L’ÉCLAIRCIE
« Les
dieux sont ceux qui regardent vers l'intérieur, dans l'éclaircie de ce qui
vient en présence. »
Heidegger
Pour la première fois,
j'introduis dans ce roman un personnage qui est la sœur du narrateur. Tout part
d'une photographie : le narrateur a deux ans, la sœur a six ans de plus que
lui, et, sur la photographie, cette sorte de petit animal jeté dans l'existence
se trouve sous un cèdre et depuis, dit-il, il est resté sous cet arbre dans une
éclaircie qui le rend extatico-invisible. Le personnage de la sœur complice,
Anne, est très présent dans la mesure où c'est à partir d'un deuil, sa mort
rapide, que tout à coup la mémoire surgit à la verticale. Que s'est-il passé,
en fait, à partir d'un acte quasiment incestueux dans ce rapport entre un frère
et une sœur? Quelqu'un m'a dit, mais alors c'est comme dans L'Homme sans qualités de Musil, entre
Agathe et Ulrich... J'ai dit oui, si vous voulez, sauf qu'il n'y a pas le même
coefficient d'intensité et de crudité chez Musil. Et puis, cherchez dans la
littérature universelle où cela a pu être vécu et dit ainsi, malgré l'interdit? Vous ne trouverez pas un livre qui commence abruptement de cette façon. Dans Les Folies françaises, j'avais déjà
abordé la chose, mais il s'agissait d'un père et d'une fille alors que, là, il
s'agit d'un frère et d'une sœur, et une sœur plus âgée. La vie a parfois un
côté magique. Cette sœur se réincarne soudain sous vos yeux dans un personnage
qui lui ressemble, une jeune femme qui vient de Bordeaux, a beaucoup d'argent,
et que le narrateur rencontre le soir de l'arrivée du manuscrit de Casanova à
la Bibliothèque nationale de France. Elle s'appelle Lucie. J'étais là et je
raconte la scène. Ce manuscrit arrive, qui, je le rappelle, a été falsifié et a
fait beaucoup jaser. Il est couvert d'une belle écriture noire, fine, serrée.
Le descendant de Brockhaus, l'Allemand qui possédait ce manuscrit, est présent,
les cameramen et les photographes sont tous là au-dessus du manuscrit, je suis
obligé de leur faire remarquer qu'ils sont en train de filmer un manuscrit
écrit en français, ce qui n'a pas l'air de les intéresser outre mesure. On a
d'un côté le manuscrit, et de l'autre il y a le chèque du mécène anonyme, sept
millions et demi d'euros sur la table. Le ministre de la Culture, voyant que je
suis là, saisi d'une hallucination charmante, dit : de même qu'il y a ici le
petit-fils de Brockhaus, il y a aussi le petit-fils du petit-fils de Casanova.
Le soir, il y a un dîner, où je suis invité, c'est là que se présente à moi le
double, en quelque sorte, de ma sœur Anne. Cette femme est évidemment plus
jeune mais c'est quand même une étrange transfusion d'identité. Je lui dis
qu'elle ressemble à ma sœur. — Ah bon, vous avez une sœur ? — Elle
vient de mourir. Et là, le déclic. Je veux dire que vous avez à la fois la
mort, c'est-à-dire un certain noir, et immédiatement l'accrochage de ce qu'on
appelle habituellement le coup de foudre et que je préfère appeler le coup de
nuit. Le coup de nuit va beaucoup plus loin que le coup de foudre. Le coup de
foudre fait des étincelles mais il peut aussi se désagréger en laissant dans
l'atmosphère de pénibles résidus. Le coup de nuit, en revanche, engage à
quelque chose de beaucoup plus profond qui entraîne la mise en place d'un
dispositif clandestin en plein Paris. Où peut-on trouver un exemple de ce coup
de nuit pour tenter de le faire sentir à travers la vie elle-même ?

Il se trouve que se
présentent alors à moi deux peintres. Pas un hasard. Je comprends vite que ces
deux-là ont vécu cette chose, et que si l'un s'est intéressé à l'autre, à
savoir Picasso à Manet, c'est en toute logique. Dès ce moment, il faut se
plonger dans les biographies et dans les œuvres pour voir de quoi il retourne.
