Philippe Sollers

La littérature ou le nerf de la guerre

Picasso 1972

photo Sophie Zhang

Entretien dans Études, revue fondée en 1856 par des Pères de la Compagnie de Jésus

- À vous lire, la littérature ne se limite pas à la littérature, elle dépasse le domaine des œuvres. Qu’est-ce donc qui se profile dans l’expérience même de ce qu’on appelle la littérature ?

- Le terme de littérature est flou désormais, parce que vous avez dans la marchandisation générale des livres quelque chose qui s’appelle, parfois, furtivement, de la littérature, le reste étant uniquement rempli par des livres, de la fabrication de romans ou d’essais plus ou moins profonds ou d’actualité. Alors, il est difficile de dire ce qui est de la littérature et ce qui n’en est pas. Une très mauvaise littérature envahit non seulement les librairies, les marchés, mais remplit aussi les têtes humaines. En général, elle se résume à quelques problèmes du roman familial indéfiniment régurgités, ruminés, à quelques avancées psychologiques, mais toujours en ritournelle. C’est un vrai problème. La plupart des êtres vivants sur la planète globalisée vivent quelque chose à côté de ce qui est en train d’avoir lieu, et sont dans un monde de dévastation et de souveraineté de la technique, tout en gardant dans leur esprit des représentations qui datent du XIXe siècle. C’est ce décalage-là qu’il faut apprécier. Tous les jours, c’est mon travail d’éditeur : je rencontre des auteurs dont les problématiques personnelles sont des archaïsmes absolument massifs, sur quoi il faudrait leur conseiller, en général, d’aller s’allonger sur le divan d’un psychanalyste pour débrouiller un peu les embarras qu’ils ressentent avec leur imagination. Si l’on se préoccupe de ce qu’est réellement la littérature, c’est une très longue histoire. Je ne vais donc pas vous la pointer dans tous ses détails, mais je vais prendre un exemple étonnant. Je lis ces temps-ci les Mémoires de Saint-Simon. Il n’y a rien de plus urgent, à mon avis, à lire aujourd’hui. Je vais essayer de vous expliquer pourquoi. Ouvrez n’importe quel volume, et vous allez être absolument passionné par la description de l’époque. Je ne parle pas de ceux qui imitent Saint-Simon pour décrire aujourd’hui la situation politico-mondaine dans laquelle nous sommes plongés, je parle de Saint-Simon lui-même. Et si vous lui aviez dit, au duc de Saint-Simon : « Alors, vous faites de la littérature, vous êtes écrivain ? », il vous aurait regardé avec un air de profonde stupéfaction : « Écrivain ? je ne suis pas écrivain ! » Il s’excuse même de son style, alors que c’est le plus brillant qui ait jamais existé en français, le plus remarquable, le plus pointu… « Je n’ai jamais su être un sujet académique, je n’ai jamais pu me défaire d’écrire rapidement. Je ne comprends pas ce que vous dites, je ne suis pas écrivain, je suis le duc de Saint-Simon, j’écris mes Mémoires. De la littérature ! Mais de quoi parlez-vous ? J’écris la vérité, la vérité à la lumière du Saint-Esprit. » Là, tout à coup, le concept de littérature explose. Nous pénétrons dans ce que le langage peut dire à un moment comme vérité. La vérité pour Saint-Simon, c’est quelque chose de tout à fait saisissant : tout est mensonge, corruption, chaos, la mort est là toutes les trois pages, les intrigues n’arrêtent pas, c’est un brasier de complots, l’être humain a l’air de passer comme une ombre, attaché à tout ce qu’il peut y avoir de plus sordide, de plus inquiétant. Lisez, par exemple, son portrait du duc d’Orléans, et vous serez saisi d’admiration. Vous êtes devant quelque chose qu’un universitaire vous dira être de la littérature et, évidemment, c’est tout autre chose: c’est une position métaphysique très particulière, quelqu’un qui écrit en fonction de ce qu’il veut dire comme vérité.

