Philippe Sollers

 

revue L'Infini n°125

L'INFINI n°125

 

L’INFINI 125 Hiver 2013

 

Sommaire

 

Philippe Sollers, Le roi des jardins

 

Deviner la Chine

 

André Magnan, Il confidente Manuzzi vs Bibo et Candido

Julia Kristeva, Manifeste culturel

Guillaume Basquin, Le Parc, Futur antérieur

Philippe Forest

Frans De Haes, Le Chant suprême

Olivier-Pierre Thébault, L'âme baudelairienne des parfums

Marcelin Pleynet, Oscar Wilde suivi de L'art de la boxe

Jean-Luc Hennig, Deux lettres

 

 

Éditions Gallimard

 

 


Bernin, photo Sophie Zhang

Philippe Sollers

LE ROI DES JARDINS

 

Vous allumez, un soir d'été, la télévision française de service public. On doit vous parler de Louis XIV, de Versailles, et il y aura même, ensuite, un film sur Louis XV. Vous êtes édifié : de fausses naïades se trémoussent devant des fontaines, des comédiens en perruque pérorent, on boit un coup dans le château comme au bistrot, des intermittents du spectacle véhiculent dans tous les sens des chaises à porteurs, des acteurs défilent pour ne rien dire, un académicien best-seller, très en forme, bénit ce cirque. Vous êtes au cœur de la vulgarité française d'aujourd'hui.

Un magazine populiste titrait récemment : « L'homme qui a ruiné la France». Vous ne le saviez pas ? Eh bien, c'est Louis XIV. Quant à Louis XV, c'était une sorte de DSK de l'époque, en plus ramollo. Inutile de dire que Versailles, à partir de ces plaisanteries coûteuses, devient invisible, et n'attend plus que l'installation de déchets d'art contemporain pour amuser les enfants. Le parc, les jardins? Vous n'y pensez pas, aucun intérêt. Un certain Le Nôtre? Qui est-il? On ne sait pas.

Il est stupéfiant que le grand roi des jardins français, André Le Nôtre (1613-1700), n'ait pas eu droit jusqu'ici à une biographie. Mieux vaut tard que jamais, et, enfin, la voici.(1) Commençons par sa mort, le 15 septembre 1700, et le rare hommage que lui rend Saint-Simon l'implacable : « Le Nôtre mourut après avoir vécu quatre-vingt-huit ans dans une santé parfaite, sa tête et toute la justesse de sa capacité; illustre pour avoir donné le premier les divers dessins de ces beaux jardins qui décorent la France. [...] Il avait une probité, une exactitude et une droiture qui le faisait estimer et aimer de tout le monde. [...] Il fut toujours désintéressé. [...] Il travaillait pour les particuliers comme pour le roi, et avec la même application, ne cherchait qu'à aider la nature, et à réduire le vrai beau aux moins de frais qu'il pouvait. Il avait une naïveté et une vérité charmante. Le pape pria le roi de le lui prêter pour quelques mois ; en entrant dans la chambre du pape, au lieu de se mettre à genoux, il courut à lui : "Eh ! bonjour, lui dit-il, mon révérend père, en lui sautant au col, et l'embrassant et le baisant des deux côtés ; eh ! que vous avez bon visage, et que je suis aise de vous voir en si bonne santé!" »

Ça n'a l'air de rien, mais pour l'époque, et encore aujourd'hui, c'est énorme. Ce fils de jardinier, né aux Tuileries et mort aux Tuileries, est partout chez lui. Il est modeste, effacé, mais il sait que le pouvoir n'est rien si on ne sait pas orchestrer la nature. Il embrasse le pape, le roi, monte au-dessus d'eux, dans la géométrie et les arbres. Il est protégé par Colbert et Louvois, son coup d'œil et son esprit sont indispensables. Louis XIV l'aime de façon troublante, lui parle en tête à tête, le nomme contrôleur général des bâtiments, habite chez lui, respire chez lui, se prend pour un dieu grâce à lui. Sans le soleil réfléchi et canalisé, vaste, ombragé, mathématique, charmé, pas d'Apollon dans les clairières ou la galerie des Glaces. Le roi est ravi, le pape, nullement choqué, est ravi.

