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Joyce amoureux

 

James Joyce & Nora 1931
Photo prise lors du mariage de James Joyce et Nora Barnacle à Londres en 1931.

 

   Nous sommes en juin 1904 à Dublin, et deux jeunes Irlandais se rencontrent dans la rue. Elle, Nora, 20 ans, est femme de chambre dans un hôtel de la ville (le « Finn’s », retenez ce nom). Lui, 22 ans, va bientôt signer ses lettres du diminutif de son prénom, Jim, et est déjà sûr d’obtenir un jour une grande gloire littéraire. Son nom ? James Joyce.

 

   Rencontre étonnante par sa gratuité, son intensité immédiate et sa durée (37 ans). Joyce écrit presque chaque jour à Nora, et elle est tout de suite sa « petite Nora boudeuse », sa « chère petite tête brune ». Plus expressif : « J’embrasse la fossette miraculeuse de ton cou ». Et là, il signe « Ton Frère chrétien en Luxure ». On est au couvent ou au bordel ? Les deux.

   Ces deux-là, en tout cas, n’ont pas froid aux mains ni aux yeux. Le mystère, c’est que Joyce est d’emblée un révolté radical et un anarchiste convaincu, ce qui ne devrait pas, a priori, enchanter une jeune femme, prête, pourtant, à le suivre dans toutes ses aventures (ils vont très vite s’exiler ensemble). Voilà le monsieur : « Mon esprit rejette tout l’ordre social actuel et le christianisme, le foyer familial, les vertus reconnues, les classes sociales, et les doctrines religieuses. » Comment compte-t-il s’en tirer ? En écrivant, et ce sera « Ulysse ».

   On a donc affaire à un « vagabond » séduit par une belle fille très experte qu’il séduit à son tour, même si elle ne lira aucun de ses livres : « Adieu, ma chère naïve, sensible, ensommeillée, impatiente Nora à la voix profonde. » Et aussi : « Aucun nom n’est assez tendre pour être ton nom. »

 

   Experte, Nora ? Elle a fait découvrir le plaisir physique partagé à son compagnon, mais elle produit aussi deux enfants dans la foulée, dont la destinée sera plus ou moins tragique. Jim et Nora ne se marieront qu’en 1931, et une photo nous montre Joyce marchant, ce jour-là, au supplice. Nora est sa femme, soit, mais il la traite comme une maîtresse opaque, comme si elle commettait un adultère avec lui. Quand ils sont séparés, en 1909 (elle à Trieste, lui à Dublin, « ville d’échec, de rancœur, de malheur »), il lui écrit des lettres très folles mêlant l’adoration à la pornographie la plus crue. Ce génial catholique, en rupture totale avec son Église, reste un catholique fiévreux : « L’amour est-il une folie ? A certains moments, je te vois comme une vierge ou une madone, et le moment suivant je te vois impudique, insolente, demi-nue et obscène. »

 

James Joyce & Nora

   Les lettres de Jim sont magnifiques de précision organique, et on ne saurait les citer sans dégoûter les lectrices et faire hurler les féministes du monde entier. Ce Joyce est un monstre répugnant. Non seulement il écrit à sa femme les pires saletés, mais il exige qu’elle lui réponde sur le même ton (elle l’a fait, mais ses lettres sans ponctuation ne sont pas disponibles). « Ce charmant mot que tu écris si gros et que tu soulignes, petite fripouille. » Les mots sont tout dans les choses sexuelles, le son des mots, leur couleur. « Dis-moi les plus petites choses sur toi, pour autant qu’elles sont obscènes et secrètes et dégoûtantes. N’écris rien d’autre. Que chaque phrase soit pleine de sons et de mots sales. Ils sont tous également charmants à entendre et à voir sur le papier, mais les plus sales sont les plus beaux. » Joyce sait ce qu’il veut : s’identifier au maximum à la substance féminine, la faire parler en dépit d’elle-même, dévoiler en détail ce continent méconnu et noir, et ce sera le scandale triomphal du monologue de Molly Bloom. On demandera beaucoup à Nora si elle est Molly, à quoi elle répondra gentiment « Oh non, elle était beaucoup plus grosse. »