Je peux prendre un autre exemple. Vous pouvez me dire qu’un poète, c’est de la littérature : Shakespeare, Hölderlin, Baudelaire, Rimbaud, c’est de la littérature… Vous auriez dit à Rimbaud : « Alors, vous êtes un poète français, vous faites de la littérature ? », il vous aurait ri au nez ! Une saison en enfer, vous croyez que c’est de la littérature ? Rimbaud n’a pas l’obsession de faire une oeuvre, de publier. Il pose les questions fondamentales, de la vie, de la mort : y at-il une issue, peut-on ou non sortir de l’enfer ? Prenez la dernière phrase d’Une saison en enfer : « Et il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps » (c’est lui qui souligne). Pourquoi « loisible » ? Pourquoi le verbe « posséder », qui est un terme très fort ? Pourquoi « dans une âme et un corps » ? Vous pouvez dire que c’est de la littérature, mais vous ne faites qu’obscurcir les questions. C’est bien autre chose. C’est une expérience physique et métaphysique tout à fait surprenante. Chaque fois que je relis Rimbaud, je le lis comme pour la première fois, ce qui est le propre de la très grande poésie. Ce qui m’arrive aussi avec Dante ou avec Homère. Chaque fois, c’est la même stupeur d’être devant quelque chose qui, quelle que soit l’époque, vous parle au plus profond, au plus vif de vous-même, pour autant que vous soyez un peu réveillé, un peu vivant. Quand je prends l’autobus, je me récite : « Mon âme éternelle/observe ton voeu/malgré la nuit seule/et le jour en feu… » Rimbaud a fait quelques corrections très intéressantes, parce qu’il avait d’abord écrit « malgré la nuit nulle et le jour en feu » ; cela pour enchaîner sur les vers suivants : « donc tu te dégages/des humains suffrages, des communs élans/tu voles selon ». C’est bien de réciter ça dans le bus ! On peut commenter ces vers indéfiniment. D’abord, qu’est-ce que cela signifie quelqu’un qui tutoie son âme ?… « Observe », au deux sens du mot : regarde et accomplis… « Tu voles selon», ce « selon » est magnifique. Qu’est-ce que ça veut dire ? Je suis avec mon âme éternelle, je la tutoie, et j’observe en observant son voeu qu’elle vole selon. Selon quoi ? Eh bien, selon ! à son gré, si vous préférez, à sa guise… Alors vous retrouvez le début : « Elle est retrouvée, quoi ?/ L’éternité,/ C’est la mer mêlée au soleil.» Il avait écrit d’abord « allée avec le soleil », et il a corrigé par « mêlée au soleil ». Alors, qu’est-ce que vous constatez ? Il est question de l’espace et du temps, des catégories fondamentales de l’existence, de ce sur quoi la pensée devrait s’interroger à chaque instant… C’est la même expérience avec Parménide, Héraclite, Nietzsche, ou encore la Bible. Nous pouvons faire comme si c’était de la littérature, pour ne dire finalement que des clichés, alors que nous sommes devant des propositions essentielles pour notre vie même, ici et maintenant, tous les jours.

- Ce qui a détruit la littérature, selon vous, c’est la marchandisation. Vous vous plaignez du fait que les gens,
aujourd’hui, lisent un livre comme ils regardent un film. Est-ce une défaite pour la littérature ?

