Juin 2007

PHILIPPE SOLLERS

Le Journal du Mois

 


La France violette


Regardez une carte de France après les élections législatives : beaucoup de bleu (moins que prévu), pas mal de rose, mais comme le bleu et le rose ont de plus en plus tendance à se conjuguer, vous êtes dans le violet. Quelqu’un de droite vous dira sans doute que le bleu s’ouvre trop au rose, quelqu’un de gauche ajoutera que le rose est trop entaché de bleu. En réalité, vous avez le bleu sombre pompé au Front national, le bleu clair traditionnel, le rose rosé habituel, le rose tirant sur le rouge, mais sans excès. L’Assemblée nationale n’est donc pas du tout « bleu horizon », mais violette, puisque le bleu, très habilement, a capté du rose, et que le rose était depuis longtemps de plus en plus infiltré de bleu. Moralité : le drapeau tricolore, alternativement agité par les deux partis en campagne, ne peut plus être le symbole de la nation en cours de mondialisation. Le bleu-blanc-rouge, avalant difficilement le bleu à étoiles européen, doit laisser la place à un drapeau violet de belle apparence. Comme, sous toutes les dénégations, la droite passe à gauche et la gauche à droite, la France, violée en douceur, est donc violette, et il s’agit d’un événement majeur.

 

Rôles


Evidemment, le vrai coup d’Etat aurait été une alliance surprise entre Sarko et Ségo, c’est-à-dire l’immoralité même. Écartons cette diabolique tentation, même si, en un sens, on obtient, dans le violet montant, quelque chose comme du Bayrou sans Bayrou, ce qui n’est pas le moindre des paradoxes. Juppé, lui, était-il soluble dans la vague violette ? Eh non, trop de bleu ancien, trop de Chirac dans ses bottes, pas assez de bleu d’air, malgré sa conversion tardive et canadienne à l’écologie. En quoi les Bordelais ont été injustes par rapport à quelqu’un qui a nettoyé leur ville de la crasse noire du dix-neuvième siècle, pour la rendre à sa blondeur restaurée. Ces ingrats le gardent quand même comme maire, ce qui est la moindre des choses. Le gentil Borloo, rescapé de la TVA, le remplace? Choix excellent, ductile, souriant, adaptable. La rivalité fatale entre Sarko et Borloo sera d’ailleurs intéressante à observer, le sage Fillon restant, pour sa part, aussi transparent qu’impénétrable. Mais enfin, le vrai problème n’est pas là.

 

Femmes


Là, je suis comblé. Christine Lagarde aux Finances a toute ma confiance. Tout, chez elle, respire, gracieusement et fermement, l’honnêteté. Je passe sur Roselyne Bachelot, rabelaisienne de choc, dont la santé truculente et sportive fait plaisir à voir. Un conseil de coiffure, cependant, à Christine Albanel, ministre de la Culture et de la Communication, qui fait visiblement ses débuts à la télévision : qu’elle montre le plus vite possible ses oreilles, ses cheveux, dans le style épagneul, devant assourdir son audition. Cela dit, l’enlèvement, par Sarko, de l’éblouissante Rama Yade (Affaires étrangères et Droits de l’homme) et de l’incorruptible et active Fadela Amara (chargée de la Politique de la ville), relève de la haute acrobatie, du donjuanisme le plus effréné. Chapeau. Rama Yade est, d’emblée, une vedette du futur spectacle : beauté, assurance, énergie, le pauvre François Hollande la regardait, l’autre soir, avec stupeur. C’est déjà une Condoleezza Rice en puissance, rien ne devrait l’arrêter, et Rachida Dati, l’autre vedette incontestable du gouvernement, a tout de suite compris qu’elle a là une concurrente redoutable. Rama ou Rachida ? L’avenir le dira. Personnellement, je me sens plus d’affinités avec Rama, à moins, ce qui est probable, qu’elle ne me laisse, en tant qu’écrivain, en rade. Mais que vois-je soudain ? Non, pas possible, je me frotte les yeux : Christine Boutin et Fadela Amara, bras dessus, bras dessous, dans les jardins de leur ministère! L’Eglise catholique en personne, et la musulmane de Ni putes ni soumises, comme de vieilles copines ravies d’être ensemble ! Dites-moi que je rêve ! Quel scoop ! Quel miracle ! N’essayez pas de grogner que Dieu n’existe pas, voilà une preuve de son évidence. Je connais un peu Christine Boutin (plus marrante qu’on ne croit) et Fadela Amara (moins soumise qu’on ne le voudrait). Question toute simple : pourquoi Fadela n’est-elle pas, depuis longtemps, une star du Parti socialiste? Réponse : la France violette, voilà le travail.

