Philippe Sollers

Philippe Sollers, Le Nouveau, 2019

Philippe Sollers Le Nouveau

Le Nouveau, roman, éditions Gallimard

 

 

  LE NOUVEAU ET L'INFINI

 

 

 

“Les hommes pérorent, les femmes radotent, l’argent circule.”

 

Ainsi va le monde. Ainsi le résume Philippe Sollers. Non plus du bruit et de la fureur mais du vacarme et de la répétition.

 

Ritournelle et routine, le monde tourne en rond dans une danse au-dessus du volcan toujours plus effrénée. La jeunesse a beau crier “moins de banques, plus de banquise”, les gilets jaunes continuer à brûler sur leur passage tout signe de richesse ostentatoire, le monde bouge peu et le temps n’est pas encore sorti de ses gonds.

 

André Breton l’écrivait en 1922 “’est à croire qu’une coalition est toujours prête à se former pour qu’il ne se passe rien”. Presque cent ans plus tard, la coalition semble toujours aussi efficace.

 

Pour faire tomber la coalition, rien de mieux que les écrivains.

 

Qu’est-ce qu’un écrivain ? Un travailleur de la langue qui perturbe joyeusement l’ordre ordinaire des jours. “Les jours se mêlent dans un ordre plus audacieux” dit l’exergue de Hölderlin choisie par Sollers pour son dernier livre.

 

 

L’écrivain est un contemporain absolu, un homme qui écrit avec ses oreilles, un corps qui vit au paradis, vertige calme et léger au cœur du temps, donc affranchi de sa loi, rajeunissant en vieillissant.

 

“Paradis veut dire : transmutation immédiate du négatif en positif. Le doute devient certitude, la fatigue repos, la terreur harmonie, l’horreur bonheur, l’angoisse sérénité, la laideur beauté, la dispersion concentration le bavardage silence, la torpeur éveil, la société tout entière une plage.”

 

L’écrivain est le seul contemporain absolu, il vit en compagnie de ceux qui seront toujours nouveaux, Saint-Simon, Rimbaud, Proust Dante, Homère, Shakespeare, Joyce, Kafka, Montaigne. Il a aussi le privilège de voir simultanément les vivants et les morts, les vivants dans les morts ou les morts dans les vivants, par sédimentation ou surimpression. Il sait la contiguïté entre les lieux et la continuité entre les êtres.

 

Un classique c’est une œuvre qui n’a pas jamais fini de dire ce qu’elle a à dire pensait Italo Calvino. Tout classique est une ressource inépuisable, une énergie renouvelable à l’infini. Encore faut-il un corps et un esprit suffisamment affûtés et aguerris pour aller y puiser ce qui est à jamais nouveau : toute l’éducation vise à cela. “C’est justement pour préserver ce qui est nouveau et révolutionnaire dans chaque enfant que l’éducation doit être conservatrice ; elle doit protéger cette nouveauté et l’introduire comme un ferment dans un monde déjà vieux” notait Arendt dans ‘La crise de l’éducation’.

 

Ce qui est nouveau, ce n’est pas l’innovant, petit dieu tyrannique de notre époque et son exclusif dispensateur de salut. S’adapter et innover comme seul impératif catégorique ! Le supplice est assuré, la réussite aléatoire.

 

Le neuf passe vite, l’innovant ne sait pas où il va, seul le nouveau résiste et résiste parce qu’il échappe. Le neuf est déjà un vieillard, l’innovant une oie sans tête engraissée par la frénésie du capital et de la publicité, seul le nouveau insiste, persiste. Le Nouveau comme le nom du bateau du grand-père Louis, comme le théâtre sans salle ni acteurs ni public que Sollers décide de fonder pour que “tout s’y déroule en silence, à l’écoute de la percussion des mots”.

 

Car le nouveau fuit les fans et les touristes. Il aime les chasseurs solitaires et les navigateurs qui ont vu “des archipels sidéraux et des îles dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur”.

 

Comme l’oracle qui se contente de faire signe sans rien dire ni montrer, le nouveau est ce dieu furtif qui demande une patience insouciante pour l’approcher.

 

Une patience insouciante ? Mais c’est une contradiction dans les termes Madame ! Et pourtant il faut l’inventer cette patience qui ne se soucie pas ce qui va arriver, qui ne force pas ce qu’elle attend, qui accepte d’attendre pour rien, une patience sans inquiétude, débarrassée du sérieux et la gravité qui assombrissent habituellement le visage des patients, une patience légère. Celle de la littérature. Attendre pour rien, sans doute la seule façon de faire arriver le miracle : le nouveau !

 

“Le dieu extrême ne recommande rien sauf l’attente.” Non pas une attente messianique ou rédemptrice, fruit de l’angoisse stérile et de l’espérance vaine, mais une attente sans objet qui serait attentive enfin au moindre signe, un geste, un sourire, une mouette qui fond sur vous, un souffle muet, un mot qui percute.

 

“Les mouettes du matin enveloppent le ciel, celles du soir font vibrer la mer.” ‘Veni, vidi, scripsi.’ C’est la loi de l’écrivain, son seul triomphe est de lire ce qui nous fait signe, sans l’interpréter, juste pour le dire et le laisser résonner en nous.

 

“Arbres, pensai-je, vous n’avez plus rien à me dire, mon cœur refroidi ne vous entend plus” notait Proust il y a un siècle.

 

Le dieu est imprévu, désinvolte, impromptu, présent par fulgurance, absent par négligence. Ah l’enfer d’un dieu qui serait toujours présent, et l’enfer redoublé d’un dieu toujours absent ! Soumission ou désespoir, deux formes parfaites de d’horreur.

 

Le dieu qu’il faut suivre n’est pas, il est dispensé d’être, il se contente d’apparaître pour aussitôt se retirer. Multiple et intermittent, il surgit au détour d’un mot, d’une beauté, d’un mouvement. Les fées et les sorcières, les sirènes et les sylphes ont plus de chances de le croiser que tous les traités de théologie de le connaître. Ce n’est pas un dieu qui sauve le monde, les âmes ou ressuscite les corps ; il ne promet aucun royaume, ne nous condamne pas à l’exil si notre foi faiblit car il ne demande pas à être obéi mais à être surpris. Rapide comme la poésie, vif comme l’amour, il court-circuite dogmes et idéologies, méprisant les fanatiques et les hypocrites, invulnérable aux frustrations vengeresses des pauvres comme à l’arrogance stupide des riches.

 

Écoutez ce que Shakespeare fait dire à Timon d’Athènes, ce noble qui finira par vivre seul dans les bois : “Notre nature est damnée. Un peu d’or rendra blanc le noir, beau le laid, juste l’injuste, noble l’infâme, jeune le vieux, vaillant le lâche, il brisera les religions, bénira les maudits. Avec l’argent, le savant courbe la tête devant l’imbécile cousu d’or. Tout est oblique”.

La main qui écrit, elle, reste droite. Une phrase esquive, la suivante feinte, la troisième touche. Et ainsi de suite. La mer n’a pas de fin, l’écriture non plus. Pourquoi la vie en aurait une ?

 

Le stylo du jeune Philippe prolonge les mouvements impétueux ou indolents des voiles de son arrière-grand-père Henri, les feintes et les touches de l’épée de son grand-père Louis. Précision, douceur, musique.

 

 

Paul-Henri Moinet

Le Nouvel Economiste, 26/03/2019

 

 

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