- C’est le fruit de la marchandisation américaine : les gens croient lire, en vérité ils voient déjà le film qui se déroule et ils sont très désorientés quand ils ne peuvent pas suivre la story, comme disent les Américains. Ils ouvrent Marcel Proust et ils veulent supprimer toutes les digressions… Comme disait Andy Warhol : « Acheter est très américain, mais pas penser. » Vous n’allez pas attendre d’un écrivain américain, sauf cas rares, comme Philip Roth, qu’il vous donne à penser. La « culture » ou la « littérature » sont désormais des mots piégés, parce que dessous se cachent des idéologies spectaculaires, comme dirait Guy Debord, qui a forgé ce concept de « spectacle ». C’est la raison pour laquelle, si je suis américain, du haut de Time, je vais dire que j’assiste à la mort de la culture française parce que je ne la vois pas, surtout là où elle est, c’est-à dire là où elle pense. Donc, c’est un mort qui vous parle en ce moment, mais les morts sont très en danger ; c’est la raison pour laquelle il faut savoir les écouter, et comme ils sont plus vivants que la plupart des vivants… C’est un délice !

Mon ami poète, Marcelin Pleynet, avec lequel j’ai fondé Tel Quel et L’Infini, a eu une attaque cérébrale très grave ; il est resté paralysé entre la vie et la mort. Le médecin a fini par lui dire : « Vous êtes parmi les 10 % de la population que nous considérons comme des miraculés : 30 % meurent, 30 % deviennent des légumes grabataires, 30 % ont des séquelles graves ; il n’y a que 10 % qui récupèrent. » Alors, je lui ai demandé : « Quelle a été votre première impression dans la rue quand vous êtes sorti ? » – comprenez qu’il sort du néant ; les yeux ouverts, on ne voit rien, on n’entend rien. Il m’a dit : « La première impression ? Tous ces gens qui se croient vivants… » C’est une expérience limite. Je crois qu’il faut passer par des expériences de ce genre, des expériences de l’illusion fondamentale, en tout cas, de ce que veulent nous faire avaler, comme dit Debord, « les salariés surmenés du vide »…

- Qu’est-ce qui se joue dans les années soixante, avec Tel Quel et les avant-gardes que vous incarnez ? Un horizon révolutionnaire ?

- Ce mouvement s’est constitué à partir de ces questions : « Qu’est-il permis de penser, qu’est-ce que la littérature peut donner à penser ? » Et c’est toujours un horizon révolutionnaire, métaphysique. Après l’extraordinaire catastrophe qui était encore en cours au XXe siècle, le déblayage qu’il y avait lieu de faire devait être accompli avec la plus extrême rigueur. Pour prendre un exemple, j’ouvre le Journal de Ernst Jünger pendant la guerre (les deux tomes paraissent actuellement en Pléiade), 14-18 et 39-48 : il lui paraît impossible que cela puisse durer. Il y a des moments où l’histoire s’écroule et où quelque chose d’autre surgit comme vision de l’histoire, ce que Heidegger appelle « l’historial »…. ou ce que Nietzsche a appelé «l’histoire monumentale », dont on a parlé à Tel Quel tout de suite dans une sorte de reclassement de la Bibliothèque. Il fallait imposer la publication des oeuvres complètes d’auteurs que l’on considérait comme des marginaux – Artaud, Bataille, Ponge ; retraduire Dante. En 1965, je publie Dante et la traversée de l’écriture, ce qui était singulier à l’époque, car les Français ne connaissent pas Dante. Puis ce sera la Chine, et nous tenterons d’ouvrir l’horizon au maximum, pendant que l’Université éclate. Il s’agissait de rendre central tout ce qui était considéré comme marginal par l’académisme ; et l’académisme était aussi bien, pour employer des termes politiques, de droite que de gauche. C’était une entreprise métaphysique, littéraire en apparence, et révolutionnaire comme l’est d’ailleurs l’entreprise de L’Infini, même si nous vivons une autre époque. Au début des années 1960, on va vers une explosion sur des problèmes de société très précis. Une étincelle a mis le feu à la plaine.