Quand vous prenez Berthe Morisot au
bouquet de violettes, tableau extraordinaire de 1872, Berthe, très belle, a
l'air en grand deuil de la Commune de Paris, événement qui a beaucoup frappé
Manet, ce qui est rarement repéré. Que se passe-t-il dans ce tableau comme dans
tous les autres tableaux de Manet ? Picasso se pose la question, et il est
alors bien le seul. C'est ainsi qu'en 1919, dans un tableau extraordinaire, Les Amoureux, il écrit en haut à droite
: Manet. Personne ne parle plus de
Manet en 1919, il y a longtemps qu'il est complètement oublié au milieu du fouillis
de la production des peintres déclarés « modernes». Énorme erreur, car, au lieu
de fonder la modernité en peinture, Manet a tout simplement, et c'est là le
scandale, ressuscité l'art le plus fondamental, c'est-à-dire celui qui passe
par Vélasquez, Goya, Titien... L'autre contresens d'interprétation consiste à
ne pas voir comment il s'est approprié la substance féminine qui passe d'une
façon éblouissante, vous l'avez d'ailleurs signalé vous-même dans votre Manet,
à travers Victorine Meurent, Berthe Morisot, Méry Laurent... Qu'est-ce qu'un
homme qui arrive à discerner une femme et à lui faire sentir qu'il la comprend
mieux qu'elle ne se comprend elle-même ? Pour ça, il faut qu'il y en ait une en
face, une Victorine Meurent, une Berthe Morisot... Avec celle-ci, l'inceste est
à peine caché puisqu'il lui fait épouser son frère, elle va donc s'appeler
Berthe Manet, et il y a aussi Méry Laurent, qui est là dans son atelier, qui y
fait sa toilette. Qui est Manet ? Manet, dit Mallarmé, qui le visitait souvent,
Manet est un «chèvre-pied ». Il le décrit ainsi, chèvre-pied, ce qui veut dire
indubitablement satyre. La vie de Manet, dans les années 1860 à Paris, se passe
en effet dans une drague intensive de celles qui deviendront ses modèles. Tout
est organisé de façon très subtile. Dans son atelier, il y a des femmes, et,
après avoir peint, il rentre chez lui, dans un havre tout à fait confortable.
Je rappelle qu'il a épousé son professeur de piano hollandaise qui lui joue son
compositeur préféré : Haydn. Manet est un bourgeois aristocratique, anarchiste,
qui a été très choqué par les massacres de la Commune, les fusillades dans les
rues à bout portant, qu'il a peints, se souvenant de son tableau L'Exécution de Maximilien. Quel peintre!
Le seul qui s'en est approché de près autrefois, c'est Bataille. Le Manet de Bataille est un texte
éblouissant. Il faut se demander comment il se fait qu'il y ait eu un écrivain,
Bataille Georges, qui en 1955, après des années de dévastation, se soit
intéressé simultanément à Manet et à Lascaux, ouvrant par là même un espace et
un temps considérables. Lascaux-Manet : y a-t-il une temporalité de l'art autre
que celle qu'on nous raconte et qui va jusqu'à l'art contemporain, dont je ne
dirai pas de mal dans les colonnes d'art
press (rires)? Ce qui m'intéresse, là, c'est le contresens énorme qui fait
de Manet le précurseur de la «modernité», à travers les impressionnistes.
Montrez-moi des femmes qui aient une intensité particulière chez Monet. Il n'y
en a pas. Monet est un peintre magnifique, vous avez des figures qui se
promènent dans de superbes paysages, mais il n'y en pas une qui soit présente
en profondeur. Pareil avec Cézanne. Bon, vous avez Mme Cézanne, mais quel air
pétrifié ! Matisse, même chose, lequel d'ailleurs n'aimait pas Manet, Picasso
en témoigne en 1906. Ils sont ensemble et Matisse lui dit préférer Ingres.
