ph. S. : Écoutez, attaquer Machiavel, Sade, les jésuites, c’est attaquer les penseurs de l’éducation raffinée, donc c’est une façon de faire fonctionner l’armée. L’armée c’est le degré zéro de la pensée. – je ne veux voir qu’une tête, y dit-on, moi je préfère en voir une infinité car je suis un baroque inné.


R. J. : Pourtant, autrefois, l’Église…


Ph. S. : En tout cas, je préfère l’Église à l’État. La preuve du malaise purulent de notre civilisation c’est que partout sur la planète les opprimés se réfugient – ô ironie – dans les églises contre l’État. Seuls les Français en sont ébaubis : ça leur paraît incongru ! Le peuple français est le premier qui ait prétendu faire de l’État l’Église suprême, c’est un peuple panthéonesque ! Du reste – vous le savez – rien ne prouve que nous sortions du culte panthéonesque…


R. J. : À votre avis, l’émergence que le peuple nous a donnée en mai participe-t-elle de cet État qui se prend pour une église ?


Ph. S. : Cette promenade rue Soufflot était très touchante, elle m’a fort ému ; Comme notre ministre de la Culture l’a déclaré, la population a besoin de symboles, et il serait ridicule de le nier : sans le secours du symbolisme l’homme, paraît-il, s’ennuie et erre. Ce qui m’avait séduit chez Mao c’est son ardeur à créer des symboles : ainsi, à soixante-douze ans il n’a pas hésité à se baigner publiquement dans le Yang-tseu-kiang : tout autour il y avait des drapeaux, sa tête d’hippopotame s’enfonçait de temps en temps dans l’eau – ce spectacle ne manquait pas d’un certain panache… Pas étonnant que les bureaucrates marxistes l’aient condamné.

Musique de Chine


R. J. : Revenons en France si vous le voulez bien ; vous serait-il possible de répondre à cette délicate question, à savoir : quelle est la différence entre notre actuel président et celui qui l’a précédé ?


Ph. S. : Oui ; cependant, qu’il me soit permis auparavant de revenir un instant au parallèle que j’ai instauré entre l’Église et l’État. Pour finir, j’opposerai Notre-Dame de Paris au Panthéon, et je dirai que je préfère Notre-Dame de Paris. Pourquoi ? Et bien, tout simplement parce que ce monument est d’une symbolicité infiniment plus grande. Je conclurai ainsi : il n’y a pas de comparaison, si on est quelqu’un de sensible, aimant la beauté, la subtilité, voire la difformité profonde, on préfère de beaucoup – et toujours – l’Église à l’État.


R. J. : Comme le disait Lichtenberg : « Une tête ailée est préférable à un cœur avec des testicules. »


Ph. S. : Lichtenberg disait aussi : « Inventer de nouvelles erreurs. » Il faut inventer de nouvelles erreurs, c’est une activité hygiénique remarquable ; Vous connaissez cet autre aphorisme de Lichtenberg – que je n’hésite pas à qualifier de parfait : « Il aimait le poivre et les lignes brisées. »


R. J. : Pourquoi vos prises de position se succèdent-elles à un rythme si soutenu ?


Ph. S. : Je ne fuis pas votre question – croyez-le – mais j’aimerais vous révéler maintenant la différence qu’il ya entre Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand. Voilà : Giscard d’Estaing déclarait autrefois qu’il aurait aimé être écrivain, qu’il aurait aimé être l’égal de Flaubert ou – plus modestement – de Maupassant ; mais on sait qu’en définitive il se contenta de passer à « Apostrophes » où il ne fit guère qu’une bonne performance d’examen ; en revanche, Mitterrand semble croire qu’il est écrivain, du moins se le fait-il dire quotidiennement par tout ce que la gauche compte de littérateurs parentés, et de ce point de vue nous assistons déjà à un culte de la personnalité.


