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Sollers Le rire de Rome

 

PHILIPPE SOLLERS

Le rire de Rome Gallimard, L'Infini, 1992

 

Cela se passe à Paris à la fin du vingtième siècle. Pourquoi les chemins qui mènent à Rome semblent-ils perdus, tortueux, infréquentables? Du cœur de son œuvre, Philippe Sollers répond, relevant les propositions de lecture que je lui soumets et les questions que je pose. La figure inventée au fil de ces entretiens est nouvelle et va dans le sens d’une très grande liberté. Le propos est direct, son rythme et sa profondeur se mesurent à l’humour, épreuve de vérité. Comme le micro, les livres sont ouverts. Paradis, Femmes, Portrait du Joueur, mais aussi la Bible, Dante, Pascal, Loyola, Sade, Nietzsche, Saint-Simon, Casanova, Joyce, Céline, Picasso, Proust, Homère, le Tao : on peut tout lire et tout dire. Pour que la littérature et l’histoire reviennent, il suffit des bonnes coordonnées.

Frans De Haes

 

Picasso Violon accroche au mur 1912-13

Picasso, Violon accroché au mur, 1912-1913

 

L’analyse infinie

 

Frans De Haes Ce qui touche l’oreille d’un lecteur-auditeur un peu exercé, c’est l’étendue des varia­tions rythmiques et prosodiques dans Paradis, de même que sa technique (que l’on « sent » mais que l’on ne « saisit » pas toujours) d’emboîter et de désemboîter les syntagmes dans un phrasé à la fois très fluide et constamment interrompu. C’est là qu’on entre au cœur de la jouissance infinie que Paradis propose et travaille. C’est là aussi que les résistances surgissent, travaillent aussi... Je suis ici particulièrement sensible à l’alternance entre des plages au phrasé plus ou moins « normal » (apte au récit, à la citation, à la démonstration) et un rythme abrupt-accumulatif (martèlement dramatique et satirique) où s’insèrent souvent les fameux catalogues ou les « congeries » pour reprendre un terme au traité de Du Marsais ; où jouent à fond aussi le détournement, le détraquage des signifiants (ex. p. 53 : « échappant au phar au pharaon de l’on-dit aux momies cryptées du cigypte » — séquence se terminant sur un rythme ïambique ou anapestique très récurrent dans Paradis)... Entre ces deux patrons rythmiques (l’un plus discursif ou « romanesque », l’autre plus abrupt ou « poétique ») il faut, je crois, en placer un troisième que je qualifierai approximativement de « juxtaposition rimée des déter­minants » ; ainsi dans le passage, p. 141 : « ils sont tracés ils le sentent ils retombent frileux en attente neuvième cercle giudecca glacée personnages rectomés avalés broyés de nouveau mastiqués... » (je souligne). Certains passages alternent la juxtaposition et le discursif (p. 118 : « somnambulation du carné découpage fêté du poulet pour madame la cuisse ou bien l’aile mi-poulet coquelet girouette dodue des clochers assurances gâteaux contredanses intimité ou congés payés soma nous psukhé tribu tribunal tridenté triste tripe contrivialité chaleur fourrée à l’humaine voilà nous sommes faits de la même étoffe que les rêves et notre vie s’arrondit en zéro dans la ronde étouffée des rêves... »); d’autres font se succéder le discursif, l’abrupt, puis le discursif encore, etc. Il y a aussi, bien sûr, de longues plages purement narratives ou démonstratives (l’his­toire de Lola, p. 191-193, la fin du premier volume qui semble reprendre à la fois le 6e chant de Maldoror et le début d’Ulysse...). Comment cette batterie s’est-elle mise en place?