Tout le monde veut Le Nôtre : il est à Saint-Cloud, Fontainebleau, Chantilly, et, surtout, chez Fouquet, à Vaux-le-Vicomte. Louis XIV est furieusement jaloux des fêtes et des dépenses de Fouquet ? Tant mieux, ce sera Versailles, et, en 1664, Les Plaisirs de l'Île enchantée. Là, c'est une folie et une féerie d'une semaine, avec des faunes dans les branches donnant des concerts de musique. Le Nôtre est jardinier, architecte, hydraulicien, metteur en scène, il travaille du matin au soir, c'est une armée à lui seul. Les acteurs du temps s'appellent, excusez du peu, Poussin, Bernin, La Fontaine, Molière, Delalande, Lully, Sévigné.

Philippe_Sollers_Versailles_photo_Sophie Bassouls
Philippe Sollers à Versailles, photo Sophie Bassouls


La planète, pour Le Nôtre, est une île enchantée, gouvernée par la raison, nouveau miracle grec. Il faut des perspectives, des angles, des bassins, des échappées. L'intense variété des fleurs est musicalement prévue : tulipes, anémones, jonquilles, iris, jacinthes, pivoines, avec, en contrepoint, des arbrisseaux, chèvrefeuilles, romarin, lilas, rosiers, giroflées. À Versailles, rêve incessant, il faut s'occuper de tout. Le roi se mêle des moindres détails, il rectifie, accentue, fait la gueule, exige un peu « d'enfance », approuve, dépense sans compter. Voyez ces axes, ces terrasses, ces canaux, ces réservoirs, ces machines, ces pièces d'eau, ces parterres, ces bosquets. Le Nôtre, dans un de ses rares propos, appelle ça « élever ses pensées ». Vous ne vous en doutiez pas, mais la nature pense et il suffit de la dégager, de l'aider. On travaille ici pour les siècles : Apollon réfléchit et observe, il se promène, invisible, dans son royaume. À son retour d'Italie, avec une rare audace, Le Nôtre demande à visiter Fouquet, emprisonné à Pignerol, légende vivante, «soleil offusqué» (Morand). Louis XIV laisse faire : Le Nôtre est fidèle en amitié. On ne sait rien de cette conversation qui mériterait un livre. Vaux-le-Vicomte en prison, on croit rêver.


Il s'affaiblit, Le Nôtre, il est content d'être décoré par le roi de l'ordre de Saint-Michel, il lègue ses collections à Louis XIV, et finit par s'éteindre, à 4 heures du matin, dans sa chambre de sa maison des Tuileries, au deuxième étage. Son père était jardinier aux Tuileries, le jardin est à lui. On l'enterre à Saint-Germain-l'Auxerrois, puis à Saint-Roch. Comme il fallait s'y attendre, sa tombe est violée, et ses restes dispersés pendant la Terreur, en 1793. Il a droit à une plaque commémorative, pendant que des foules de touristes du monde entier viennent se balader dans son œuvre. Le duc de Saint-Simon, lui non plus, n'a pas pu se reposer tranquille, lui qui avait fait enchaîner son cercueil à celui de sa femme, dans son château dévasté. Ses « Mémoires » sont plus vivants que jamais, et Proust les a lus à la loupe. Le Nôtre, ou le temps retrouvé. Finalement, c'est Colbert qui a trouvé, à son sujet, les mots les plus justes, dans une lettre adressée à ce roi des jardins, le 2 août 1679 : « Vous avez raison de dire que le génie et le bon goût viennent de Dieu et qu'il est très difficile de les donner aux hommes. »

PHILIPPE SOLLERS

André Le Nôtre, biographie par Patricia Bouchenot-Déchin, Fayard, 2013

 

 

Versailles le grand escalier photo Sophie Zhang, L'Infini 125

 

Versailles le grand escalier photo Sophie Zhang, infini 125

 

Vaux-le-vicomte photo Sophie Zhang, L'Infini 125

 

Vaux-le-Vicomte-jardins-Le-Notre-photo Sophie Zhang, L'Infini 125

 

Vaux-le-Vicomte-couronne-photo Sophie Zhang, L'Infini 125

 

 

Julia-Kristeva-photo Sophie Zhang, L'Infini 125

 

