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JEAN-MICHEL LOU

CORPS D'ENFANCE CORPS CHINOIS

SOLLERS ET LA CHINE

CORPS D'ENFANCE CORPS CHINOIS

 

Philippe_Sollers_Pekin_1974

Philippe Sollers en Chine, 1974. La Cité interdite.

 

« De soi-même ainsi »

 

Quand je danse, je danse; quand je dors, je dors.

Montaigne

 

«SAUF LE NOM»

 

Théologie négative, bouddhisme zen : voilà encore des appellations; mais il faudrait pouvoir poursuivre le mouvement de négation qu'ils enclenchent et aller encore au-delà du « zen » et de la « théologie négative » comme noms, c'est-à-dire comme pièges. Comme disent Linji: «Tue le Bouddha » et Denys l'Aréopagite : « Pourquoi me demander mon nom [dit la Théarchie] ? »

 

Ils sont eux-mêmes des lieux : lieux d'accès, chacun ancré dans une tradition spécifique mais en même temps portant un germe de dénégation de la tradition qui permet une ouverture sur l'universel. Sollers, Ulysse armé de son glaive et de sa ruse, explore ces lieux en se jouant et les dépasse. Au zendo, il allume une cigarette.

 

Sauf le nom. Comment dire sans nommer? Vers quoi fait signe le corps chinois sollersien ? Je fais une ultime tentative, dans ce chapitre, pour éclairer ce rien, et ce faisant je nommerai encore, puisque nul ne saurait obéir complètement à l'injonction de Wittgenstein de se taire sur ce dont on ne saurait parler. Je fais donc appel à une notion que nous avons déjà rencontrée, et qui est au cœur du taoïsme philosophique : le zìrán. Je me servirai de ce terme pour l'éclairage que je veux donner, et l'abandonnerai après car, dit Zhuangzi, il faut jeter aux ordures, après qu'elle a servi, la nasse (le langage) qui te sert à attraper les poissons (les pensées). Anne Cheng traduit zìrán par l'expression « de soi-même ainsi », le comparant au sponte sua latin, mais on peut aussi bien dire «le naturel». C'est ce qui vient sans effort, sans parasitage rationnel, sans qu'il soit nécessaire de le nommer, en d'autres termes : ce qui suit le dao, « de soi-même ainsi », à l'instar des animaux.

 

Comme il échappe à tout concept, à toute prise, il est pratiquement impossible d'en parler, et pourtant on ne cesse d'en parler, puisque c'est la vie elle-même. Je pense que la vie et l'œuvre de Sollers subissent l'attraction de cet idéal qui serait une absence d'idéal, une vie faite de riens et une écriture à son image, tendant vers la limite où elle disparaît comme écriture.

 

Ce qu'on nomme « illumination », en effet, est encore trop chargé de sens. Ainsi y a-t-il, dans le zen soto en particulier, une tendance qui consiste à penser que l'« illumination» (satori) ne se réduit pas à l'extase liée à la pratique de zazen, mais qu'elle peut aussi bien advenir partout, hors du cadre du zendo, dans les gestes les plus quotidiens ; c'est à mon sens une ouverture de la pratique zen hors d'elle-même, une dé-dramatisation, dé-spécialisation, qui fait le zen rejoindre le taoïsme, dans un lieu où ces noms perdent leur nom, à la bordure de l'insignifiance. Sollers, non-spécialiste déclaré de ces choses, est à la croisée des chemins. Il est quand même assez étonnant que ses textes, écrits en français, donnent un reflet de ce lieu vide.

 

UNE SÉQUENCE TAOÏSTE DANS L'ÉTOILE DES AMANTS

 

Ce qui peut le mieux illustrer ce que je suis en train d'essayer de dire, c'est encore un texte. Je commenterai donc dans cette section un long passage, tiré de L'Etoile des amants (2002), où se manifeste clairement, dans le contenu et dans l'écriture elle-même, le naturel « taoïste » de Sollers, son zìrán.