 

Couples


Il y a eu la grande valse-hésitation Cécilia-Sarko, sur laquelle les interrogations pèsent encore. Reviendra, reviendra pas ? Le pays retenait son souffle, les photographes n’en pouvaient plus, les journalistes n’ont pas révélé grand-chose, ce genre de situation ne peut d’ailleurs être comprise que par des romanciers, s’ils existent encore. En plus compliqué, sinueux, tordu, silencieux, et probablement vénéneux, vous avez le couple Royal-Hollande. Quoi, tant d’efforts communs, de complicités, d’enfants, de plans et de contre-plans, pour finir dans un communiqué aussi triste que petit-bourgeois, le type qui doit « quitter son domicile »? Mon Dieu, mon Dieu, comme la politique et l’exposition abîment l’amour ! Que de fatigues et de larmes plus ou moins rentrées au pays qui a eu la palme de la fantaisie, de la raison, du libertinage ! Toutes ces familles décomposées, recomposées, surcomposées me brisent le cœur. Voyez la joyeuse Christine Boutin : elle n’a pas de problèmes, elle. Roselyne, Rachida, Rama, Fadela, non plus. La France violette éclate de joie de vivre, tandis que le vrai roman de Ségolène et de François nous reste inconnu. Des journalistes ont gagné beaucoup d’argent avec des révélations minimales. Nous ne savons rien, la République nous cache tout, les parachutes dorés, l’affaire Clearstream, les vrais enjeux du désir. Oui, il faut refonder tout ça, aller plus loin dans le mélange bleu-rose. Du violet ! Du violet heureux, sans cesse et partout ! Et honneur aux vaincus : Juppé, Hollande. Ah, ils en auraient des choses à dire, ces deux-là pour qui sonne le glas !

 

Baudelaire

Les collectionneurs sont des gens étranges, des maniaques de la mémoire concrète, des spécialistes de l’ombre. Voyez Pierre Leroy ! Il n’a l’air de rien, il parle peu, il connaît les vraies affaires mieux que personne, mais il reste constamment en attente, en alerte, à la limite de l’effacement. Et puis, tout à coup, poker : une vente chez Sotheby’s et, là, des merveilles : manuscrits de Proust, photo extraordinaire et inconnue de Rimbaud, un manuscrit de Jean-Jacques Rousseau, des lettres de Chateaubriand, et j’en passe. Mais l’événement, la part du lion, concerne Baudelaire : un dossier passionnant sur son père, des lettres de Caroline Aupick, sa mère, qu’on découvre moins idiote et bornée qu’on ne croit. L’édition originale des Fleurs du mal, envoyée à Delacroix, « en témoignage d’une éternelle admiration ». Le manuscrit du Vin des chiffonniers, célébrant le vin comme « fils du soleil ». L’étonnante photo « au cigare », prise par un photographe belge à la fin de la vie du poète. Des témoignages bouleversants sur son effondrement et sa mort. Nadar le décrit ainsi dans sa jeunesse : « toujours en quête d’aventure, le plus grand chasseur de filles devant l’Eternel que j’ai rencontré ». Il a assisté à la rencontre de Baudelaire avec Jeanne Duval, sa maîtresse créole et son inspiratrice trop méconnue : « Il n’a vu, il ne voit que la femme qu’il a du premier coup d’œil déclarée “ fort intéressante ” et avec lui on sait ce que parler veut dire... » Quant à Caroline, surprise, elle défend son fils : « Les fleurs du mal, qui ont causé un si grand émoi dans le monde littéraire, et qui renferment parfois, malheureusement, des peintures horribles et choquantes, ont aussi de grandes beautés. Il y a de certaines strophes admirables, d’une pureté de langage, d’une simplicité de forme qui produisent un effet poétique des plus magnifiques. Il possède l’art d’écrire à un degré éminent... Ne vaut-il pas mieux avoir trop de fougue et trop d’élévation artistique que stérilité d’idées et des pensées banales ? »


La mère de Baudelaire l’a beaucoup ennuyé, on le sait. Mais elle a écrit ces lignes. Elle est donc sauvée.

Philippe Sollers

Le Journal du Dimanche du 24 juin 2007.


 

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