Julia Kristeva

MANIFESTE CULTUREL

Entretien avec Catherine Calvet et Cécile Daumas

EIle le dit elle-même, elle n'entre pas dans les cases. Psychanalyste, sémiologue, écrivaine, Julia Kristeva fait partie de ces rares intellectuels qui déploient une pensée «globale». A l'occasion de la sortie de son livre, Pulsions du temps (Fayard), elle repense, à l'aune de la philosophie, de la littérature ou de la théorie freudienne, tout ce qui secoue la société: les identités, la laïcité, l'universel et le rapport au singulier. Donnant des conférences à Oxford comme à la New School for Social Research de New York, elle croit pleinement que «le multilinguisme européen» peut lever les crispations identitaires. Constatant les limites du «tout-politique», elle estime nécessaire de refonder un humanisme, quitte à faire débat en rebattant les frontières entre politique et religieux. En bonne psychanalyste, ne rappelle-t-elle pas que le besoin de croire, chez l'homme, précède le religieux et finalement le désir de savoir.

Dans votre dernier livre, vous vous présentez comme citoyenne européenne, de nationalité française, d'origine bulgare, d'adoption américaine...

Et je suis presque prête à croire les étrangers qui voient en moi une intellectuelle et écrivaine française ! Depuis presque cinq décennies je vis en exil. Une étrangère. Une «fille qui vient d'ailleurs»; «I don't fit», écrit Hannah Arendt. Je dis pour ma part : «Nulle part on n'est plus étranger qu'en France, nulle part on n'est mieux étranger qu'en France. » Je n'appartiens ni aux collèges ni aux académies, je suis en transit à l'université, atypique chez les psychanalystes. Je ne corresponds pas, je ne m'adapte pas. «Être ou ne pas être» se dit en français «En être ou ne pas en être», ironise Marcel Proust : pas de salut sans appartenance. Mais nous avons développé une forme de pensée spécifiquement européenne qui consiste à problématiser les identités et les appartenances. Je ne suis pas «dedans», je me tiens à la frontière. Dès lors, l'étrangeté - qui est aussi souffrance - devient une chance.

Cette position d'entre-deux a-t-elle influencé votre mode de pensée?

Impossible d'interroger sans distance. Depuis Platon, et jusqu'à la phénoménologie et la psychanalyse, la vie de l'esprit est une vie «étrangère» qui ne peut éclairer son objet de réflexion qu'en étant autre et extérieure à lui. Dans la Bulgarie totalitaire de mon adolescence, cette position me paraissait évidente : impossible de penser sans être «étranger dans cet étrange pays qu'est mon pays lui-même». Ma mère, qui avait fait des études de biologie, était agnostique ; mon père était croyant, assassiné dans un hôpital où l'on faisait des expériences sur les vieillards, quelques mois avant la chute du mur de Berlin ; et moi, j'étais aux Jeunesses communistes, comme tous les écoliers. Je me suis éveillée dans la période de «dégel» (qui deviendra plus tard une «perestroïka»), de remise en question du marxisme. Nous avons repris la protestation des formalistes et postformalistes russes, ancêtres du structuralisme : l'humain n'est pas seulement déterminé par l'économie et la lutte des classes. Il est un être parlant qui délire, questionne, crée un carnaval de sens et de non-sens, mieux, un kaléidoscope, une polyphonie.
À mon arrivée à Paris, grâce à l'expérience littéraire de Tel Quel avec Philippe Sollers et les séminaires de Barthes et de Lacan, la découverte freudienne s'est imposée à moi. Le mal-être sur fond d'inconscient, le malaise dans la civilisation ne sont pas solubles dans une «solution». La crise endémique actuelle le confirme. Il n'y a pas de solution, mais il est possible de questionner chaque «valeur», «norme» ou «pouvoir», chaque «identité» sexuelle, nationale ou linguistique. C'est à partir de cette réévaluation des désirs, des souffrances, des amours et des haines qu'une reconstruction s'amorce et que des identités provisoires tissent de nouveaux liens. L'homme et la femme en analyse sont des révoltés. «Analyse» signifie une expérience intérieure de décomposition-déstructuration et de recommencement, de renaissance.

Mais l'identité doit aussi être un repère fixe...

L'identité est notre antidépresseur, elle nous est indispensable. «Qui suis-je?» étant la vraie question, une réponse, forcément provisoire, est nécessaire. La personne qui vient en analyse ne sait pas qui elle est. Blessée, disloquée ou défaite, j'essaie d'entendre sa déshérence sous la revendication d'une identité qui se déclare féminine, masculine, juive, musulmane, catholique, homosexuelle, hétérosexuelle. Cette acceptation de la blessure et du désir indicibles conforte et répare le narcissisme, et permet d'aller plus loin, jusqu'à remettre en question, dans un second temps, les certitudes identitaires elles-mêmes. L'identité est donc un moment incontournable de la constitution de l'humain, mais elle risque de s'ériger en absolu, en dogme. Et, alors, les conflits identitaires dégénèrent en crispations communautaires et guerres de religions.

