Infini 116

L'INFINI n°116, en librairie

 

Sommaire

Philippe Sollers, Éditorial - Le tueur de Versailles - Magique opium
Ducasse et Manet
Non omnis moriar. Haydn
Nietzsche en 124
Le corps sort de la voix

Destin du français
Marcelin Pleynet, William Burroughs et le « Festin nu »
Hélène Ling, Formosa
Jean-Philippe Rossignol, Le sommeil
Olivier-Pierre Thébault, Rimbaud à la lumière de Dionysos II
Thierry Sudour, Les vies parallèles d'Arthur Rimbaud

 


 

Philippe Sollers Destin du français (extrait)

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Il y a une possibilité propre à la langue française qui semble paradoxale. Je l'énoncerai ainsi : tout est meilleur lorsqu'on le traduit en français. Sauf Shakespeare et Dante. Toutes les langues attendent d'être traduites en français. Disons même que c'est leur vocation.

 

Vous me demandez pourquoi le destinal du français devient conscient de lui-même au début du XXI siècle. Eh bien, c'est parce que cette conscience réclame une extrême liberté vis-à-vis de l'histoire. À chacun de mettre à distance celle, désastreuse, du XXe siècle. Comment, en effet, la faire apparaître dans sa vérité sans être capable d'innocence ? Cela suppose de résister à toutes les tentatives de culpabi­lisation, comme à tous les efforts de falsification. Toutes les histoires sont l'objet d'un trucage, y compris celles des individus.

 

Si vous regardez un documentaire sur la Première Guerre mondiale, on croirait ne pas être sur terre. On voit des individus enterrés dans des tranchées, courant d'un boyau à l'autre, et dont les formes n'ont presque rien d'humain. Je suis sensible à l'effet d'étrangeté. À la limite, n'importe quel document de bataille vous le donne. Mon propre père a participé, dans les tranchées, à la bataille de Verdun. Il a été gazé. Et il me racontait comment un avion allemand tournait dans les airs pour l'abattre. À aucun moment, il n'a été sensible, en 1940, au prestige du maréchal Pétain. Innocence, disais-je. À Bordeaux, nous écoutions la BBC: «Les Français parlent aux français». «J'aime les femmes en bleu. Je répète : j'aime les femmes en bleu. » Ce cryptage de la langue me fascinait. « Nous nous roulerons sur le gazon. Je répète : nous nous roulerons sur le gazon. » Cela formait un splendide poème. Peut-être la plus grande des oeuvres surréalistes. De Gaulle a une dimension surréaliste. C'est là que gît sa vraie grandeur. Autrement dit, dans cette langue subversive de la radio libre de Londres.

 

Le français a toujours comporté un savoir sur la sexualité. Vous n'avez pas cela en allemand, ni en anglais, ni en espagnol, ni même en italien. Les deux seules langues auxquelles on pourrait comparer le français, sur ce plan, seraient le sanscrit et le chinois. Je vous rappelle que Casanova a écrit l'Histoire de ma vie en français. Que Sade écrivait à la même époque, ainsi que Choderlos de Laclos, et, un peu avant, Crébillon fils.

 

Aurais-je eu des précurseurs dans la découverte de l'aspect destinal du français? Eh bien, je ne crois pas. Cette langue, par hypothèse, se pose les questions décisives sur elle-même au moment où il faut. Je suis obligé d'incarner ce moment historial, comme vous dites. Est-ce le dernier horizon de la langue ? Il n'y a aucune raison de le croire. En tout cas, les Chinois, beaucoup mieux que les Français, comprennent la position que dicte mon destin : ils me proposent d'occuper une chaire à l'université de Shanghai pour exposer aux étudiants les méandres de la France. Je pourrais leur montrer une image des chevaux chinois qui figurent, d'après le nom que leur donne la tradition scientifique, sur les parois de la grotte de Lascaux. Ces peintures, je les ai vues très jeune, et le son qui en émane, c'est celui qui résonne dans Paradis.

 

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Manet 1868

Manet, Le déjeuner dans l'atelier, 1868

 

 

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