PHILIPPE SOLLERS

Les métamorphoses d'Eros

 

Qu'est-ce qu'un grand collectionneur de livres érotiques ? Quelqu'un qui organise le retournement de l'enfer des bibliothèques en paradis privé. Il doit avoir un goût sûr et pas seulement obsessionnel, être très informé de l'envers sombre de l'Histoire, savoir quelles œuvres les pouvoirs sociaux ont voulu saisir, brûler, censurer, occulter. Le collectionneur incarne alors la contre-société secrète, il a une fonction religieuse, il prend des risques en se limitant à un seul sujet, il peut tomber d'un sommet vers une petite chose vulgaire, exactement comme son grand adversaire clérical met parfois sur le même plan saint Augustin et un sermon sulpicien.

On comprend la passion austère de l'amateur pornographique, sa curiosité toujours en éveil comme celle d'un inquisiteur inversé, sa jouissance rédemptrice. Il sauvedes chefs-d'œuvre rejetés (Sade), des documents bouleversants, des moments d'existence essentiels. De ce point de vue, la collection de Gérard Nordmann, que l'on peut voir se déplier dans ce volume, Eros invaincu - en même temps qu'une exposition à Genève (1) -, est un trésor.

Eros invaincu ? Oui, pendant au moins trois siècles, XVIe, XVIIe, XVIIIe. On commence à Venise avec l'Arétin et ses Postures, illustrées de façon énergique et splendide par Jules Romains. Nous sommes en 1527, et c'est la première œuvre érotique des temps modernes. A-t-elle pour autant vieilli ? Mais non, c'est tout le contraire, elle nous parle avec une fraîcheur et une autorité que n'auront plus la plupart des œuvres du XIXe ou du XXe siècle. Comme si, après la lumière de la raison et des corps, venait le doute, l'affadissement, la torpeur.

C'est Apollinaire qui, en 1910, note à propos du Diable au corps, de Nerciat (1783) : "C'était à l'époque où l'amour était à la mode. Nous n'en avons plus l'idée aujourd'hui où l'on a tant parlé d'amour libre. L'amour, l'amour physique apparaissait partout. Les philosophes, les savants, les gens de lettres, tous les hommes, toutes les femmes s'en souciaient. Il n'était pas comme maintenant une statue de petit dieu nu et malade à l'arc débandé, un honteux objet de curiosité, un sujet d'observations médicales et rétrospectives." Apollinaire, aujourd'hui, pourrait aggraver son propos. Ce qui risque de vaincre Eros n'est pas la vertu (au contraire), mais tout simplement le mauvais goût ou la vulgarité déchaînée.

Eros est un dieu philosophe, mais est-il pour autant démocratique ? Ce n'est pas sûr. On peut en tout cas faire cette remarque de bon sens : il a fleuri et s'est épanoui dans sa lutte contre (ou avec) le catholicisme. On ne le voit ni hébraïque, ni orthodoxe, ni protestant, ni réellement musulman. Et là, comment ne pas regarder avec émotion l'incroyable rouleau des 120 journées de Sodome couvert de la petite écriture nette et noire de Sade ? L'aventure de ce manuscrit est à elle seule un roman. Tout paraît faible et pénible après Sade, pour la lecture duquel un maximum de richesse et de luxe est recommandé.

On pense ici à la très énigmatique figure de Jeanne-Baptiste d'Albert de Luynes, comtesse de Verrue (1670-1736), dite "dame de volupté", l'une des rares femmes bibliophiles et des plus fines lettrées du XVIIIe siècle. L'auteur de sa notice nous apprend que "ses livres étaient renfermés dans de belles armoires en marqueterie d'écaille, les volets garnis de taffetas vert, le dessus couvert de marbre". Eros invaincu, le volume, ressemble à cette armoire. Et voici l'épitaphe de cette femme d'esprit, composée par elle-même :

"Ci-gît dans une paix profonde

Cette dame de volupté

Qui, pour plus grande sûreté,

Fit son paradis en ce monde."

 

Philippe Sollers

1 EROS INVAINCU. La bibliothèque Gérard Nordmann. Sous la direction de Monique Nordmann. Fondation Martin Bodmer, éd. Cercle d'art, 346 p.

 

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