 

Le choix d'une séquence complète procède aussi de la raison suivante : l'utilisation de citations comme prélèvements sert à prouver, mais se situe toujours à la limite de l'emploi abusif, de la trahison, car on cite presque toujours comme si l'on possédait le sens de la citation et de l'œuvre d'où elle provient, ce qui ne peut pas être le cas (sinon le travail serait déjà fini) ; or, le fait de présenter une longue séquence est une manière d'échapper à la discontinuité du commentaire en prenant le texte pour lui-même, sans vouloir le faire servir à quelque autre intention que lui-même (certes je m'en sers au départ, mais je m'attarde en chemin). Voici donc le passage entier :

 

« ... Eh, oh, vous n'êtes quand même pas le premier à vous réveiller ?

Eh bien, si. Je prends une douche, je me mesure en eau et en savon, je me parcours à l'éponge, cheveux, tête, épaules, bras, torse, sexe, cul, ventre, nombril, fesses, cuisses, reins, genoux, chevilles, mollets, pieds, petite forme sous le jet d'eau chaude. Endroit. Envers, dessus, dessous. Je me nettoie et me baise à fond, et le résultat est là : rien. Je suis nul, écrasé, chiotte. Mais alors d'où vient que ce constat de néant m'enivre, m'enchante? Le rayon de soleil contre le carreau de la salle de bains est divin. Le vent léger dans le laurier, tout près, de l'autre côté de la fenêtre, est un miracle. Un frisson violet vibre du haut du crâne jusqu'aux orteils, je respire avec les talons, je sors dans le jardin, je cours nu un moment dans l'herbe. C'est idiot, et je me flatte d'être consternant et idiot. Je suis un chien, je pisse et j'aboie au soleil. Je suis un singe, un ours, un bœuf, un éléphant, un cerf, un bison, un mammouth, mais aussi une chenille, un escargot, un serpent, un lézard, un crapaud, une mouche, un ver, un aigle, un moineau, une anguille, un goujon, un espadon, un saumon, un requin, une méduse, une moule, un esturgeon, une baleine, un thon. Un merveilleux super-con. Toute une science préhistorique passe à travers moi, j'avance à tâtons dans des couloirs et des puits, je peins ma main négative sur des parois, je plonge au fond des mers, éponges et coraux, je m'envole comme ça de chic, avec mes nids dans les arbres. Voyez mon groin, mon échine, mes ailes, mon bec, mes ouïes, mes écailles, mes nageoires, mes griffes, mes queues, mes plumes, mes pis, mes crêtes, mes vagins, mes bites, mes couilles, mes sabots, mes cornes, mes naseaux, mes crocs. Voyez mes yeux globuleux, ma crinière, ma sinuosité de vipère, ma lubricité de panthère, ma viscosité, mon élasticité, ma constriction de boa, ma tronche d'anchois. Je jappe, je rugis, je braie, je barris, je ronronne, je siffle, je roucoule, je bondis, je me roule en boule, je suis le gai rossignol, le merle moqueur, le rhinocéros fumant, l'hippopotame gluant. Mon sexe est énorme, ce gland rouge et plein de venin me fait frémir. Mais bien malin, ou maligne, celui, ou celle, qui découvrira mon clitoris déclic et saura s'en servir. Je vais plus loin, il n'y a pas que de l'animal en moi, mais aussi du végétal, du floral, du minéral, de la glace, du gaz, du métal. Je suis présent dans tous les bouquets, les bagues, les broches, les bracelets, les colliers. J'entends mes pollens, mes racines, mes poisons, mes abeilles, mes sèves, mes duretés et mes densités. Un tourbillon d'électrons, chez moi, est vite arrivé, mes neutrinos me protègent, mon trou noir n'est pas un secret, j'ai mon décalage vers le rouge et l'ultraviolet, mon rayonnement transperçant, mon charme, mon vent dégradant, mon scintillement à éclipses. Ma nouvelle matière n'est pas encore décodée, j'ai plus d'un quark dans mon sac, et aussi des ruses inversées, des disparitions calculées, des fausses apparitions, des astuces boréales, des identités en cavale, des déploiements dans les marges, des observateurs observés. Je me fuis, je m'oublie, je me voyage, depuis combien d'années, déjà, dans ce bureau spatial, j'allume ma vitesse ou je plane, je n'ai plus d'écrans, les chiffres sont faux, je m'en fous, je ne reviendrais pour rien au monde m'enterrer ou fumer mes cendres. Tant pis ! Au vide ! Plus d'eau, d'électricité, de chauffage, d'alcool, de téléphone, de fax, de radio, de télé ! Plus de chair, de muscles, de nerfs, de circuit sanguin, de poumons, de foie, de glandes, de rate, de prostate, de cœur, de cerveau de squelette ! Rien ! Brise ! Et pourtant, coucou, me revoilà, propre, rasé, parfumé, poli, bien habillé, dissimulé, insoupçonnable. Pas d'histoires inutiles. »

