Philippe Sollers

Le tueur de Versailles

Watteau

Il est là, au cœur du pouvoir, il a un passeport spécial, il voit tout, il entend tout, il déchiffre tout. Il a ses réseaux, il est très bien informé, il observe, pour l'éternité, ce qui a lieu parmi les grandes marionnettes locales. A son époque, Versailles est le centre du monde, personne n'en doute. Supprimez les «Mémoires» de Saint-Simon de la bibliothèque, et vous vérifierez aussitôt que vous n'avez plus aucune lumière sur la révélation concrète de la comédie humaine.

Voltaire, Balzac, Stendhal, Proust, Céline sont les enfants naturels de ce duc fanatique de vérité. L'histoire, sans cet écrit monumental et posthume, serait un lourd tissu d'ennui, et le français, une langue morte. Ouvrez ce livre au hasard, impossible de vous en détacher, vous êtes pris.

Ne vous laissez pas arrêter par les noms, les titres, les fonctions, allez à l'essentiel, les portraits étourdissants, le style. Tous ces personnages s'animent et vont bientôt mourir sous vos yeux. Saint-Simon est un sniper précis, avec lui, c'est le Jugement dernier permanent. De rares éloges, des tonnes de critiques cinglantes, un soleil, le roi, autour de qui tout gravite. S'il se met en colère, il s'ensuit «un silence à entendre une fourmi marcher».

Le roi divin a «l'art de donner l'être à des riens». Le tueur infiltré, vrai terroriste masqué, pratique «la promptitude des yeux à voler partout en sondant les âmes». L'embêtant, avec lui, est qu'il faudrait tout citer.

Que veut dire, par exemple, «parler extrêmement français»? Vous ne le savez plus, mais une note vous l'apprend, c'est s'exprimer avec autorité. Dans un monde de fous et de folles, où les cadavres s'accumulent pendant que le poison circule, l'autorité est très rare. Celle de la mort est indiscutable, et Saint-Simon en a la clé.

Ecoutez ça : «Sa femme était jolie, avec fort peu d'esprit, tracassière, et, sous un extérieur de vierge, méchante au dernier point.»

Et ça, pour décrire le comportement d'une femme avec son mari: «Elle le rendit petit et souple devant elle en le traitant comme un nègre, le ruinant de fond en comble sans qu'il osât proférer une parole, soufrant tout d'elle dans la terreur qu'il en avait et dans la terreur encore que la tête achevât tout à fait de lui tourner.»

Et ça : «C'était un petit homme ventru monté sur des échasses tant ses souliers étaient hauts, toujours paré comme une femme, plein de bagues, de bracelets, de pierreries partout, avec une longue perruque tout étalée en devant, noire et poudrée, et des rubans partout où il en pouvait mettre, plein de toutes sortes de parfums. On l'accusait de mettre imperceptiblement du rouge.»

Et ça : «On lui reprochait depuis toute sa vie qu'elle n'avait pas de coeur, mais seulement un gésier.»

Et encore ça : «C'était une furie blonde, et de plus une harpie : elle en avait l'effronterie, la méchanceté, la fourbe et la violence; elle en avait l'avarice et l'avidité.»

Voilà Saint-Simon et sa saison en enfer, dans un décor fastueux. Le mot qu'il répète le plus souvent est celui de «spectacle», tant il pressent qu'il est le vrai spectateur du futur. Il rentre, il écrit, il fait la vraie révolution tout seul, à la lumière du Saint-Esprit, s'il vous plaît, l'absence de Dieu n'étant que trop manifeste. En ce monde, donc, personne n'aime personne, l'orgueil est souverain, mais le sien n'a pas de pareil. Il sait, de source sûre, qu'il n'y a ici qu'un seul Juste: lui.

Philippe Sollers

« Cette pute me fera mourir... »,
Mémoires du duc de Saint-Simon.
Intrigues et passions à la cour de Louis XIV,
le Livre de Poche, 480 p., 6,95 euros.