Mais, contrairement à ce que certains disent aujourd’hui, Mai 68 a été une vraie révolution – réussissant de son échec même ; et ce n’est pas un hasard si c’est un spectre qui continue à rouler dans les têtes. On a beaucoup insisté sur la libération sexuelle. Moi, je n’ai jamais exploité cette expression. Il y avait simplement un archaïsme énorme qui devait sauter, un mensonge que j’ai appelé « Vichy-Moscou », et qui est toujours là de façon latente, car c’est la tragédie française depuis très longtemps. Il y a eu de grands bouleversements. C’est l’époque où il était impensable que Foucault, Barthes ou d’autres entrent au Collège de France. C’était un très gros tremblement de terre. Mai 68 a été fait par des gens très déterminés et très cultivés, qui avaient beaucoup lu ; cela a malheureusement disparu. Ce n’était pas des réactions de fièvre adolescentes. Vu de l’extérieur par l’adversaire permanent de toute pensée, 68 est un chapelet d’inepties (voir le discours de Bercy du Président de la République, ainsi que les ralliements invraisemblables de gens qui se sentent coupables d’y avoir participé pendant leur jeunesse). Les événements historiques doivent être pensés là où la pensée a été jaillissante ; et la libération sexuelle n’est qu’un des aspects – je dirais même un aspect secondaire – de Mai 68.

Ce qui nous intéressait à Tel Quel, c’est, par le biais de la littérature, une réinvention de la liberté, une expérience des limites en tant qu’elle bouleverserait la société. D’où l’enquête sur le surréalisme, d’où la Chine – et, croyez-moi, il y aura plus que jamais la Chine… Toutes les références ont toujours été soigneusement pesées en fonction d’une stratégie. Maintenant, tout cela semble acquis, mais, à mon avis, c’est le contraire. Nous traversons une époque de planétarisation de la technique, et dans les têtes il y a régression.

- Pourquoi cette régression ? Qu’est-ce qui vous paraît dévastateur ?

- Vous faites partie d’une génération qui, aujourd’hui, ne sait plus lire, ni entendre, parce que vous êtes gavés par l’image. C’est la dictature, le gavage spectaculaire que vous subissez ! Nous luttons contre un adversaire, le Cyclope, la caméra de surveillance ou la caméra pornographique, qui veut évacuer, numériser ou chiffrer les corps. Pourquoi cette prédominance du regard ? Il faut savoir écouter, avant. Une femme, j’écoute sa voix, et si l’on sait écouter, il se passe des choses intéressantes (rires). Le corps le plus beau peut être démenti par une voix affreuse, alors qu’une voix mélodieuse peut se loger dans un corps qui n’est pas si extraordinaire. Ce qui est dévastateur, c’est que l’oeil soit précisément l’organe le plus sollicité aux dépens de tous les autres sens, alors qu’un corps humain est une aventure permanente des cinq sens : le goût, le toucher, l’ouïe, l’odorat, la vue. Comme le montre mon détour par Rimbaud, les cinq sens peuvent marcher ensemble, et c’est
cela la poésie. Or, l’éradication de la poésie, c’est-à-dire de la liberté ou de l’amour, de l’érotisme, qui est le contraire de la marchandisation des corps à laquelle nous assistons, est prévue au programme. La laideur programmée qui s’empare de la marchandisation sexuelle est le contraire de la liberté et de la poésie. Si vous voulez vous en persuader, ce n’est pas du chinois cette fois-ci, c’est en langue française : prenez les libertins du XVIIIe siècle (deux volumes dans la Pléiade), ils s’appellent souvent Anonymes… Vous avez une effervescence de la langue qui s’allume au contact de ce qu’on appelle la sexualité, c’est prodigieux ! Mais les Français ne veulent rien entendre, ils sont punis par eux-mêmes, et ils continuent de l’être dans leur culpabilité profonde. Casanova est l’un des plus grands écrivains de langue française… Depuis des années, je dis qu’il faut inscrire Casanova au programme, à côté de Voltaire, Laclos, Rousseau, ce qui semble impossible ; je crie dans le désert. Qu’est-ce qui s’est passé avec les Français ? Ils sont les seuls à avoir un problème identitaire, religieux, aussi violent. Autrement dit, qu’est-ce que l’Église gallicane ? C’est l’histoire extravagante du devenir d’une Église qui n’ose pas être protestante. Elle se dit catholique sans l’être vraiment, car c’est du protestantisme larvé. Tout commence avec la déclaration au clergé de France de Bossuet, en 1683, et la suite est une confusion totale. Je suis catholique en Italie, pas en France. Lisez donc enfin Joseph de Maistre, que Baudelaire admirait.

