Janvier 2009

PHILIPPE SOLLERS

Le Journal du mois

Sollers Journal

Godorama


Ce qu'il y a de beau et de terrible, désormais, dans le Spectacle généralisé, c'est sa plasticité immédiate. Vous n'êtes jamais sûr d'avoir vu ce que vous avez vu, ni entendu ce que vous avez entendu. Le Spectacle est à la fois puissamment réel, permanent, passé, irréel, de plus en plus virtuel, et malgré tout réel. Hier est déjà très loin, demain a déjà eu lieu, tout se remplace et s'efface. Exemple: vous dites "Gaza", mais s'est-il vraiment passé quelque chose à Gaza? Vous dites "Fatah", "Hamas", "Hezbollah", mais que recouvrent ces noms, quelle est leur signification profonde? Vous dites: j'ai vu des ruines, des cadavres, des linceuls à répétition, des visages égarés de souffrance, et puis j'ai entendu des hurlements, des cris, des sirènes, des bombardements, mais ces morts existent-ils, ces bombardements ont-ils eu lieu? Oui, aucun doute, mais tout disparaît aussitôt pour recommencer. Le film vous est diffusé en boucle, vous l'avez déjà vu, mais ça continue.

Or voici le nouveau grand film qui annule tous les autres: "Godorama". Le personnage principal, ne vous y trompez pas, c'est lui, "God", que le trop pessimiste Samuel Beckett appelait Godot. On l'attend toujours, il ne vient jamais, c'est à désespérer les acteurs. Eh bien, si, il est enfin arrivé. Ne traduisez pas "God" par "Dieu", ça n'a rien à voir. God n'est ni Dieu, ni Yahvé, et encore moins Allah. God plane au-dessus de vous comme une entité supérieure à toute réalité naturelle ou humaine. Vous ne croyez pas en God? Aucune importance, le dollar, lui, y croit, et c'est bien là l'essentiel. Vous dites que le dollar est en difficulté, qu'il s'évapore en fumée à travers des escroqueries gigantesques? Allons donc ! Le nouveau Messie est là, il s'appelle Obama, il blanchit tout d'un coup, il sauve l'Amérique, donc le monde. C'est Nice Brother en personne, sécurité, honnêteté, sobriété. Je lui fais entièrement confiance pour animer le nouvel épisode de "Godorama".

Obamama

Quand je l'ai vu s'avancer, à Washington, pour la grande cérémonie à deux millions, ou plus, de figurants enthousiastes (sans compter la présence de toutes les télés mondiales), j'ai eu peur un instant pour lui. Cet élégant garçon, croyez-moi, est fragile. Il avait l'air perdu, sonné, sous tranquillisants, comme écrasé par l'amoncellement des emmerdements qui l'attendent. Il s'est repris par la suite, il s'est forcé à son rôle viril, il a un peu trébuché, comme à l'école, en prêtant serment, mais enfin c'est un bon professionnel, il est vite redevenu sérieux, appliqué, authentique. Il n'y croit pas beaucoup, mais il récite bien.

Et puis, Dieu merci, il y a God. "God bless America": tout ce que fait l'Amérique est béni par God, quoi qu'il arrive. Et pour bien servir God, vous avez le gros et ahurissant pasteur Rick Warren, un vrai cinglé celui-là, qui vous met interminablement God à toutes les sauces, pureté, responsabilité, liberté, égalité, fraternité. Il prie en public, il parle très fort, il me donne immédiatement envie d'aller me réfugier chez le pape. Mais entre son gros pasteur et sa femme, Michelle, qui le regarde d'ailleurs avec indulgence comme un débutant à encourager, Obama ne va pas s'amuser tous les jours. God le surveille, et Godomama aussi. Comme on est loin du désinvolte Bill Clinton, le seul président des Etats-Unis qui a su jouer du cigare à la Maison-Blanche avec la fabuleuse Monica Lewinsky ! God fermait les yeux (pas longtemps) à l'époque ! Le voici revenu en pleine forme, car la question est sérieuse, c'est-à-dire l'économie elle-même. Si cette affaire vous intéresse, vous en avez pour un certain temps, le grand bavardage des experts vous attend dans Godorama, la plus grande superproduction du début du XXIe siècle.

Faute de goût

J'en vois deux, mais énormes: l'incroyable mélasse de musique de patronage pseudo-classique interrompant la sacralisation du serment (pourquoi ne pas avoir célébré la grande musique de jazz noire par un concert endiablé, mieux qu'avec l'ancêtre fatiguée Aretha Franklin), et la pénible grosse poétesse, dont je n'ai pas pu entendre la prestation, puisque toutes les télés l'ont coupée. Zéro en musique, zéro en poésie. Quelle tristesse ! Quel manque d'oreille et d'espoir ! Quelle bible fermée ! Quel plomb durci !

Poubellication

Le mot "poubellication" a été inventé par Lacan qui pensait que seule la transmission orale avait un sens véritable, et que les livres ni faits ni à faire couraient les rues en empêchant les plus pensés d'être lus. Pour moi, écrire est une joie, publier me fatigue, mais on a, de temps en temps, l'occasion de rire. Je lis ainsi, dans L'Express, magazine qui, je ne sais pourquoi, me poursuit d'une animosité tenace, un article d'une pigiste sur mon dernier roman Les Voyageurs du Temps. Sa conclusion est la suivante: "L'élixir du Révérend Père Sollers n'a rien de corrosif." Je suis obligé de me demander si cette charmante pigiste sait ce qu'est un élixir, et si elle a déjà fait l'expérience, dans sa vie amoureuse, de ce genre de philtre magique. Mais là où je m'inquiète, c'est de la voir imaginer un élixir "corrosif". Un tord-boyaux alors? Je dois l'avouer : j'écris au margaux, pas au picrate.

Un reproche lancinant m'est fait: je n'écrirais pas de "vrais romans". Le vrai roman, pour la critique littéraire française, est visiblement un livre qu'on doit lire comme on voit un film, le modèle étant anglo-saxon une fois pour toutes. D'ailleurs, dès que la critique chronique un "vrai roman", il s'agit, en réalité, de raconter un film (c'est-à-dire, le plus souvent, un roman familial). Hors du roman psychologique à embarras sexuel ou parental, pas de salut. Or rien n'est plus romanesque, aujourd'hui, que de se poser la question de la vraie lecture, puisqu'on peut en constater partout la consternante dévastation.

Le roman vrai, c'est l'existence plus ou moins intensément poétique et par conséquent très interdite, c'est tout.

 

 

PHILIPPE SOLLERS, Le journal du dimanche du 25 janvier 2009

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