PHILIPPE SOLLERS

LE JOURNAL DU MOIS 

Président

Il y a quelques petites choses intéressantes dans le livre de Yasmina Reza, mais enfin elle n’a pas su prendre Nicolas Sarkozy de l’intérieur, elle le regarde, elle le suit, elle n’entre pas dans son speed profond qui est en train d’ahurir l’Hexagone et le monde. Je l’imagine très bien, moi, le Président, je le capte sur sa longueur d’ondes courtes, ça vibre, ça grésille, ça vibrionne, c’est incessant, épuisant, captivant. Ça y est, je deviens le Président lui-même, et je trouve que tout est trop lent, trop lourd, lamentablement humain, trop humain, et pour tout dire réactionnaire et retardataire. Je n’ai pas été élu pour faire la sieste, et, comme le dit superbement Louis XIII dans Les trois mousquetaires, « je ne dors pas, monsieur, je rêve tout au plus ». Me voici à la télévision, devant deux professionnels : je les largue en cinq minutes, ils ont à peine le temps de balbutier une question que j’en suis déjà à la quatrième question suivante. Ils dorment, voilà la vérité, ils n’en finissent pas d’occuper leurs fauteuils, ils sont comme mes ministres. Ah, ceux-là ! Disons-le calmement : je devrais changer de gouvernement tous les mois, et peut-être même toutes les semaines. Je suis en avion, moi, j’en ai assez de traîner derrière moi ces rampants, ces terriens, qui ne comprennent pas que, désormais, il faut aller plus vite que la musique. Le Spectacle l’exige, et le Spectacle est roi.

Que voulez-vous que je fasse de ce Kouchner qui, tout à coup, parle de « guerre » ? Il est fou ou quoi ? Et l’autre qui lâche le mot « faillite » ? Faut-il le mettre sous antidépresseurs ? La France ne va pas bien, soit, mais moi je vais très bien, et, croyez-moi, ce n’est pas si simple. Il y a des moments où je sens pourquoi les chiens, mal surveillés par Alliot-Marie, deviennent enragés et bouffent des petites filles. La guerre ! La faillite ! Le trou de la Sécu ! Les retraites! Le bouclier fiscal ! Les syndicats ! Et la grosse Merkel qui me fait maintenant la tête, soi-disant parce que je la touche trop ! Elle semblait aimer ça au début, l’hypocrite ! Décidément, ces protestants de l’Est m’échappent, ils me glacent, ce sont des tanks. Quoi encore? L’ADN? La barbe.

 

Conseils

Une seule solution : poursuivre l’ouverture, l’élargir toujours plus, foncer sur les socialistes qui ne demandent pas mieux que de participer à la grande union qu’il nous faut. Strauss-Kahn est casé, ouf, mais Jospin m’intéresse. L’impasse, voilà du sérieux. « Guerre », « faillite, » « impasse », vous me direz que ce n’est pas gai. Et si je renversais le jeu en nommant Jospin Premier ministre ? Poker, d’accord, mais pourquoi pas ? Quel titre trouver? L’issue ? Oui, L’issue ne serait pas mal. Et puis autre carte à couper le souffle : une réconciliation éclatante avec Villepin. C’est vrai, après tout, son Napoléon tient le coup, et il a vu tout de suite en moi le sosie du Premier consul. L’affaire Clearstream, désormais, ennuie tout le monde, le feuilleton a assez duré, c’est Darkstream by night. Je téléphone à Villepin, on se moque en passant de Chirac réfugié chez Poutine, je lui demande de mettre en sourdine son antiaméricanisme d’autrefois, je le nomme à la propagande, on refait du jogging ensemble, et le tour est joué. Il est évidemment trop tôt pour envisager un sacre à Notre-Dame, Cécilia y est très hostile, mais rien n’interdit de sonder Benoît XVI, de loin bien sûr, de très loin, sur cette question. Ah, je rêve. Ce serait quand même très beau, surtout si Ségolène Royal acceptait de venir en Jeanne d’Arc.