- C’est pour cela que vous êtes un des rares écrivains français à vous intéresser à Dante, que vous considérez comme « un diamant de l’art catholique » ?

- Dante est sans aucun doute un grand génie catholique. Je l’ai lu très tôt, j’ai été saisi par le texte, par sa vision, par son rythme. La langue italienne me passionne, parce qu’elle ouvre sur la musique. Pour comprendre le mal français, il faut dire ce qui est arrivé à la musique, c’est-à-dire le fait que la langue ne va pas bien avec la musique. Vous avez de la musique sublime en italien, en allemand, en anglais ; avec le français, tout paraît maniéré. « La musique savante manque à notre désir », dit Rimbaud, qui est musical comme peu de poètes l’auront été. Dante ne me quitte pas. Par exemple, le Chant XXXIII du Paradis :

Vergine Madre, figlia del tuo figlio,
umile e alta piú che creatura,
termine fisso d’etterno consiglio,
tu se’ colei che l’umana natura
nobilitasti sí, che ‘l suo fattore
non disdegnò di farsi sua fattura.

Vierge mère, fille de ton fils,
humble et haute plus que créature,
terme arrêté d’un éternel conseil,
tu es celle qui as tant annobli
notre nature humaine, que son créateur
daigna se faire sa créature.

Nous pouvons revenir toutes les semaines, tous les jours, sur la signification de ce vers : « Vierge mère, fille de ton fils ». Qu’est-ce que cela veut dire, une mère vierge qui devient la fille de son fils ? Il faut oser se poser ce genre de question ! Je demande à tout fils de devenir le père de sa mère, bonne chance ! L’écho inversé de Dante, vous l’avez chez Baudelaire dans Bénédiction : « Puisque tu m’as choisie entre toutes femmes, pour être le dégoût de mon triste mari, […] Lorsque par un décret des puissances suprêmes, le poète apparaît dans ce monde ennuyé… » Pourquoi, lorsque le poète moderne apparaît dans ce monde ennuyé, sa mère est-elle épouvantée ? Il s’est passé beaucoup de choses depuis Dante ! Toute mère verrait dans la naissance du poète un blasphème épouvantable. Pour débrouiller cette question, il faut avoir un certain savoir sexuel, je dis bien savoir, pas obsession, il faut s’y connaître un peu. Lacan parlait au milieu d’une surdité générale. Toutes ces questions sont fondamentales: la naissance, la mort, le corps humain, l’utilisation de ses sens, etc. La société n’aime pas beaucoup que l’on se pose ces questions. Avec Tel Quel, puis L’Infini, le but a été de reposer toutes ces questions fondamentales.

- La métaphore de la guerre traverse toute votre oeuvre. Elle est présente dans vos titres, La Guerre du goût, Guerres secrètes, vos thèmes, la guerre des sexes, la stratégie chinoise… Sollers serait-il en guerre ? Et contre quoi ?

- Je suis en guerre contre tout, famille, société… C’est pour cela que j’ai aussi intitulé mon film sur Guy Debord Une étrange guerre. Debord est l’exemple d’un grand général qui a perdu sa guerre. Il a gagné son échec. C’est énorme ! Mais nous ne sommes pas là pour perdre la guerre que nous menons, il faut la gagner. Et gagner la guerre, cela consiste à faire plusieurs choses à la fois, à avoir des identités multiples, à mener le combat contre l’Adversaire, le diable si vous voulez… Le combat est spirituel : « Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes », écrit Rimbaud. Qu’est-ce que le combat spirituel ? Combien de divisions ? Il faut être un peu éveillé sur les questions de stratégie… Les guerres m’intéressent beaucoup, notamment les deux dernières guerres mondiales, mais aussi l’état dans lequel nous nous trouvons, c’est-à-dire la guerre permanente.