Picasso, très surpris, lui lance « Manet est un géant ! ». Quelle énigme est
contenue dans les tableaux de Manet qui renvoie à quelque chose de profondément
enfoui, refusé, et qui provoque le scandale ? L'avant-garde d'alors, c'étaient
les pompiers, c'était Cabanel. Les bourgeois et déjà les classes moyennes
constituaient le public de l'époque, ils adoraient ce genre de kitsch. Manet
arrive avec quelque chose d'absolument différent que Bataille appelle «
l'indifférence suprême », celle qui n'est même pas consciente de faire
scandale. Il y a une innocence de Manet. D'où sa très grande surprise en voyant
les réactions hostiles autour de ses tableaux. Puis son écœurement, au point
qu'il ne pouvait plus lire les journaux. Il est mort usé, encore jeune.
Donc, présence de quoi ? Eh
bien, selon moi, de la chose incestueuse elle-même. Berthe Morisot est la sœur
de Manet, que ce soit sa belle-sœur ne change rien au problème. Quant à Picasso,
il faudra se demander pourquoi il se retourne toujours vers Manet quand il a
des difficultés avec son œuvre et dans sa vie, notamment avec le lourd animal
communiste, qu'il a niqué avec désinvolture, ce qui doit être mis à son actif.
Revenons à Manet et prenons Le Déjeuner
sur l'herbe. Qu'est-ce qui fait la force inouïe de ce tableau? Voilà l'idée
que j'avance, c'est tout simplement que ce qui se raconte dans ce tableau est
très romanesque. Ces peintres, Manet, Picasso, écrivent des romans sous vos yeux.
Il suffit de se demander et d'entendre, si on vit d'une certaine façon, ce
qu'ils nous disent dans leur peinture. Ce n'est pas seulement une question de
beauté, de poésie, au sens édulcoré de ces mots, c'est qu'ils sont au cœur même
du réel, du concret, et c'est formidablement romanesque. Ces peintres, Manet,
Picasso, écrivent des romans sous vos yeux. Il suffit de se demander et
d’entendre, si on vit d’une certaine façon, ce qu’ils nous disent dans leur
peinture. Ce n’est pas seulement une question de beauté, de poésie, au sens
édulcoré de ces mots, c’est qu’ils sont au cœur même du réel, du et c’est
formidablement romanesque. J’ai pris les femmes de Manet, prenons celles de
Picasso. Vous avez Fernande au Bateau-Lavoir, puis on passe à Eva, personnage
extraordinairement intéressant. Eva Gouel, qui va mourir en 1915, est la grande
passion de Picasso, ses lettres le prouvent. Elle est malade, il va la voir à
l’hôpital, il est dans le métro, il n’en peut plus, il arrive à peindre quand
même, regardez l’Arlequin de 1915, c’est une sorte de triomphe sur la
maladie et la mort, la mort d’un grand amour Les portraits d’Eva, c’est
l’époque la plus audacieuse de Picasso. Il la prend en photo, les photos de
Picasso sont très importantes, il la peint en violon cubiste, puis il écrit sur
les tableaux « jolie Eva »,
« j’aime Eva »…
Picasso, à la fin de sa vie, disait : voilà, ce fut pour moi le grand
moment de la découverte. Après il a fait autre chose, surtout Guernica.
Mais la transformation corporelle, physique, dans la représentation, si vous
regardez le portrait d’Eva et comment il la représente, comme un violon, cela
oblige déjà à insister sur un point qui a été peu perçu le rapport de Picasso
(comme de Manet) à la musique. La présence systématique d’instruments de musique
dans ses tableaux, ou sur les photos quand il se photographie lui-même, est
significative. « Les murs
s’ouvrent devant moi, maintenant je comprends la photo, je peux mourir »,
dit-il. Il faut dire qu’il prenait beaucoup de haschisch à l’époque, ce qui est
aussi une façon d’exister, que n’a décidément pas connue Georges Braque, ni
bien d’autres, qui n’ont pas connu non plus la drague des jeunes modèles sur
les boulevards, comme la pratiquait Manet, lesquels modèles ne s’en sont jamais
plaints. Ces gens avaient une liberté de vie et de pensée étonnantes, notamment
dans la façon très singulière d’organiser leur existence dans la clandestinité.