 

Histoire belge

La Belgique va-t-elle éclater ? Possible. Les frontières craquent, les langues se mélangent, mais il nous reste une certitude : l’internationale bureaucratique ne bouge pas. Pour preuve, la mésaventure grotesque qui arrive aux deux fils de Pierre Ryckmans, plus connu sous le nom de Simon Leys. Pour une obscure histoire de passeports renouvelables, les voilà, en Australie, décrétés apatrides par le consul de Belgique à Canberra. Mieux : ils relèveraient maintenant de la nationalité chinoise, alors qu’ils veulent, comme leur père, et c’est tout à leur honneur, rester belges. Cette affaire, qui devrait être réglée en dix minutes par un éclat de rire, traîne en longueur à cause de l’entêtement du consul féminin belge (je n’insiste pas). Allons, rouages bruxellois, laissez la famille Ryckmans tranquille ! Vous avez la chance d’avoir, aux antipodes, un sinologue de premier ordre, qui est aussi un grand écrivain. Il n’y a pas qu’Amélie Nothomb, que diable ! Et ne me dites pas que vous voulez accomplir on ne sait quelle vengeance posthume de Mao !

 

Bébés

Chaque époque a ses symptômes, la nôtre tourne de plus en plus autour de l’enfant mort, voire du déni de maternité avec mise au congélateur des petits cadavres. Après la marée noire pédophile, voici l’obsession de l’infanticide. La conception in vitro y est-elle pour quelque chose ? D’où viennent les enfants ? Le bon docteur Freud nous manque pour analyser cette odeur de morgue. Quoi qu’il en soit, ma décision est prise : où que ce soit, si je suis invité à dîner, j’irai faire un tour rapide dans les cuisines. Ne pas se fier aux apparences : aller droit au congélateur.

 

Mafias

La Camorra se porte très bien, Cosa Nostra aussi, mais la N’drangheta, elle, est en pleine forme, de même que la Sacra Corona Unita. Les activités sont, pêle-mêle : héroïne, cocaïne, cannabis, ecstasy, LSD, armes, diamants, jeux de hasard, recyclage des déchets toxiques, contrefaçons, immobilier et trafic d’immigrants. Chiffre d’affaires global : 100 milliards d’euros. Il suffit de regarder une carte pour voir que la mondialisation, de ce point de vue, est un succès complet. Les assassinats se succèdent dans l’indifférence générale. Vous n’allez quand même pas me dire que l’Etat tolère la Mafia ? La Mafia ? Quelle Mafia ? Je n’ai jamais vu la Mafia.

 

Banlieues

Jennifer Schwarz a 30 ans, elle est allée vivre où personne n’a envie d’aller vivre, à Grigny, à 30 kilomètres de Paris. Son livre s’appelle La campagne présidentielle n’a pas eu lieu (1), avec, en sous-titre, La politique vue de l’autre côté du périph’. Si vous ne mettez jamais les pieds dans le 91, vous ferez bien de le lire pour savoir comment la vie de ces quartiers a été escamotée lors des élections. Des voix, des souffrances, des témoignages.

Diagnostic : « La politique nous rappelle, à chaque campagne, qu’elle n’est que l’héritière des anciennes querelles de chefferies… Le vote pour les candidats des émissions de téléréalité nous rappelle à quel point on aime bien assister à l’élimination du vaincu et au sacre du vainqueur… L’élection présidentielle représente la finale de toutes les éliminations. Les médias n’aiment d’ailleurs qu’une chose: fabriquer des duels. La campagne leur donne de la matière. Pour savoir qui sera le plus fort, qui fera le plus d’alliances, qui aura le plus de soutiens, d’amis. Et au bas de la tribune démocratique se trouvent mille cadavres… »

 

Littérature

Il y a eu le thème de la « fin de l’histoire », il y a maintenant celui de la «fin de la littérature». C’est fini, on vous dit, rien ne va plus, tout est désenchanté, tout s’effondre. Ce n’est pas ce que je constate. À part les livres des jeunes auteurs que je publie et que je me donne le droit de défendre, je vois arriver un excellent Modiano (2), un Quignard fiévreux plein d’images érotiques (3), un Guyotat émouvant sur son enfance (4), un Denis Roche revisitant la photographie (5). Tous ces seniors sont en grande forme. Avec votre permission, je me mets dans le lot, avec deux livres, Guerres secrètes (où il est beaucoup question d’un chef-d’œuvre très actuel, L’Odyssée) (6), et mes Mémoires, bientôt publiés sous le titre Un vrai roman (7). Vous m’en direz des nouvelles.

(1) Robert Laffont. (2) Gallimard. (3) Flammarion. (4) Gallimard. (5) Le Seuil /Fiction & Cie. (6) Carnets Nord. (7) Plon.

Philippe Sollers

Le Journal Du Dimanche 30 septembre 2007

 

 

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