Rimbaud a raison, la guerre spirituelle est extrêmement brutale. C’est un exercice où le système nerveux est convoqué tout entier et qui demande beaucoup de rationalité. Il faut étudier ce qu’est la défensive. Les meilleurs stratèges de guerre sont indubitablement grecs et chinois. Dans Guerres secrètes, je m’intéresse à la figure guerrière d’Ulysse. Je m’interroge sur le sens de sa guerre solitaire, contre un dieu, Poséidon ; et pourquoi il est aidé par une déesse, Athéna. Je trouve que les déesses manquent de nos jours… Les rapports d’Ulysse avec les femmes sont très passionnants, à commencer par Hélène, dont personne n’a déchiffré le rapport très étroit qu’elle entretenait avec Ulysse. Homère est bien sûr très pudique à ce sujet, mais enfin, nous comprenons. Calypso, Circé, Nausicaa, Athéna, il y a du monde au féminin dans cette affaire… Et puis il y a la grande pensée chinoise de la guerre, qui n’est d’ailleurs jamais distincte des autres activités : la médecine, l’amour. La guerre est partout, alors que, occidentalement parlant, la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens (Clausewitz). En Chine, la guerre est la continuation de la nature par d’autres
moyens. Mao a été un grand criminel, soit, mais aussi un remarquable stratège dans la plus pure tradition chinoise. La métaphysique et la guerre, c’est pareil, lisez Sunzi. Dans nos vies, nous comprenons, dès l’enfance, que si nous voulons être libres, nous sommes en guerre, plus ou moins. Dans la plupart des cas, les enfants sont tout de suite ravagés par des parents infernaux, des mères dévastatrices… J’ai écrit comment j’ai vécu, en créant des possibilités de prendre la tangente…

- Le combat n’est jamais frontal ?

- Jamais d’affrontements ! Regardez les Américains en Iraq, ils se trompent ! C’était la même chose au Viêt-nam, et ils recommencent la même erreur ! Le modèle neuf, c’est la guérilla, ce n’est pas la guerre au sens de choc frontal, de la concentration de gros moyens. Il faut lire Penser la guerre de Raymond Aron : Staline et Hitler étaient mauvais comme stratèges ; quand ils prenaient eux-mêmes des initiatives, cela coûtait des millions de morts. L’un des plus grands stratèges, c’est Lawrence. J’ai publié, dans L’Infini, un texte qu’il a écrit sur la guérilla, c’est prodigieux d’intelligence : c’est une guerre contre les Turcs qui se déplacent et qui cherchent l’affrontement dans le désert ; la stratégie, c’est de traiter le désert comme si l’on était sur l’océan : vous faites du désert une masse liquide, vous attaquez, vous vous repliez, vous attaquez, vous vous repliez, sans cesse. Jamais de combats frontaux! La formule de Lawrence est magnifique : « Vous allez forcer l’adversaire à manger sa soupe avec un couteau. » Ce qui va l’user moralement de façon terrible. Dans la vie, les opérations de guérilla sont incessantes: j’ai donné mon emploi du temps à Paris* ( * Dans Un vrai roman, Mémoires, Plon, 2007, p. 177 ), c’est à ciel ouvert. Mais personne n’y fait attention ; et on relève que j’ai écrit dans tel journal, que je vais à la télévision ou à la radio, que je suis un parrain ici, que j’ai une influence considérable là, que je dirige les éditions Gallimard, que je distribue les prix à tout le monde…

