L'Infini 107

Infini
Sommaire
Julia Kristeva en Chine

LA FÊTE À VENISE
1991

Philippe Sollers


- Vous publiez aujourd'hui un nouveau roman, La fête à Venise'. Ce livre dans lequel votre critique de la société est extrêmement radicale et méthodique est-il la chronique d'un nouveau Moyen Age (le héros a pour pseudonyme Froissart) ? Et êtes-vous là le « romancier intégral », comme vous le dites à propos de Watteau, autre héros de La fête à Venise?


- Je crois que nous vivons, non pas une décadence ou un effondrement général comme beaucoup de gens le pensent, mais le début de la construction d'une nouvelle grande Tyrannie qui a, me semble-t-il, un programme spontané, lié à ce qu'est devenue la marchandise sur la planète. Ce programme, j'essaie dans ce roman de l'attraper par un bout très particulier, mais qui me paraît valoir comme métaphore de l'ensemble de la société: qu'est-ce que ce trafic d'art tel que nous le connaissons, très superficiellement, depuis disons une dizaine d'années? Je dis métaphore de l'ensemble de la société, car cela vaut pour la littérature, l'édition, la façon dont les gens ne sauront plus lire, dont ils auront un vocabulaire de plus en plus restreint, dont ils ne sauront même plus comment s'écrivent les mots, etc.


On pourrait dire que finalement Orwell a été trop simple. Il faut voir la chose dans sa nouvelle complexité. Il n'y a pas quelque chose qui se montre, mais, d'une façon beaucoup plus insidieuse, la construction sourde de cette tyrannie. Pourquoi ? Parce que les gens sont expropriés de leurs propres sensations, de leurs propres réflexions. S'ils ne savent plus lire, s'ils ne savent plus regarder, s'ils ne savent plus sentir, ou s'ils ne savent plus s'observer en train de sentir, leur force de résistance, de révolte ou de contestation s'amoindrit. Bien entendu, le tyran - que je n'identifie pas, je pense que c'est un processus autorégulé, bancaire, les marionnettes du Spectacle sont là pour l'incarner de façon très fugitive - le tyran a tout avantage à ce que ces esclaves -. terrorisés, en perte d'identité, ne sachant plus qui ils sont (s'ils sont des images d'images, s'ils ont vraiment un corps, notamment et quel corps? corps d'ailleurs reproduit de plus en plus artificiellement, ça fait partie aussi du programme) - soient de plus en plus volontairement esclaves. Adhèrent à cette privation, à cette frustration générale.


De cela, il me semble qu'il y a des symptômes énormes partout. Mais je prends la peinture, et ce qui est en train d'arriver à la peinture, sa confiscation, sa transformation en spéculation boursière (je parle des originaux; du fait qu'on pourrait très bien, comme je le dis dans ce roman, étant donné les modes de reproduction perfectionnés allemands ou japonais, transformer un musée: mettre des reproductions et rafler les originaux, je pense que c'est tout à fait possible). Il y a là la volonté de s'approprier un certain trésor de savoir-faire et de sensations humaines, qui désormais appartiendra aux Maîtres. On vient justement de sortir des révélations sur le pillage des oeuvres d'art en France par les nazis. Monsieur Goering - j'en parle d'ailleurs dans mon livre - Monsieur Goering s'est servi. C'est ce que j'appelle, dans mon roman, le pillage du Sud par le Nord.


Les nazis n'étaient pas les premiers. François Ier ou Napoléon ...


Il ne s'agit plus seulement de piller, mais de remplacer les originaux par des copies, et surtout - ce qui est nouveau, phénomène « ultra démocratique » - de convaincre les gens qu'ils doivent somnambuliquement défiler devant. Il ne s'agit pas simplement de s'approprier des oeuvres d'art, ce qui serait en effet un pillage comme toutes les civilisations en ont fait. Il s'agit quasiment de les faire disparaître dans la mesure où elles accuseraient le Tyran, du seul fait de leur existence.


- Vous avez parlé de Spectacle. Alors, la figure de Debord, qui traverse le livre, est-elle pour signaler que l'on est dans le roman que devait produire la Société du Spectacle?


- Il me semble que ce roman correspond, profondément, aux thèses du livre de Debord Commentaires sur la Société du Spectacle, paru en 1988.


- La singularité de l'époque, vous essayez de la définir en disant que notre époque « ne ressemble à aucune autre dans la mesure où elle a mis hors la loi la conscience verbale développée. A sa place la peinture est chargée de briller comme une tranjaction immobilière permanente. »


- Je crois que les gens n'ont plus à leur disposition que très peu de phrases, très peu de mots; qu'ils vivent de plus en plus dans des stéréotypes verbaux, ce qui veut dire des stéréotypes mentaux. Là où il pourrait y avoir dix mots, il n'yen a plus qu'un, sous forme d'ordre «Fuck! »). De plus en plus, c'est l'image publicitaire ... les mots se réduisent. Chaque fois qu'un mot se perd, il est évident qu'il y a cent sensations qui se perdent aussi.