L'Europe peut-elle répondre à ces crispations?


L'Europe est le seul endroit au monde où l'identité n'est pas un culte mais une question, non seulement grâce à la pluralité des langues et des cultures, mais aussi à la spécificité de notre héritage grec, juif et chrétien. La culture est le grand atout de l'Europe, pourtant elle ne figure pas dans le traité de Rome : est-elle à ce point une évidence, ou bien l'Europe, sortant en lambeaux de la Seconde Guerre mondiale, a-t-elle eu honte de ses plaies? Depuis, on multiplie les «programmes» pour le «patrimoine culturel». Mais existe-t-il une culture européenne? Laquelle? Après avoir succombé aux dogmes identitaires jusqu'aux crimes, et peut-être aussi parce qu'il a succombé et en a fait l'analyse mieux que tant d'autres, un «nous» européen est en train d'émerger, pour lequel l'identité est une inquiétude questionnante : à contre-courant des certitudes identitaires qui préparent toujours et encore de nouvelles guerres. Mais les politiques, soumis à l'économie et à la finance, ont perdu de vue la question de la civilisation. Ils ont peur de parler d'Europe dans les campagnes électorales. Les intellectuels, dont certains sont encore prompts à s'engager, se font rares sur le chantier culturel européen. Ils portent une grande responsabilité dans la crise européenne actuelle. En revanche, je soutiens que les peuples européens, les Grecs, les Polonais, et même les Français, bien que tous choqués par la crise qu'ils identifient avec l'Europe, se sentent fiers d'appartenir à sa culture prestigieuse. Un trésor flou et peu rentable qu'ils ne sauraient définir mais qui les définit et fascine aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur de ses frontières. Un désir d'Europe existe en dehors de notre continent, je le constate en Amérique latine, en Chine…

Mais peut-on concrètement construire une identité européenne?

J'admire mes étudiants européens, une nouvelle espèce d'individus kaléidoscopiques. Par exemple, un jeune Norvégien, en cycle Erasmus, parle anglais couramment, apprend le chinois et prend des cours en français sur le génie féminin. Le multilinguisme n'est plus seulement une utopie, c'est une réalité. Il pourrait être un trait significatif de l'identité européenne en train de se construire.
L'Europe reprend la définition française de la diversité culturelle à l'occasion de la discussion qu'elle mène avec les Etats-Unis sur l'audiovisuel: la culture n'est pas une marchandise comme les autres, et chacun doit pouvoir se reconnaître dans l'exception française. Dans cet esprit, la traduction des patrimoines nationaux est indispensable, et l'Europe en donne l'exemple, en parlant 25 langues au moins à chaque séance plénière. Le multilinguisme passe par la traduction. Cela représente un coût supplémentaire et beaucoup préfèrent en faire l'économie. Mais ce souci de singularité est aussi un fleuron de la culture européenne, depuis Duns Scot au XIIIe siècle, qui pensait que la vérité ne réside pas dans les idées abstraites ni dans la matière opaque, mais dans cet homme-ci, dans cette femme-là. Je traduis : le respect de la singularité est l'aboutissement des droits de l'homme. Et le génie de chacun, de chacune, éclate dans sa singularité partagée avec celles des autres. D'où ma conception du féminisme : que le mouvement des femmes n'aboutisse pas à une massification, comme ce fut le cas des autres mouvements émancipateurs qui ont échoué dans la banalisation ou la terreur (tous les bourgeois, tous les prolétaires, tous les tiers-mondistes...), mais favorisent... le génie féminin. Suis-je féministe? Certainement, version «scotiste».

Il faudrait donc tenir compte des particularités, individuelles ou nationales ?