L’approche que je suggère ainsi n’est pas « forma­liste » et ne pourrait l’être en aucun cas puisqu’à cette batterie rythmique complexe correspond une énonciation constamment paradoxale, qu’il s’agit d’analyser et dont le modèle de base serait l’affirmation: Je suis là et je ne suis pas là. Je prends quelques exemples, plus ou moins au hasard : p. 53 : « écrivant l’écrit s’écrivant au bruit des paroles n’écrivant rien tout en écrivant sans arrêt n’écrivant que ce qui était écrit en train de s’écrire » / p. 81 : « comme si on reculait comme ça sans bouger tout en avançant» / p. 114 (à propos des saints) : « ils se sont immergés en eux et hors d’eux » / p. 118 : « et ainsi peu à peu nous arrivons à une anti­perception de l’imperception à l’impôt renversé de l’interception » / p. 215 : « je suis moi dégagé de moi bien en moi... » / p. 238 : « c’est-à-dire ne pas t’arrêter ou plutôt comme si tu n’étais pas là mais branché alpha oméga c’est-à-dire ni là ni pas là au-delà du là du pas là » / p. 241 : « pente à voix jamais là se tressant dérapant au-delà du là » / Etc. Alors, deux questions. Première­ment : que signifie cette manière d’être là/ pas là dans Paradis? Deuxièmement : pareille enfilade d’affirma­tions, de négations et de négations des négations rap­pelle bien entendu la logique théologique qui s’exprime notamment dans la séquence de la Fête-Dieu (Lauda Sion) :

 

Un seul le reçoit, mille le reçoivent

celui-là reçoit autant que ceux-ci;

tous le reçoivent sans le consumer

(...)

 

N’est-ce pas à la lueur de cette passion de la contra­diction comme langage et du langage comme contradic­tion qu’il faut lire aujourd’hui votre traversée du maté­rialisme dialectique, de la pensée chinoise et de la théologie ? Pareille logique — mais que signifie-t-elle à chaque coup ? — travaille déjà votre référence à Chi-Tsang, Essai sur la théorie de la double vérité, dans La Science de Lautréamont et votre référence aux Cahiers de Lénine dans le même texte ; mais elle n’est sûrement pas étrangère à la logique de l’inconscient freudien... Il y a là, visiblement et audiblement, une fidélité à un projet bien au-delà des vicissitudes politiques, communautaires. Comment voyez-vous ce projet et sa logique aujourd’hui ?

 

Philippe Sollers La question est celle de l’infini. De l’approche de cette question dépendent toutes les formes et toutes les transformations à l’inté­rieur de ces formes. L’expérience de l’infini, c’est cela qui rassemble toutes les subordonnées... et par conséquent le problème est tout à fait différent selon qu’on inscrit, ou non, le chiffre de l’infini dans le langage. Il y a un abîme entre se placer par rapport à un infini externe et être en train de parler dans l’infini lui-même. Batterie rythmique, intensité, pulsation, fré­quence... ou bien : logique en expansion de la négation, ça revient strictement au même, en ceci que si le pou­droiement corpusculaire du langage saisi par l’infini n’était pas susceptible d’un traitement logique extrême­ment rigoureux, on aurait tout simplement à faire à la simulation psychotique. L’être parlant (parlant peu, car il s’imagine toujours avoir des organes silencieux), lorsqu’il découvre, ça ne lui arrive pas souvent, que son corps lui-même, substantiellement, est une erreur d’un langage qu’il ignore, devient fou. A être fou on peut s’encanailler... Par là je veux dire qu’on peut feindre la folie, c’est-à-dire que la question est posée de plein fouet de l’imposture poétique. La définition du corps comme erreur d’un langage que le sujet ignore est posée de façon beaucoup plus insistante dans le deuxième volume de Paradis qui traite plus