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Philippe Sollers

1. Folio, n°2463.

La Connaissance comme Salut

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La gnose comme "gai savoir" permet au "Moi-joie" de se déployer. Bonheur de s'extraire du bourbier. Et tant pis pour ceux qui se font dévorer par le Diabolus. « L'erreur est la légende douloureuse », dit Lautréamont. L'homme ne doit pas créer le malheur dans ses livres, ajoute-t-il. Il ne peut que ,le décrire, afin d'en donner une description morale. Mettez une plume dans les mains d'un moraliste, il sera supérieur à tous les poètes. Cela ne signifie pas qu'on fasse de la morale, mais qu'on parvienne à des maximes indiscutables. «Inappréhendable- Inconcevable», non. j'appréhende et je conçois parfaitement ce qui arrive dans le salut gnostique. Cette connaissance, c'est ce qui fait naître la joie. Le savoir jouit de lui-même.


Les gnostiques ne cherchent même pas à vaincre le monde. Ils ne poursuivent que le salut. Le monde demeure le partage du Mauvais. Peu importe que le monde soit truqué, ce qui compte c'est la guerre entre la damnation et le salut. Debord, on lui rendra les hommages convenus, mais il reste pris dans le social. Trop de social entrave la dimension libre du temps. Il parle, depuis sa singularité, dans une solitude tout à fait gnostique, tout en prétendant s'exprimer au nom d'une communauté imaginaire. C'est le problème des communautés: elles sont toujours imaginaires. Mieux vaut y renoncer une fois pour toutes, et pour toujours. Pas de groupe. Pas d'ensemble. Aucun parti. Dissolution du "nous". Mise en pièces du "on". Dieu devenu société - être par rapport à cette nouvelle idole d'un athéisme catégorique. Chercher l'éclaircie, le salut, reconnaître la joie intense, le bonheur qui ravit. Debord, à ce sujet, reste en deçà, et d'ailleurs ses propos imbéciles et navrants sur moi le prouvent.


Pour la gnose, le mot « nihilisme» ne suffit pas à décrire ce qui se passe aujourd'hui. Que ce mot renvoie à la perversion de la métaphysique occidentale au moment où elle règne sur la planète en tant que domination technique, il n'y a aucun doute. Mais la mauvaiseté qui se déploie sous nos yeux va beaucoup plus loin qu'une exploitation sociale. Schelling, sur ce point, s'avère plus précieux que Marx. Et n'oublions pas, contre toutes les hypocrisies dévotes, l'ironie de Voltaire.


Le gnostique est un vainqueur. Non seulement il ne perd pas la guerre, mais il ne s'incline pas devant ceux qui ont été défaits. Pas de commémoration en l'honneur des vaincus. Les poètes ne sont pas maudits, sauf dans les élucubrations de Verlaine. Les échecs ne sont qu'un moyen d'apprendre à vaincre. Il est interdit d'échouer quand on est confronté à la «Grande Guerre», celle que décrivent les manichéens. On peut saluer les combattants héroïques, même quand ils ont connu la défaite. Mais sans se laisser empêtrer par la fascination de la déroute. Debord a perdu, salut!

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Philippe Sollers

Raphaël

Coup de Poe

Lanzmann, l'unique

La CHINE !
Julia Kristeva à Shanghai par Sophie Zhang

Sophie Zhang en Chine devant le Palais de l'abstinance au Temple du Ciel

 

 

Marcelin Pleynet

Marcelin Pleynet

Situation

En Chine

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Ce qui est certain c'est qu'alors, comme aujourd'hui, les écrivains, qui ont participé à ce voyage en Chine, furent et restent marqués par la fabuleuse et érotique beauté des paysages chinois et par la liberté libre de ses habitants en dépit d'un régime totalitaire.


En témoigneraient si besoin était les cinq poèmes, écrits dans une manière orientale, que j'ai fait figurer dans mon livre.


Et, entre autres, le roman Lois que Philippe Sollers écrit avant notre départ et qui applique à Platon la sorte de critique que les Chinois appliquaient à Confucius. Pour ne pas parler du constant dialogue avec la pensée et la littérature chinoises dans les livres de Sollers qui suivront ... jusqu'aux Voyageurs du Temps, le dernier à ce jour.


L'aventure est toujours d'une certaine façon unique. Et le voyageur n'est jamais tout à fait le même. C'est ce qui fait le charme des voyages.


Je ne sais pas ce qu'il en serait aujourd'hui pour moi d'un voyage dans la Chine actuelle. Sans doute d'une certain façon ce qu'il en est de mes séjours réguliers à Venise ... en Occident la ville la plus chinoise que je connaisse, et sans doute d'abord en ceci que, quoi qu'il lui arrive, elle ne change jamais.


C'est ainsi en tout cas que je conçois la continuité dans le changement, et la fidélité grave dans les constantes de la Chine actuelle. Même si personne, à l'exception de un milliard trois cent millions de Chinois, n'en veut toujours rien savoir.


Ainsi se comptent, de par le monde, ceux qui ont le moindre rapport à la pensée et à la poésie ... qu'il s'agisse de Villon, de Baudelaire, de Lautréamont, de Rimbaud, de Tchouang-Tseu, de Li Po, de Wang Wei ... de tant d'autres ...

L'édition des Carnets du voyage en Chine, aux éditions Bourgois/IMEC, s'accompagne, aux éditions du Seuil, d'un autre inédit: Journal de deuil, suite de fiches tenues par Roland Barthes lors de la mort de sa mère en 1977.


Le moins que l'on puisse dire c'est que, dans chacun de ces deux livres, la lecture même minimale de Freud fait curieusement et cruellement défaut. Passons ... puisque ce genre de « méditations" complaisantes inévitablement, et comme il se doit, passent.

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Marcelin Pleynet

 

Supplice chinois »

Sollers à Shanghai
Mao Zedong par Warhol

 

 

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