Pablo Picasso a trente ans quand il rencontre Eva, l’âge qu’a Manet quand il
peint le Déjeuner. On a envie de dire: qu’ils reviennent ! Qu’ils se
manifestent !
Je signale, en passant, qu’il y a dans l’Éclaircie une critique historique et sociale qui consiste à montrer comment les Français
ont été atteints par une perte de conscience de soi, et pourquoi c’est un Espagnol
qui s’en est rendu compte. Qu’est-ce qui a pu l’intriguer à ce point ? Et
qu’est-ce qui a pu lui communiquer cette lucidité-là ? Je crois, et ça n’a
jamais été évoqué nulle part (j’en reviens au cœur de mon livre), qu’il s’agit
de sa relation avec ses deux sœurs. L’une s’appelle Lola. Il existe une
photographie prise par Picasso à Barcelone, photo éblouissante, où on la voit,
en robe blanche, faisant du charme à son frère, c’est comme s’ils s’apprêtaient
à aller ensemble au bordel, elle a la même pose qu’une des Demoiselles
d’Avignon. La deuxième, qui s’appelle Conchita, est morte à huit ans. Il y
a des petits dessins de Picasso qui la représentent sur son lit de mort, de
même qu’il avait dessiné Eva morte. La mort... Mais comment surmonter la mort, par
quelle expérience intérieure ? Il aurait promis de renoncer à la peinture
si elle vivait. Une transaction avec Dieu, en quelque sorte. « Dieu »
avec des guillemets, parce qu’il faut quand même prendre les choses au corps à
corps, et savoir de quoi il retourne dans ces questions de désir fondamental.
Il s’agit ici, bien entendu, des dieux grecs, déesses comprises. Après Eva,
vous avez une rencontre nouvelle, Olga, un mariage qui va évoluer de façon
désastreuse. Avec Olga, Picasso entre dans la société, c’est l’époque des
Ballets russes, au début tout ça est très beau, très heureux, il a un fils,
Paulo, dont il peint un portrait magnifique, sauf que les ennuis considérables
ne vont pas tarder. Ensuite, et Picasso pourrait être arrêté ces temps-ci, il
drague à la sortie des Galeries Lafayette une jeune fille de dix-sept ans,
Marie-Thérèse Regardez ce qu’il en fait dans ses peintures. Et puis vous avez
quelqu’un de première grandeur, Dora Maar, qui vient de chez Georges Bataille,
laquelle a eu l’heureuse idée de photographier les diverses étapes de la
création de Guernica. Ça se termine mal aussi. Il était dangereux de
fréquenter Picasso, il a encore très mauvaise réputation, les féministes des
pays anglo-saxons ont raison de porter sur lui un jugement très sévère. Les
féministes ne sont d’ailleurs pas les seules, puisqu’il y a un écrivain
français, Michel Houellebecq, qui poursuit Picasso, comme je le montre dans mon
livre, d’une haine farouche, comme s’il était éprouvant pour lui que Picasso
ait existé, ce qu’à mon avis tout le monde pense plus ou moins, mais lui a le
courage de le dire, affirmant préférer Mondrian, Kandinsky, les abstraits, même
Chagall, et vous serez très ennuyé si je vous dis de me présenter une femme de
la part de ces artistes-là. Avez-vous vu une femme chez Mondrian? Mais où sont-elles toutes passées ? Où, depuis
Titien, Watteau, Fragonard... ? Picasso, lui, vous dit elles sont là, sous
mes pinceaux, ce Manet, quel type, il a tout compris, l’intelligence éclate
dans chacun de ses coups de pinceau. Bien sûr, ces femmes, il faut les déformer
un peu, mais en les déformant j’indique qu’à travers la transformation