frontalement que jamais ce rapport de l’infini à lui-même bousculant toute place organique. Il est logique que la psychose soit de l’ordre strict de ce qui est bien connu par les cliniciens : la langue de fond qui se représente pour le sujet divisé à vif sous forme de langue étrangère. Entre parenthèses : cette division du sujet à vif, qui n’est autre que ce qu’on pourrait appeler sa blessure d’infini, des­sine la possibilité — ou non — pour un sujet de passer à travers toutes les langues, et il est repérable au premier coup d’oeil si dans quelque texte que ce soit on a cette possibilité... La différence entre Paradis et Finnegans Wake est là. Je dirais que Paradis est une machine (le terme est impropre mais enfin...) à traduire la traduction. D’où cet effet assez étrange que tous les textes quels qu’ils soient pourraient s’y retrouver améliorés, saisis dans leur nombril... à la fois rythmique et logique. Nombril des rêves, disait Freud..., qu’est-ce que c’est que ce nombre de l’infini dans ce qui se dit ? L’infini, dit Hegel, c’est l’affirmation elle-même. Pourquoi ? Parce que, ça saute aux yeux, c’est la négation de la négation. « Omnis determinatio est negatio »... Spinoza... Voilà ce qui se lit à la porte du Paradis : Vous qui entrez, laissez toute espérance, toute détermination est une négation, tout fini n’existe que de nier, plus ou moins passionnément, sa Cause. Ceci est essentiel, car c’est bel et bien de la volonté forcenée — je dis bien : forcenée, infernale, se relevant sans cesse, comme aurait dit Rimbaud, de la flamme avec son damné —, de la volonté forcenée de nier la négation de la négation que les corps s’empaquettent et font parade. Le hurlement des corps qui sont là, si on sait l’entendre..., ils ont l’air comme ça d’aller, de venir, de s’occuper mais... ce sont des hurle­ments n’est-ce pas... Certains, de temps en temps, s’entendent hurler en rêve : ça les réveille pendant deux secondes. Le plus habituel c’est quand même qu’ils ne s’entendent pas ronfler. Leur con-joint peut éventuelle­ment les avertir... qu’ils étaient là sans aucunement s’en douter sous forme pure et simple de groin. Les mou­rants font un boucan du tonnerre. Où sont-ils pendant qu’ils font ce bruit ? Nulle part. Si on entend ce hurle­ment on voit bien à quoi il s’adresse et de quoi il est fait. Il s’adresse à l’infini. C’est ce que nous avons à lui dire, à lui hurler que non, nous n’accepterons pas que lui, l’infini, nie la négation que nous sommes. J’écris en partant de la fureur contre le bruit qui feint d’être lui-même Histoire et de cette fureur naît, spontané­ment, le rythme qui convient. Qui convient à quoi ? A la récusation de cette parole folle et très raisonneuse (comme toute folie) consistant à nier l’infini. Ouvrez des livres, regardez-les penser, voyez comment ils se situent par rapport à l’infini et vous savez tout d’emblée. A un moment ou à un autre il est fatal qu’ils prennent tous position sur cette affaire, le plus comique dans le malentendu étant par exemple celui qui vous fait le coup de... l’infini turbulent. A tous les coups, la confrontation à l’infini dévoile la niaiserie sexuelle. A tous les coups. Le miroitement hallucinatoire que vous pouvez vous donner selon la dose expérimentale qui vous convient, le flash Schreber si ça vous chante, le mi-froid mi-chaud à la douche écossaise relevée de champignons hallucinogènes, la peur d’un virus verbal chamanique ou extraterrestre (Burroughs), ou alors la répétition, l’usure, l’horizon métaphysique gris (Beckett) qui vient là se ruminer seul dans une sorte d’entretien infini avec l’ombre de plus en plus vidée de l’envers.