R. J. : N’y aurait-il pas dans votre dernière phrase un peu d’irrespect envers notre Président ?


Ph. S. : Pas du tout, je vous l’assure. Bien au contraire, je trouve que hisser notre président jusqu’à ka dignité d’écrivain, c’est un événement très positif, car peut-être cela conduira-t-il les Français, ne serait-ce que dans les commissariats, à honorer davantage la littérature. Ce septennat semble d’ailleurs placé sous le signe du livre, puisque François Mitterrand a choisi d’être portraituré par Gisèle Freund, photographe des écrivains. Mais je doute qu’un jour, dans un catalogue des œuvres de Gisèle Freund, la photo de Sollers, ex-élève du lycée Montaigne, à Bordeaux, se trouve côte à côte avec celle de Mitterrand.


R. J. : Philippe Sollers, si les vicissitudes de l’existence faisaient qu’à un moment donné vous soyez soumis à la torture, quelle serait votre réaction ?


Ph. S. : Je pense que je tiendrais le coup car la mort me paraît une chose plutôt souhaitable ; comme disait Mozart c’est la meilleure amie de l’homme. Oui, sous la torture, je me réfugierais dans le violent désir de mourir qui peut être une sorte de joie.


R. J. : De nos jours il existe des tortionnaires avisés qui n’exercent que sous contrôle médical ; tombé entre leurs mains vous ne pourriez espérer mourir.


Ph. S. : J’ai une très grande habitude de la maladie et de la douleur, et je connais bien les recoins du vide où l’on peut se retirer. Je suis un penseur du trou, j’aspire à la disparition.


R. J. : Herley disait : « Disparaître c’est paître le néant. »


Ph. S. : Paissons ! Vous savez ce que dit Montaigne : « Je ne peins pas l’être, mais le paissage. » Je n’ai pas oublié votre question concernant mes prises de position. Ma réponse est la suivante : contrairement aux autres écrivains, j’ai beaucoup de choses à dire. Qu’on sache que je suis disposé à prendre l’antenne pendant trois heures chaque semaine à la télévision ; je parlerais de choses et d’autres : de Dante, de Baudelaire, de Picasso, du Pape. Cela vaudrait mieux que d’inviter tous ces gens qui n’ont rigoureusement rien à exprimer.


R. J. : Avez-vous des accointances avec le nouveau pouvoir ?


Ph. S. : Non ; je suis nulle part et partout, être à un endroit déterminé serait se rendre très vulnérable. La conception jésuitique implique qu’on se tienne au-dessus du tumulte, qu’on ne se laisse pas aller à occuper des places. Mon pouvoir c’est l’absence du pouvoir, c’est mon verbe. Mon seul désir est de trouver quelque chose d’intéressant à penser ou à dire, car le fait de parler est pour moi une joie : c’est l’activité la plus gratifiante que l’être humain puisse pratiquer. Je suis suspendu entre le vide et l’infini, et je parle de là. Je ne communique pas, je parle seulement, car la communication c’est une affaire de dauphins. L’art n’a pas une fonction de communication, mais une fonction d’exultation ; j’ose le dire, même si d’aucuns doivent me taxer de schizophrénie.


R. J. : Pensez-vous obtenir le prix Nobel dans les années qui viennent ?


Ph. S : On n’attribue le prix Nobel qu’aux donateurs de bon sens, et je n’en suis pas un. Je ne représente pas du tout quelque chose de convenable qu’on puisse donner en exemple ; d’ailleurs tout le monde le dit. Cependant, si on me l’attribuait je serais forcé de l’accepter, car cela voudrait dire que je l’ai mérité ; qui sait, sans le savoir je suis peut-être une valeur éminente de la culture planétaire.


R. J. : Vous êtes dans le dictionnaire Larousse…


Ph. S. : Les dictionnaires sont faits par des gens sérieux, c’est-à-dire par des ordinateurs qui enregistrent les vrais événements, pas les potins ni l’écume. Il ne peut pas y avoir d’erreur dans un dictionnaire, c’est absolument impossible.


R. J. : Abordons un sujet plus léger : Philippe Sollers, aimez-vous les femmes intelligentes ?


Ph. S. : Je n’aime que les femmes intelligentes. L’intelligence c’est une forme de perversité possible, et la perversité c’est la porte de la connaissance. Une chose devient perverse quand elle devient intelligente, et comme – par les temps qui courent – les dons d’intelligence ne sont pas flagrants, la perversion se porte bien mal. Dans la société où nous vivons, la perversion est une petite monnaie qui tinte sottement dans la poche des imbéciles : elle n’est plus qu’un ersatz inopérant.