plastique, il y a cette visée musicale : « j’aime Eva ». C’est cette visée qui restitue quelque chose
de très violemment senti par ces deux peintres, Manet et Picasso, une façon de
s’approprier une fleur au noir. Le noir profond d’un regard dans le regard. Le
noir de la mort, et j’en reviens à Méry Laurent. Elle adorait Manet, et, fait
étrange, après la mort du peintre, elle allait à chaque anniversaire de sa mort
porter une brassée de lilas blancs sur sa tombe, ce qu’aucun de ses nombreux
amants, soit dit en passant, n’a fait pour elle. Elle, elle l’a fait pour Manet
et ça, ce geste, je trouve ça bouleversant. Autrement dit, que vous soyez
chèvre-pied ou, comme dans le cas de Picasso, Minotaure, vous obtenez une
réponse. Cette réponse n’a pas besoin de se dire en clair. Elle est la réponse
de la différence sexuelle elle-même, ce qui n’est pas rien. Puis une nouvelle
période pour Picasso, celle de Françoise Gilot, mauvaise peintre, qui a flirté
avec Matisse, elle préférait Matisse pour embêter Picasso, elle est partie un
jour, alors qu’elle croyait Picasso fini, avec un jeune peintre communiste,
approuvée en cela par Aragon et Elsa Triolet. Picasso a eu toute l’église
communiste contre lui. Il en est arrivé à se mettre torse nu lors d’un congrès
du Parti russe parce qu’il n’en pouvait plus. C’est le moment où Radek et
d’autres connards étaient en train de cracher sur Joyce. Ces choses-là ne sont
hélas pas assez connues. On vous parle souvent, à juste titre, de Hitler, mais
il y a l’immense continent de servilité et d’obscurantisme du stalinisme.
Est-on même assuré que des débilités artistiques, comme le réalisme socialiste,
ne reviendront pas à la mode ?
Picasso est fini, bien. Et
puis tout à coup il ressuscite. Par exemple en 1968. Je raconte l’épisode des
merveilleuses planches de la Fornarina présentées à la galerie Leiris, à Paris, mises sous clef
parce qu’on avait peur d’une descente de police. C’était donc, d’une certaine
façon, une exposition maoïste, non ? Picasso à cette époque se déchaîne,
parce que voilà qu’arrive Jacqueline. Elle lui plaît. Vous savez
pourquoi ? Parce qu’elle lui parle espagnol, ce qui est très important
pour lui. Je rappelle que Picasso a écrit en espagnol des textes un peu fous,
sans ponctuation. Jacqueline va se suicider après sa mort à lui. Impossible de
passer sous silence que Picasso a commis deux suicides, celui de Jacqueline et
celui de Marie-Thérèse Walter. À côté du chaotique et magnifique Picasso, vous
avez cet esprit français invraisemblable : Édouard Manet. Regardez la
photo de lui par Carjat et vous voyez quel très bel homme
c’était, il n’avait pas beaucoup d’efforts à faire pour amener des modèles dans
son atelier, d’autant qu’il les faisait rire. Et voilà encore une femme :
Suzon, dans le tableau sublime peint à la fin de sa vie, Un bar aux
Folies-Bergère, que j’ai déjà évoqué dans les Folies françaises.
Tableau où se manifeste le souvenir très fort du Gilles de Watteau:
l’évidence impénétrable, tout le monde va mourir, mais qu’est-ce que Suzon
pense ? Essayez de le savoir. Essayez de savoir ce que Victorine pense, ce
que Berthe pense quand Manet les peint... Elles n’ont pas besoin de penser. Elles pensent leur corps qui les pense.
