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Manet

 

Femmes, romans

 

Anne Deneys-Tunney [1] : Vous m'aviez dit que cela vous intéresserait que nous nous entretenions des personnages de femmes dans vos romans, ce sera donc, si vous voulez, le sujet de notre entretien. Dans vos Mémoires (Un vrai roman. Mémoires) vous vous étonnez de ce que rien n'ait été dit au moment de la sortie de votre roman Femmes (1983) sur les person­nages de femmes. Et vous dites : «C'est d'autant moins compréhensible que c'est le roman le plus important de la deuxième moitié du XXe siècle sur la question des rapports entre hommes et femmes ». J'en suis d'accord avec vous. Ma première question sera donc la suivante : Comment expliquez-vous, avec du recul aujourd'hui, ce silence de la critique quant à la question des personnages de femmes dans l'ensemble de votre œuvre?

 

Ph. Sollers : Je crois que ça tient au refus, de prendre en considération une enquête de cette importance sur la mutation de la fin du vingtième siècle. Le livre comporte des tas de descriptions de personnages de femmes en situation qui ont choqué considérablement la critique et la réception. Tout de suite, les clés suppo­sées du roman ont été attribuées à des morts masculins célèbres, c'est-à-dire Barthes, Lacan, Althusser etc. Tout ce qui était vivant féminin a été censuré. Je me suis trouvé dans une situation étonnante, parce que ça n'a même pas été critiqué, ç'a été passé sous silence. Si j'avais eu affaire à de violentes réactions, de type féministe par exemple, parce que je montrais la montée et le renversement du féminisme, bon ça aurait été au moins une réaction. Là, rien. Silence de mort, face à une enquête aussi étendue et précise on pourrait aligner les personnages féminins, voir comment ils sont distribués en situation, comme dans un tableau de Mendeleïev, en négatives et en positives. Les négatives considéraient qu'il valait mieux se taire et les positives, par définition, n'avaient rien à dire. Donc, là, je ferai allusion à ce qui s'est passé en peinture. Quand Manet expose Le Déjeuner sur l'herbe, la réaction est d'une violence inouïe. Rires, sarcasmes, injures. Nous sommes en 1863. Par la suite, nous avons un personnage considérable quant au sujet féminin, Picasso. Picasso, après la Seconde Guerre mondiale, continue plus que jamais son enquête sur le sujet, et c'est très mal reçu et jugé, notamment aux Etats-Unis d'Amérique, c'est-à-dire au fond dans l'Empire. Je crois qu'aujourd'hui encore, aussi bien Manet que Picasso, qu'on révère de façon «culturelle», n'ont pas été compris sur cette question de la représentation des corps féminins. Qu'est-ce qu'il y a dans ces oeuvres ? Des précisions sur des per­sonnages extraordinairement différents les uns des autres, ce qui vaut pour tous mes romans en général, notamment pour Le Cœur Absolu. Qu'est-ce qu'un homme qui se promène romanesquement dans le monde, en ayant des expériences féminines mul­tiples — c'est déjà fort répréhensible — et qui peut les raconter avec des femmes aussi différentes, négatives ou positives ? Un des personnages dont personne ne m'a jamais parlé, qui me paraît très important dans Femmes, c'est celui d'Ysia, la Chinoise. Silence complet. Ou encore le portrait de Louise, la claveciniste. À part une claveciniste française, qui m'a dit qu'on n'avait jamais écrit des choses aussi justes sur le toucher de l'instrument à propos des Variations Goldberg etc. Silence, silence. Pourquoi ?

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[1] Professeur à New York University, spécialiste du XVIIIc siècle.

 

 

la suite dans L'INFINI 113, Hiver 2011

 

 

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