Oui, mais sans concession. En sachant traduire nos valeurs dans les langues de nos partenaires. A condition de connaître leur culture et leurs valeurs, et de ne pas exporter mais transposer, dans un dialogue permanent. J'ai ardemment défendu une psychanalyste syrienne qui avait étudié la psychologie à Paris-VII : Rafah Nached. Accueillie par des jésuites français et hollandais, elle organisait des thérapies de groupe contre la peur et, en quittant la Syrie pour Paris, elle fut emprisonnée, suspectée d'agir contre le gouvernement. Cette chercheuse avait noté que les traductions de Freud déformaient sa pensée car elles utilisaient une langue arabe exprimant la sexualité en métaphores empruntées à la mort. Ses lectures de Corbin et Massignon, Bataille et Lacan lui ont permis de découvrir la mystique arabe du XIIe siècle, qui décrit le lien à Dieu dans un langage amoureux et sensible. Elle a alors décidé de créer un groupe de psychanalystes arabes pour retraduire Freud avec les mots du mystique Al-Hallâj. Voici le formidable exemple d'une double culture et d'un dialogue entre la modernité européenne et un monde arabe rendu à sa complexité souvent censurée. Ou comment être psychanalyste et musulmane. Sans reniement. Où est alors passé l'universel? Il s'est pluralisé, appelons le «multiversel». C'est un emprunt métaphorique aux cosmologies des astrophysiciens modernes, qui découvrent des galaxies où l'espace n'est pas en trois dimensions et où les lois universelles se déclinent différemment. L'univers ne serait pas «un», mais multivers. Je risque une image : ou bien nous laissons la globalisation uniformiser, ou bien l'universalité des droits de l'homme s'invente autrement. La pensée européenne favorise cette multiversalité. «Traduisons-nous»!

Mais cette séduisante et complexe idée d'universel pluralisé peut-elle devenir un projet politique...


Vous touchez là à l'une des raisons majeures de la crise politique actuelle : la politique gère les situations mais ne résout pas les problèmes. On l'a vu avec la loi sur le mariage pour tous. Elle a ouvert des chantiers immenses : le sens de la famille varie dans l'histoire des sociétés humaines ; la différence sexuelle demeure un problème majeur du pacte social ; la procréation est au zénith de la jouissance sexuelle ; la filiation impacte la capacité de faire sens, etc. La politique peut-elle y répondre ? Nous apercevons ici les limites de ce qu'il faut bien appeler la «religion politique», issue d'une certaine interprétation de la philosophie des Lumières.

Laquelle?

Je pense à la séparation du politique et du religieux qui structure les Etats démocratiques et les institutions internationales: elle est salutaire et irréversible, elle évite aux démocraties avancées tant d'abus obscurantistes. Mais la ferveur politique, qui a cru résorber le religieux, a explosé au XXe siècle sous la forme du totalitarisme, et se réduit au XXIe à un moralisme compréhensif de la crise économique et financière. En divorçant de la théologie, le politique semble oublier que la dimension éthique hérite, en dernière instance, du Dieu de Spinoza «s'aimant lui-même d'un amour infini», et du «Corpus mysticum» de Kant, où le libre arbitre cherche à «s'unir avec soi-même et avec le tout autre».
La préoccupation éthique n'habite pas moins l'humanité sécularisée, mais elle se réfugie dans l'expérience intérieure et ses manifestations esthétiques, en littérature et dans les arts. Tandis que les sciences humaines en détaillent les logiques anthropologiques et les variantes historiques, et que la psychanalyse tente de reconnaître et de réévaluer l'incroyable besoin de croire comme dimension anthropologique universelle, inséparable du désir de savoir. Le politique gestionnaire à force de juridique a fait apparaître qu'il nous manque une éthique, laquelle, sans oublier ni dénier l'histoire des religions, de la foi et de la théologie, ne saurait se construire qu'en débats avec elle.

Pour cette raison, vous insistez sur la nécessité de refonder l'humanisme...

Balzac écrivait que «rien n'est plus calomnié dans ce bas monde que Dieu et le XVIIIe siècle». Aujourd'hui, je souhaite ajouter : et l'humanisme. On le brocarde, on le réduit à une survivance métaphysique quand on ne le confond pas avec la corruption qui fleurit dans le «droit-de-l'hommisme» ou avec les «systèmes» de «radicalisme sécularisé» (Auguste Comte) ou autre «moraline» (dont parle Nietzsche). De fait, l'humanisme n'existe qu'en tant que processus de refondation permanente de l'éthique, ne se développant qu'à condition de ruptures d'innovations. La mémoire n'est pas du passé : la Bible, les Evangiles, le Coran, le Rigveda, le Tao nous habitent au présent. Pour que l'humanisme puisse se développer et se refonder, le moment est venu de revenir aux codes moraux construits au cours de l'histoire : pour les problématiser en les rénovant au regard des nouvelles singularités. L'Homme majuscule n'existe pas, il n'est ni La «valeur» ni La «fin» suprême. Les hommes ne font pas l'histoire, mais l'Histoire, c'est nous. Et, puisque nous sommes les seuls législateurs, c'est la mise en question de notre situation personnelle, historique et sociale qui nous permet de décider de la société et de l'histoire.