C’est comme Madame Cézanne qui avait rendez-vous avec
sa modiste au moment de l’agonie de son mari qui, disait-elle, ne savait pas
achever un tableau. Que pense-t-elle, Madame Cézanne ? Rien. Manet, c’est
une façon de faire avec la vie, avec les corps, le temps, et cela sur fond
d’une grande lucidité sexuelle. Aucun romantisme dans tout ça, aucun
barbouillage, aucune cochonnerie, c’est là. Et le scandale est là. Le vrai
roman de la vie est là. D’où ces gens qui à son époque se rassemblaient devant
ses toiles pour cracher, ricaner, insulter. D’une certaine manière, on aimerait
que ce soit ainsi aujourd’hui, or les visiteurs de la récente exposition au
musée d’Orsay, j’y étais, ne voient rien, ne réagissent à rien. L’anesthésie au
musée est pire que tout. Je les ai vus ne pas voir. Alors qu’eux, les peintres,
Manet, Picasso, voient les corps qui peuvent voir. Et voir quoi ? Eh bien,
voir ce que, eux, ces peintres, dévoilent dans ce que ces corps ignorent
d’eux-mêmes. La seule preuve de l’existence de ces aventuriers, vous les avez
si vous savez écouter leurs tableaux, si vous suivez et comprenez le roman
qu’ils racontent. Et ce qui se dit dans ce roman est beaucoup plus intéressant
que ce qui se trafique dans les romans qui s’accroupissent aux étalages, comme
dit Isidore Ducasse. Il serait temps de penser, ce qu'à ma connaissance personne n'a encore fait, que Lautréamont, Rimbaud et
Manet étaient strictement contemporains. On n’est certes pas obligé de mourir à
vingt-quatre ans, pendant le siège de Paris où Manet mange du rat comme tout le
monde et se bat sur les hauteurs, ni obligé de se séparer de l’Hexagone et
d’aller là-bas, en Afrique, pour en plus se faire couper la jambe. Les deux
jambes coupées de Rimbaud et Manet en disent long sur le drame français.
Vous allez me dire : et Van
Gogh, quand même ? C’est normal que vous me le disiez, parce que vous
allez me dire Antonin Artaud, allusion aux deux volumes qui viennent de
paraître de ses derniers textes écrits au jour le jour, sublimes ces textes, et
en même temps ils posent à leur façon la question de savoir quelle catastrophe
a bien pu arriver aux Français, à leur langue et aux corps habitant cette
langue. C’est la raison pour laquelle il faut faire très attention aujourd’hui
aux virus nationalistes, populistes, dont ces corps et cette langue sont
atteints. Artaud écrit un texte sublime sur Van Gogh, mais vous ne le voyez
sûrement pas se préoccuper de Manet. Pas plus que les surréalistes ne s’y
intéressent. En 1969, Aragon écrit un de ses meilleurs livres, mais c’est sur
Matisse, et pour embêter Picasso. Matisse est un peintre extraordinaire, mais
Matisse n’a pas le regard qu’ont Manet et Picasso sur les femmes. Madame
Matisse a un très joli chapeau, mais on est dans le décoratif, ça ne raconte
pas quelque chose d’intense, de passionné, de passionnant.
Qu’est-ce que l’art et la
pensée dans la période de dévastation où nous sommes ? Il devrait s’agir
de bien la décrire, au-delà même de ce qu’a pu en imaginer Debord avec son
spectaculaire intégré. C’est pourquoi, j’y insiste, mon roman est aussi un
livre de critique sociale. Ce qui signifie que lorsqu’il se passe quelque chose
entre deux individus, un homme et une femme, c’est la chose la plus antisociale
qui puisse exister, cela doit commander une activité absolument clandestine. La
société ne le supporte pas, elle représente le diable qui mettra toute son
énergie en œuvre pour interrompre cette forme de vraie révolution. Si, pour
dire la vérité, vous vous contentez de décrire la désagrégation, alors il y a
lieu, en effet, d’éliminer Manet et Picasso. Et au fond, n’est-ce pas ce que
tout le monde veut ? Pas de bonheur dans la guerre, pas de mouvement, pas
de liberté ! Nous sommes en plein tunnel régressif mondial, d’où ma
proposition d’éclaircie. Pour plus tard, sans doute. Mais qui attendait
Manet ? Personne. Et Picasso ? Personne. Et qui pouvait s’attendre à
un coup de nuit genre Lucie, cette archéologue collectionneuse qui achète mes
manuscrits pour les offrir anonymement à l’université de Shanghai ? Pas
moi, en tout cas.
Philippe Sollers
Réponses à des
questions de Jacques Henric