 

   « Tous les hommes sont des brutes, ma chérie, mais au moins chez moi il y a aussi quelque chose de plus élevé. » Ruse de Joyce : il rappelle à Nora qu’il n’utilise jamais d’expressions obscènes dans la conversation, et que lorsque les hommes racontent en sa présence des histoires grossières ou graveleuses, il sourit à peine. « Tu sembles me transformer en animal, mais c’est toi-même, vilaine fille sans vergogne, qui m’as la première conduit dans cette direction. »  La vraie poésie n’a rien d’idéalisant ni d’éthéré : « Nora, ma chérie fidèle, ma petite écolière polissonne aux doux yeux, sois ma putain, ma maîtresse (ma petite maîtresse branleuse ! ma petite pute salope !), tu es toujours ma belle fleur sauvage des haies, ma fleur bleu sombre trempée de pluie. » Comme quoi « un sale petit oiseau à foutre » est aussi une fleur.

 

   Le 16 décembre 1909, Jim se déchaîne : « Baise-moi, ma chérie, de toutes les nouvelles manières que ton désir te suggèrera. Baise-moi habillée en grande tenue de ville avec ton chapeau et ta voilette, le visage rougi par le froid et le vent et la pluie et tes chaussures boueuses, soit à califourchon sur mes jambes alors que je suis assis dans un fauteuil et me chevauchant en tressautant, faisant virevolter les volants de ta culotte, et ma queue raide s’enfonçant dans ton con, soit me chevauchant sur le dossier du sofa. » Appréciez les phrases, leur torsion, leur rythme. Qui, en 1909, pouvait être assez libre pour écrire ça ? Personne.

 

   « Certaines pages sont laides, obscènes et bestiales, certaines sont pures et sacrées et spirituelles : je suis tout cela. » Nora aura aimé « tout cela », malgré la pauvreté et l’exil. « Tu vois clair dans mon jeu, rusée polissonne aux yeux bleus, et tu souris en toi-même, sachant que je suis un imposteur, et tu m’aimes malgré tout. » Il fait semblant de croire au sexe, il n’y croit pas plus qu’elle. Il n’arrête pas d’écrire, il rit de ce qu’il écrit, il est sûr de gagner la partie. En 1912, ce héros incompréhensible écrit à Nora : « J’espère que le jour viendra où je pourrai t’accorder la gloire à mes côtés lorsque je serai entré dans mon Royaume. » Elle sera là, en 1941, quand il meurt, célèbre dans le monde entier, à Zurich. On se souviendra simplement que des astrophysiciens ont tiré le mot « quark » de « Finnegans Wake » pour définir de nouvelles propriétés atomiques. Le langage, chez Joyce, est allé jusque là.

   La dernière lettre de Jim est de 1922, après la publication d’« Ulysse ». « Ô ma chérie, si tu voulais seulement te tourner vers moi-même maintenant, et lire ce livre terrible qui m’a brisé le cœur dans la poitrine, et m’emmener seul auprès de toi pour faire de moi ce que tu voudras ! ». Un peu plus tard, en plus émouvant : « Chère Nora, l’édition que tu as est pleine d’erreurs des typographes. J’ai coupé les pages. Il y a une liste d’erreurs à la fin. » Joyce sourit en précisant qu’il a coupé les pages. Il sait très bien que Nora ne lira rien, mais, en recevant ce cadeau, on peut la voir d’ici avec son sourire bleu sombre.

 

  PHILIPPE SOLLERS

 

Lettres à Nora, par James Joyce, traduit de l'anglais, présenté et annoté par André Topia, Rivages Poche, 2012.

Le Nouvel Observateur du 31 mai 2012

 

 
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