F.D.H. — Ne serait-ce pas là la confusion entre la « rumeur » et « l’infini » ?

Ph. S. — C’est cela. N’entre pas dans l’infini qui veut. L’infini est catégorique. «L’infini est l’affirmation absolue de l’existence d’une nature quelconque» (Spinoza). Son bon côté c’est qu’il ne vous lâche pas l’incarnation comme ça. Rien de plus pathétique et, encore une fois, de comique — d’où ces deux dimen­sions constantes dans Paradis — récit ou scansion — que ces tergiversations.

Il y a une expérience qui me permettra tout de même d’aller un peu plus au cœur de ce sujet, c’est celle qui s’est faite en français de façon tout à fait spectaculaire (c’est le cas de le dire) pour inscrire l’infini au point où le joueur de son propre corps calculerait comment il doit jouer exactement ce corps. Déjà Dante le précise dans un moment tout à fait clé du Paradis, n’est-ce pas, il ne peut aller plus loin dans ce fameux voyage qui a commencé par la porte infernale dont j’ai parlé tout à l’heure, il ne peut aller plus loin dans le Paradis qu’à condition, dit-il, de s’offrir lui-même (lui qui parle, lui voyageur qui parle au moment même où il dit ce qu’il nous dit) de s’offrir, donc, en holocauste. Ce qui veut dire qu’il doit décider de l’abandon de toutes ses facultés physiques dans un anéantissement sans reste. Holocauste, ça veut dire sacrifice sans reste. Du grec holos, tout entier, d’où vient d’ailleurs le mot latin Sollers... Un hologramme, c’est bien ce que je fais... C’est la raison pour laquelle l’ombre portée du Paradis qu’on lit n’est que la représentation en trois dimensions visuelles de la voix qui traverse cette sculpture... Eh bien, ce sacrifice à l’intérieur de la parole qui le raconte a été reposé sous une forme parfaite pour l’époque (c’est toujours parfait pour l’époque si on s’y prend bien... l’infini a ses époques... il faut trouver celle qui corres­pond au moment où l’on se trouve) par... Biaise Pascal. Pascal dans son pari. Texte tellement ahurissant que personne ne le lit, encore qu’il soit là sous nos yeux si nous voulons. Il ne faut pas oublier que Pascal, mathé­maticien et théoricien des jeux, spécialiste des cycloïdes et de la roulette, tellement en avance sur les calculs de son temps qu’il finissait par se fatiguer de la médiocrité du débat dans ce domaine, a décidé par conséquent de pousser plus loin en se mettant lui-même en jeu... C’était plus drôle que de spéculer sur les courbes... Eh bien, le petit mémorial cousu dans son vêtement — que j’ai déjà comparé à la lettre volée par excellence — on pourrait repartir par Poe, mais enfin... Ce mémorial, vous vous en souvenez, évoque deux heures de feu où le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, vient pulvériser — quelle pâque! — ce penseur au point qu’il en écrit fébrilement la trace sur ce petit bout de papier qu’il coud dans son vêtement et qu’on trouve après sa mort... tout ça est bien connu... Mais qu’est-ce qu’il écrit là-dessus? Qu’il a trouvé le point de certitude qui implique qu’il sera, comme il a été et qu’il est, « éternel­lement en joie pour un jour d’exercice sur cette terre ». Ça s’explicite dans le pari où les commentateurs voient en général une mise en scène apologétique ingénieuse et un peu pénible, mais parce que lesdits commentateurs ne comprennent pas que ce qui leur parle là s’adresse bel et bien à leur déchet inconscient, à leur merde même. Et que fait Pascal? Eh bien, il revient toujours, comme tous les autres, avec un raisonnement sur la négation. Ce sera toujours d’un raisonnement sur la négation que, d’autre part, viendra le feu dont j’ai parlé en même temps que la trouvaille que l’infini déclenche dans le forçage d’un sujet qui à ce moment-là échappe enfin à la folie qui constitue son corps. Combien de fous pour que cet événement se produise! C’est incalculable mais les générations humaines n’ont pas d’autre sens. Nous avons quoi, dans le pari ? Le jeu de pair et d’impair, la convocation du hasard, la scène métaphysique elle-même, sous la forme du « Croix ou pile ». « Croix ou pile», on disait comme ça au XVIIe siècle. « Pile ou face »... « Croix ou pile », ça dit bien ce que ça veut dire, si on veut recharger deux secondes ces mots... piles atomiques... « Croix » comme forme minimale de la signature aussi : si vous ne savez pas écrire, signez votre testament par une croix. Un trait ne suffirait pas pour signer. Ça peut tout au plus vouloir dire que quelqu’un a été là, ça serait le trait unaire. Mais pour marquer qu’un nom aura été là — un nom ! pas « quelqu’un » ! — il faut au moins deux traits... croix ou pile... « Notre proposition, dit Pascal, est dans une force infinie, quand «  y a le fini à hasarder, à un jeu, où il y a pareils hasards de gain que de perte, et l’infini à gagner... » C’est très clair et parfaitement obscur. Vous vous rappelez, je n’ai pas le texte sous les yeux mais vous me ferez l’amitié de le retrouver... Il faut voir comment Pascal démontre quelque chose à quoi on ne peut échapper que par la mauvaise foi. Tout lecteur du pari devrait, s’il était de bonne foi, ressortir autre de la démonstration qu’il lit, sauf celui qui en passant se dirait : eh bien, oui, ce Pascal il est tout à fait dans Y un des coups possibles! Ce qui suppose qu’on comprenne parfaitement le raisonne­ment. Mais faites l’expérience, faites lire le pari de Pascal et puis demandez ensuite à qui vous voudrez de vous réexposer le raisonnement tenu. C’est drôle : personne n’y comprend rien : le fini à hasarder, à jouer à croix ou pile, la proposition qui est faite pour parler trivialement de se manger soi-même là tout de suite de telle façon qu’il n’en ressorte pas autre chose que l’infini, laisse le sujet pantois. Pourquoi? Parce qu’il est obligé à ce moment-là d’avoir, s’il osait, la perception de lui-même comme merde. Les gens croient au squelette, que voulez-vous... Le squelette... charmant... nécessaire aux ébats érotiques... comme l’ont compris tant de peintres...

(...)

 

 

 

 

 
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