Philippe Sollers

La Sangsure

Judith 1612

Artemisia Gentileschi, Judith et Holopherne, 1612


La première interprétation de la virginité est toute récente, et on peut la dater du texte publié par Freud en 1918, Le Tabou de la virginité. Mettez-vous enfin à la place de Freud, découvrant peu à peu, et de plus en plus, l’extravagante hallucination humaine à propos des orifices. Que fait Freud, accablé sur son divan, jour après jour, heure après heure, par le récit falsifié du meurtre primordial ? Il essaie de classer des variations de signes organiques. Des organes, voilà qu’il découvre qu’il y en a beaucoup plus qu’on ne le disait.


Rien que dans l’affaire d’entre-jambes, le pénis, le clitoris, le vagin, la membrane, sans parler de l’ombre portée de l’anus qui n’en finit pas de s’exciter par rapport à ce petit bricolage du devant mal différencié – tout cela n’est pas facile à comprendre. Le clitoris comme réduction du pénis ; la membrane de l’hymen comme entité propre ; la distinction qu’il faut faire entre pénis flaccide et en érection ; la fonction surplombante du phallus, voilà qui fait valser, si on essaie de s’y retrouver, les archives humaines. N’oublions pas la circoncision qui fait, là, figure de clé.


Bien entendu, il s’agit, dans cette poussée de disjonction, d’une nouvelle dimension du corps. La virginité n’est pas la moins énigmatique. Je pense qu’à part la théologie, personne n’a trop osé se mouiller dans la région. Et pour cause.


Freud commence par répertorier les croyances archaïques, en s’appuyant notamment sur le livre passionnant de Crawley, paru à Londres en 1902, The Mystic Rose, a Study of Primitive Marriage. Ça revient à étudier les rituels de défloration. La perforation de la membrane est laissée à des spécialistes, manipulation manuelle ou orgie sacrée (sur ce dernier point, Freud, avec son humour coutumier, s’étonne que l’on ait si peu de détails).


Qu’est-ce que Freud commence à découvrir là ? En dérivant assez vite vers la castration, comme on pouvait s’y attendre ? Eh bien, la présence constante d’une frigidité fondamentale qui n’est qu’apparemment résolue dans l’histoire féminine. Le fait que le mari primitif évite de déflorer son épouse, est la ruse qui permet par la suite de l’entraîner dans la mise en scène coïtale. La membrane indique, comme un carré blanc de censure, une réserve indéfinie de frigidité. N’être pour rien dans sa destruction est donc une précaution à prendre pour recevoir d’une femme l’écho de sa propre jouissance. C’est du moins ce qu’ont pensé, de tout temps, les clans.


Le fantasme qu’il y a là une fleur, et vénéneuse, est tout de même assez pointu. Vous le retrouvez chez Dante où la vierge est une « fiore », la rose des roses, mais il faut dire que la Vierge Marie est tout sauf une vierge puisque, précisément, elle est déflorée par un corps entier, celui du Christ issu d’une parole. C’est le bouquet.


Au passage, Freud analyse le rêve d’une jeune mariée qui trahissait sans contrainte, dit-il, le désir qu’elle avait de châtrer son jeune époux, et de conserver en elle le pénis de ce dernier. C’est là qu’est sa découverte : ou l’hymen reste intact, ou on rentre dans la mécanique du châtrage. La virginité n’est là que pour indiquer qu’aucun pénis ne fera le poids, si j’ose dire, par rapport au carré blanc qui indique quoi ? La censure de base sur le phallus, mais alors pris comme corps entier en quoi, évidemment, une femme semble l’incarner beaucoup mieux qu’un homme.

L’amusant, c’est que les Français ont probablement le monopole de l’obsession virginale. Sans revenir sur saint Bernard, on peut tout simplement dire que la France, la France comme État, doit quand même le plus clair de sa fondation à la Pucelle, c’est-à-dire Jeanne d’Arc.


Y a-t-il, dans tout État, sous ses pieds, une histoire de virginité ? C’est probable. En tout cas, c’est par là qu’il faut chercher la compulsion française non seulement à l’antisémitisme, mais à l’anglophobie.


La Pucelle tourmentait Voltaire. Son ricanement, pourtant, ne nous est guère utile. Mieux vaut, plutôt que Schiller (qui délire, lui aussi, sur la question), relire Shakespeare qui la fait parler – Jeanne d’Arc. Où ça ? Question à cent mille francs. Dans Henri VI.
Qu’on me montre un Français connaissant cette pièce.


Il faudrait que j’explique pourquoi je ne l’ai lue qu’à cause de ma naissance à Bordeaux (bien entendu, la pièce de Shakespeare a son décor dans les environs). Bon. Comme chaque fois qu’il approche quelque chose d’important, Freud s’appuie sur des écrivains. Pas ceux que je viens de citer, non. Des écrivains mineurs, c’est la manie viennoise. De nouveau à la mode, d’ailleurs. Vienne… Schnitzler, Le Destin du baron de Leisenborgh. Virginité et mort. Mélancolie.


Et puis Hebbel, Judith et Holopherne. Hebbel a fait une lecture biblique un peu particulière : Judith devient vierge et décapite son général pour se venger du fait qu’il l’ait entamée. Or Le Livre de Judith (un des plus comiques de la Bible) ne dit pas du tout que Judith était vierge. Mais veuve. Elle va couper son Assyrien avec l’aide de Dieu. Dieu intervient dans ces péripéties ; il n’est pas dégoûté, lui.


Il était fatal qu’une peintresse s’en mêlât aussi : Artemisia Gentileschi. On devrait, chaque année, proposer aux femmes de peindre une Judith et Holopherne. Il y aurait un prix. Ce serait une avancée décisive des beaux-arts.


Tout ça pour dire que, quand ça débande dans la société humaine, une femme, en général, se dévoue, en tablant sur la virginité et la frigidité primordiales. Ça refait bander illico. L’effet Jeanne d’Arc a laissé tout le monde pantois. Après quoi, il n’y avait plus qu’à la brûler et à la canoniser (c’est la cas de le dire). Judith, en veuve (la Bible est plus sévère), avait déjà fait le coup. L’effet Judith est un des plus efficaces. Que des pères y pensent, c’est minimal.


Vengeance ! C’est ce que constate Freud à la base du sexe. L’acte sexuel est impardonnable. On s’en doutait.


Le mot qui revient le plus souvent, ici, c’est : amertume.


La mère-tume, c’est vraiment la tumeur qui, au-delà des grossesses, poursuit son cancer. « Tu meurs ! Voilà ce qui va t’arriver, sale membre-âne ! » La membrane dit ça. Touchez-y si vous voulez, mais entendez-la.


J’espère avoir montré, en passant (c’est une fable qui vaut pour les temps qui courent), pourquoi un Français risque d’avoir un rapport pucelle à l’Anglais.
Ça fait longtemps que ça dure. Napoléon compris.


Mais qui donc était Shakespeare ? – se demandait-on à Vienne. Naïvement, au fond.
Toujours Hamlet… Phobie or not Phobie ?


À mon avis, le sujet est resté très vierge.


Philippe Sollers, 1981, extrait de Théorie des exceptions, Folio Gallimard, 1986

 Philippe Sollers

 

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