Heureux Diderot

Diderot Picasso
Diderot par Picasso, 1954

 

Le 7 juillet 1746, le Parlement de Paris condamne un livre à être «acéré et brûlé, comme scandaleux, contraire à la religion et aux bonnes mœurs». Le volume est faussement publié à La Haye, «aux dépens de la Compagnie», et il circule sous le manteau, sans nom d’auteur. Ce dernier a 33 ans, et fera beaucoup parler de lui par la suite. Il s’appelle Denis Diderot, son livre s’intitule «Pensées philosophiques», et il porte sur la page de titre cette inscription en latin: «Ce poisson n’est pas pour tout le monde.» En effet, et la censure l’a vite compris, comme elle le comprendra devant le plus dangereux des livres: l’«Encyclopédie».

Pour tous ceux qui, à l’époque, complotent pour un changement d’ère, Diderot est «le Philosophe». Drôle de philosophe, aussi éloigné des saints de la profession ancienne que des bavards sociaux d’aujourd’hui. L’auteur des «Bijoux indiscrets», de «La Religieuse», du «Neveu de Rameau», de «Jacques le fataliste» est d’abord un tourbillon en acte. Il est partout et nulle part, c’est une effervescence incessante. Comme le dit très justement Michel Delon, «son style est celui du harcèlement ou de la guérilla qui change sans cesse de place, qui récuse toute position définitive». Ou encore, parlant des nombreux emprunts ou des citations à la Montaigne de cet écrivain turbulent: «Diderot ne laisse pas seulement apparaître les pensées qui le constituent, il déploie sa propre pensée en recourant à l’altérité Il bouge, Diderot, il a des identités rapprochées multiples, il dérive, il dérape, il dialogue. La pensée est une conversation continuelle, un grand roman fourmillant. «Une seule qualité physique, dit-il, peut conduire l’esprit qui s’en occupe à une infinité de choses diversesPenser, c’est faire de la musique, danser, donner des coups, détruire la suffisance ignorante de tous les pouvoirs. Ecoutez Catherine de Russie après ses rencontres avec «le Philosophe»: «Votre Diderot est un homme extraordinaire, je ne me tire pas de mes entretiens avec lui sans avoir les cuisses meurtries et toutes noiresIl aurait mieux valu, pour la monarchie française, se laisser taper sur les cuisses par cet insolent, plutôt que de persécuter les Lumières et les envoyer en Russie ou en Pruss. Temps héroïques, les écrivains étaient bannis et leurs écrits «acérés», ce dont ne semblent plus avoir la moindre idée les pâles Français actuels.

Lisez ça: «J’écris de Dieu ; je compte sur peu de lecteurs, et n’aspire qu’à quelques suffrages. Si ces pensées ne plaisent à personne, elles pourront n’être que mauvaises ; mais je les tiens pour détestables, si elles plaisent à tout le monde.» A part la «Lettre sur les aveugles» (prison pour l’auteur) et le trop peu connu «Essai sur les règnes de Claude et de Néron» ( Diderot célèbre Sénèque), le livre le plus fantastique de ce recueil est «Le Rêve de d’Alembert», chef-d’œuvre surréaliste. D’Alembert dort et délire, Mlle de Lespinasse, sa maîtresse, note ce qu’il dit dans son rêve, le médecin Bordeu, en bon analyste, interprète le tout. C’est fou, c’est merveilleux, la pensée pense sa continuité souterraine, celle des «cordes vibrantes» dont nous sommes faits ainsi que le monde. C’est du clavecin endiablé, mais «l’instrument philosophe est sensible, il est en même temps le musicien et l’instrument». Au passage, Mlle de Lespinasse se voit administrer une rude leçon froide sur la sexualité et les effets funestes de la continence. Elle accepte avec complaisance les démonstrations du prophétique docteur Bordeu, et déclare «qu’il n’y a aucune différence entre un médecin qui veille et un philosophe qui rêve». Conclusion révolutionnaire: «Il n’y a qu’une vertu, la justice ; qu’un devoir, de se rendre heureux ; qu’un corollaire, de ne pas se surfaire la vie, et de ne pas craindre la mort.»

Philippe Sollers

Diderot, Œuvres philosophiques, édition établie par Michel Delon avec Barbara de Negroni, Gallimard, La Pléiade.

 

 

 

Le Nouvel Observateur du 23 décembre 2010