- Vous attaquez du centre, et on vous reproche souvent cela…

- Le coup du poète maudit qui a payé de son corps, c’est l’hommage du vice à la vertu. Je ne suis pas là pour faire le martyr. Le martyr n’est une preuve de rien du tout. C’est de la morale, donc cela ne m’intéresse pas. Vous connaissez le palindrome utilisé par Guy Debord : In girum imus nocte et consumimur igni (« Nous tournons en rond dans la nuit et nous sommes consumés par le feu »). C’est un vers qui montre l’enfer, mais l’enfer seulement, et il n’y a pas que l’enfer. L’enfer est un passage, tous les auteurs dont nous parlons l’ont traversé… Lisez Une saison en enfer. L’enfer était éternel ; avec Rimbaud, il n’existe plus qu’une saison et un regard sur le passé. Je ne tourne pas en rond dans la nuit, je ne suis pas consumé par le feu, mon intention n’est nullement tragique. En revanche, je veux bien être condamné par un tribunal français pour avoir publié la conférence d’Artaud au Vieux-Colombier. Je suis contre le fait que les grandes aventures de la pensée soient cataloguées comme ayant été des échecs sociaux. Oui, j’attaque donc du coeur ; qu’est-ce que vous croyez que je fais là, chez Gallimard ? C’est facile à déchiffrer. Ce qui est extatique vous avez affaire à l’Adversaire, c’est qu’il est facile à troubler ! Je me sers de cette identité visible, et pendant ce temps-là, vous vous souvenez de Zorro (rires), tout se passe ailleurs, dans une autre dimension…

- L’adversaire n’est-il pas parfois en soi-même ?

- C’est ce que prétendent les musulmans ! La guerre sainte, elle est d’abord contre soi-même ! Je crois que l’on perd là beaucoup de temps… La guerre contre soi-même est en réalité masochiste. C’est du puritanisme. Si, en plus, il fallait que je me batte contre moi-même, quelle barbe ! Ne faites pas la guerre pour être battu ! Article 1. Sinon, ne faites pas la guerre, restez à l’arrière ! Il faut un discernement des esprits. Ce qui est surprenant, c’est que l’on trouve sur sa route des gens qui veulent bien faire la guerre et qui la font, des gens qui s’y brûlent aussi ! Enfin, pas toujours… Il faudrait arriver à être douze. Donnez-moi douze personnes et je déplacerai des montagnes ! Pas de communautés surtout : « Rien pour la société, tout pour nous ! », c’était un des titres de L’Infini qui a fait scandale ! Individu, communauté : ce sont des mots sociaux, pas des mots de guerre ; parlez-moi plutôt de commandos ou d’espionnage. L’individualisme ne mène à rien, les communautés non plus.

- Comment se déroule le passage de la manière grecque de faire la guerre à la manière chinoise (« vaincre dans une totale économie de forces ») ?