R. J. : Dans le monde des lettres, il est notoire que votre hétérosexualité…


Ph. S. : Je trouve absolument ahurissant que l’on puisse encore se déclarer homosexuel comme ci, hétérosexuel comme ça, cela me paraît invraisemblable ! Il y a des gens qui se croient homosexuels, chromosexuels, hétérosexuels ; - rien n’est plus risible… Construire une phrase de ce type : je suis … sexuel, c’est inouï ! c’est fou ! c’est le comble du comique ! Les individus se croient obligés de faire partie d’un tout, alors qu’il n’y a pas deux sexualités pareilles, pas plus qu’il n’y a deux empreintes digitales identiques. Accepter la dichotomie homo-hétéro, c’est admettre que le critère est celui des objets manipulés, au lieu d’être celui du désir subjectif profond – façon fâcheuse de considérer les corps et les volumes. La sexualité assignée à une place il n’y a rien de plus cuistre, supplions les gens de ne plus adhérer à un lexique aussi usé, aussi répétitif.


R. J. : Groupés en association, les homosexuels exigent du législateur la reconnaissance de leur particularité…


Ph. S. : Les homosexuels, les hétérosexuels – tout ça je n’en ai rien à foutre ! Réclamer à la loi la reconnaissance de telle ou telle fantaisie organique, c’est penser que la sexualité est un phénomène naturel qui épanouit l’être humain ; or je pense que la sexualité est un délit, un délit fondamental ; et le comble de la criminalité à l’intérieur de ce délit qu’est la sexualité, c’est justement la loi, car la loi implique…


R. J. : Mais…


Ph. S. : Je suis à contre-courant de mes contemporains, et ce que je viens de dire est probablement in-com-pré-hen-si-ble… Je pense n’être d’accord avec personne à ce propos, c’est étrange tout de même.


R. J. : Vous voulez dire peut-être que l’on devait poursuivre sans distinction tout pratiquant d’une sexualité quelle qu’elle soit ?


Ph. S. : Mais non ! La sexualité est un délit trop incommensurable pour être sanctionné, et si la loi feint de croire qu’il y a une sanction possible, c’est qu’elle pose l’existence d’une sexualité mesurable, naturelle – or il n’existe pas de sexualité naturelle.


R. J. : Pourtant, un couple régulièrement marié, dans l’optique exclusive de la reproduction…


Ph. S. : La reproduction n’est pas une raison suffisante ! Mieux vaudrait parler d’une abstention désinvolte (avec péché de temps en temps). La seule position acceptable est celle de l’Église catholique, apostolique et romaine – post-romaine – à laquelle j’appartiens de plein droit – position qui consiste finalement à dévaloriser la chose, à prendre ça à la légère ; je crois que c’est la meilleure attitude à laquelle on puisse se tenir.


R. J. : Avez-vous connu l’orgasme ?


Ph. S. : Des milliers, mon cher ! Mais au fond la sexualité ne me semble pas quelque chose d’important. Tout cela ne mérite pas les innombrables tartines – très scolaires d’ailleurs – qu’on peut lire partout.


R. J. : J’ai toujours trouvé l’expression liberté sexuelle assez mignonne dans sa niaiserie…


Ph. S. : Oui, ce sont deux termes contradictoires. En fait plus on prend la sexualité de façon détachée, plus on est libre. Mais, dites-moi, à combien estimeriez-vous le nombre d’orgasmes survenus la nuit dernière à Paris ?


R. J. : Je pense que l’on peut raisonnablement avancer une moyenne de cent mille orgasmes par nuit pour Paris intra-muros.


Ph. S. : Eh bien, si l’orgasme apprenait quoi que ce soit à ceux qui l’éprouvent, chaque matin il devait y avoir deux cent mille personnes illuminées pas la connaissance ; or le miracle n’a jamais lieu, la population demeure dans un état de somnambulisme absolu. Par conséquent, je crois qu’il faut apprendre à ladite population à se dégager du sexe, y compris en s’en servant si elle ne peut pas faire autrement.

Philippe Sollers, 19 juin 1981
« Tel Quel » N°90, 1981

Jean Paul IISollers

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