Mais n'est-il pas risqué de repenser la laïcité en regard de l'héritage religieux?

Un événement s'est produit en Europe au XVIIIe siècle et plus particulièrement en France : la sécularisation. Le fil de la tradition, comme disent Tocquevillc et Hannah Arendt, a été coupé. Faut-il rappeler qu'il n'a eu lieu qu'en Europe ? C'est un sommet de l'histoire de l'humanité qui a permis de libérer les esprits et les corps. De là viennent la philosophie de la révolte, les mouvements de libération des classes opprimées, la libération des femmes, l'essor des sciences... Ni Dieu ni maître, et une éthique à refonder sans fin, face aux abus des intégrismes et aux risques de la liberté. Ne réduisons pas ce mouvement, de cette alchimie qu'est la philosophie des Lumières, à une feuille de route pour tous.
Nous devons nous approprier la mémoire des cultures, religions comprises, qui nous précèdent et qui imprègnent les comportements, les moeurs, les discours, les arts el les lettres. Pour éclairer et réévaluer les codes anciens, désamorcer les dogmes intégristes, esquisser des passerelles entre les diversités émergentes, et ainsi seulement amorcer des éthiques partageables. Si l'enseignement de la morale laïque à l'école devait se résumer à une liste de règles à respecter, il trahirait l'esprit d'invention et de créativité que revendique la laïcité, et serait de surcroît un projet pédagogique irréalisable, voué à l'échec. Car il n'y a pas une morale, mais une histoire des morales, de la Grèce antique à la Chine en passant par l'islam, le christianisme, le judaïsme. C'est tout cela que nous ne connaissons plus. Si la laïcité est héritière de Spinoza ou des Lumières, on se doit d'intégrer cette historicité pour se refonder.

Pourquoi accorder une telle place au besoin de croire ?


L'histoire des religions, les sciences sociales, la philosophie, l'histoire de l'art et de la littérature nous sensibilisent aux spiritualités qui nous précèdent. Il faut apprendre aux élèves à interroger ce que leurs parents leur transmettent plus ou moins consciemment, pour qu'ils puissent réévaluer cet héritage, le défendre face à des leaders intégristes, ou le déconstruire. Ne laissons pas la religion aux seuls religieux. C'est une mémoire complexe qui habite les pulsions du temps, et le besoin de croire préexiste aux religions. Avec Freud, les psychanalystes découvrent dans le psychisme humain une empreinte sensorielle, prélangagière, de la dépendance à la mère, dite «sentiment océanique» : les expériences religieuses en font état à leur façon, dans l'extase. En manque d'autorité, les modernes décrètent que le père a disparu, peut-être. Mais des variantes complexes de la paternité témoignent d'un père «archaïque» qui posséderait les qualités des deux parents, bisexualité psychique oblige : avant Laïos qu'Œdipe tuera, il y aurait un père aimant, qui me reconnaît et que je reconnais, auquel je m'identifie, qui m'investit, que j'investis. Les vieux textes sanscrits décrivent ces états archaïques ; «J'investis mon cœur, tu investis ton cœur» - ils célèbrent ainsi la confiance. «Investir» se traduit par «credo» en latin. Nous disons «croyance» mais aussi «créance», «crédit». C'est là-dessus seulement que pourra s'appuyer et se développer le désir de savoir. «J'ai cru et j'ai parlé», dit le psalmiste. Il importe de satisfaire le besoin de croire, pour que sur cette base éclate la curiosité et que le désir de savoir se révolte contre la crédulité. Un exemple de microchirurgie psy pour traiter les parts d'ombre et la déshérence? Inévitable pour aller à la racine du mal, élucider l'expérience intérieure et ouvrir les impasses d'aujourd'hui.

JULIA KRISTEVA
Recueilli par CATHERINE CALVET etl CÉCILE DAUMAS
Libération, vendredi 28 juin 2013

 

 


L'INFINI n°125, Hiver 2013

Éditions Gallimard

 

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