- En termes chinois, une fois qu’une bataille commence, elle est gagnée ou perdue, c’est déjà la fin. La guerre se passe très en amont, de façon très invisible, il y a tout un district de signes, c’est presque de l’embryologie… C’est l’adversaire qui vous donne la victoire, ce n’est pas vous qui la remportez, c’est lui qui vient vous l’offrir… C’est très vrai, vous avez fait travailler l’adversaire pour votre compte à son insu ! Cela est très chinois ! Jamais personne ne va se prévaloir du moindre succès. Il n’y a pas d’héroïsme chez les Chinois, pas d’individus susceptibles de donner prise à la subjectivation. Nous sommes loin des parades viriles. La défensive est la chose principale, à travers des transformations. Vous êtes sensible, très tôt ou pas, avec votre poésie et votre physiologie, au fait que vous êtes sur la défensive, que l’on veut tout le temps vous imposer des clichés, des préjugés. Dans toute communauté, vous voyez une offense personnelle, et vous avez raison ! Du moins, c’est ma guerre, telle que je la conçois. Vous pouvez me traiter d’écrivain. C’est vrai qu’à force, j’ai écrit un certain nombre de volumes ! Pour les écrire librement, il faut mener cette guerre-là. Elle consiste à rester libre. Personne ne va venir au-dessus de mon épaule pour voir ce que j’écris, personne ne va me dire qu’il faudrait supprimer ceci ou faire attention à cela. Quand j’écris, personne n’a le droit de se mêler de mes affaires. Quand j’écris, c’est-à-dire tout le temps ! Je dîne un soir à côté de la fille de Georges Bataille, Laurence, qui était psychanalyste, et je lui fais part de l’admiration que j’éprouve pour son père. Elle se rembrunit : « Quand on écrit, on devrait faire attention à sa progéniture. » C’est extravagant comme propos ! Si j’avais dû faire attention à mes proches pour écrire ! L’impudeur, ce serait bien sûr une faute de goût ! Mais enfin, je n’ai pas eu une existence édifiante, c’est un des points fondamentaux de mon affaire, c’est très difficile de m’idéaliser sur ce plan-là. C’est important, surtout quand nous entrons dans une époque de conformisme, de régression puritaine, comme c’est le cas. Voilà, je suis peu religieux dans ce sens-là !

- Vous êtes peu religieux, mais vous êtes cependant sensible au « surgissement du divin » ?

- Mais l’être religieux n’est pas forcément sensible au surgissement du divin ! Le divin surgit, et a pour conséquence de n’être pas reconnu ! Le divin, c’est la vie elle-même. La vie existe là où le divin est présent. Comme le dit mon ami Pleynet : « Les gens se croient vivants, ils ne le sont pas. » Ils n’ont pas le divin avec eux. Ils n’ont pas d’expérience du divin. Mais, alors, à quoi se raccrochent-ils ? Je ne sais pas ! À des magistères… Relisez les saints ! Ils sont très intéressants. Vous aurez bientôt un chef-d’oeuvre de Julia Kristeva sur sainte Thérèse d’Avila, c’est d’une actualité brûlante… Tout cela ne demande qu’à vivre, puisque ce n’est pas mort. Ce sont les vivants qui sont morts ; enfin, ils font semblant d’exister. Thérèse d’Avila, sainte et docteur de l’Église, elle, est extraordinaire : elle écrit, elle roule ses confesseurs dans la farine… Mais la difficulté, c’est d’avoir un saint français présentable que vous pourriez prier dans votre langue ! Citez-moi un nom de saint français ?

- Thérèse de Lisieux, saint Vincent de Paul…


- Vous auriez pu citer plutôt saint Bernard. Mais enfin, les grands saints sont italiens ou espagnols : saint Dominique, saint François d’Assise, saint Bonaventure, saint Ignace de Loyola – quel fou magnifique celui-là, il n’arrête pas de pleurer ! Ils pleurent beaucoup ces gens-là ! Ils ont des extases ! Les Français n’ont pas le sens de ce catholicisme fondamental. Je n’entre presque jamais dans une église en France. A quoi bon ? Alors qu’en Italie ! Michel-Ange, Le Bernin… Ce n’est pas puritain ! « Vous comprenez, me disait Mauriac, quand j’étais à Stockholm pour recevoir mon prix Nobel, ils m’ont amené dans les temples protestants. Vous savez, il n’y a pas la petite lumière, la présence réelle, la petite lumière rouge, alors on a l’impression que ces gens n’ont pas d’âme. » La présence réelle ! C’est le sujet même de la littérature, celui de notre vie, ici, maintenant, et pour toute éternité. Amen.(rires)

Philippe Sollers

Études, mai 2008, revue mensuelle fondée en 1856 par des Pères de la Compagnie de Jésus  

Propos recueillis par Nathalie Sarthou-Lajus et Vincent Sarthou-Lajus

 

 

Home | News| Bibliography