 

En lisant ce merveilleux passage, qui met en scène le narrateur en sage-fou taoïste, je ne peux m'empêcher de penser aux sept sages de la forêt de bambous ; cette appellation désigne un groupe d'excentriques autour du poète Xi Kang, au IIIe siècle de notre ère, en Chine. Ces joyeux lurons, grands lecteurs de Zhuangzi, se réunissaient pour s'adonner à la beuverie et à la poésie, sans égard aux conventions, se promenant nus, urinant en public, etc. On raconte que l'un d'eux, le poète Liu Ling, avait attiré la réprobation du voisinage, justement à cause de son habitude d'aller nu ; des notables s'étant rendus chez lui pour se plaindre, il les reçut tout nu, naturellement, et quand ils se récrièrent, il répondit par ces mots : « Mais tout l'univers est ma ville ; le monde est mon quartier, ma ville est ma demeure ; et les pièces de ma demeure sont mes vêtements. Que faites-vous donc tous dans mes vêtements  ? »

 

La spontanéité taoïste, le zìrán, semble réalisée sur les deux versants du texte : dans le moment raconté, où le narrateur fait littéralement ce qui lui passe par la tête, et dans l'écriture même, dont l'insouciance apparaît réellement inspirée. On a l'impression de traverser un miroir dans les deux sens. C'est à la fois n'importe quoi et, à mon sens, une sorte d'aboutissement de l'art d'écrire. Comme tous les beaux textes, il se suffit à lui-même. J'en livrerai quand même un commentaire, mais en essayant de peser le moins possible.

 

 Que se passe-t-il dans le récit? Le narrateur séjourne en compagnie d'une jeune femme, chez lui, dans une île de l'océan Atlantique (disons qu'il s'agit de l'île de Ré). Nous avons affaire à un moment réel précis, avec un début et une fin. C'est le matin, il est sous la douche. Le moment est ponctué par deux actes, masturbation, exercice : «je respire par les talons», l'expression évoquant sans équivoque un exercice de qi gong ; on la trouve dans des traités de gymnastique taoïstes, et aussi dans Zhuangzi. Il s'opère un retournement subit de sentiment, de l'écrasement à l'exaltation. Le narrateur sort nu dans le jardin, et se livre à une sorte de folie dionysiaque. Il traverse en esprit tout le monde animal, en s'éloignant de plus en plus de l'homme, chien, mammifères, reptiles, poissons ; il parvient à l'idiotie, « thon, supercon » (benoît, béat), homme des cavernes, hybride, femme, il traverse les états de matière, végétaux, inorganiques, jusqu'à l'infiniment petit, puis revient au je, ayant parcouru l'évolution en sens inverse, allégé de tout. À la fin, il reprend figure humaine, «coucou, me revoilà». Entre-temps, mine de rien, il a entrepris le voyage (yoú), semblable aux immortels taoïstes. Il semble réaliser l'extase désirée, formulée par ailleurs :

 

« J'ai souvent pensé qu'il devait être possible d'atteindre, au moins une fois, un point de concentration tel qu'il n'y aurait plus ni jour ni nuit, que je pourrais sentir à distance, au-dessous de moi, d'Est en Ouest, le cours complet du soleil ».

 

Mais il ne s'agit pas du tout d'une expérience « mystique », ni même spéciale, simplement d'un sentiment d'exaltation au fait d'exister. C'est l'écriture qui prend le relais, multipliant le plaisir : le texte glisse du moment réel au bonheur de l'écriture, sans qu'on puisse saisir le point de bascule.

 

Le style est sans effort, sans apprêt et, paradoxalement, le résultat étrangement beau. Vrai lyrisme, périodes, éloquence, poésie du merveilleux, truculence rabelaisienne, liberté totale, « facilité » : zìrán. Texte écrit manifestement à toute vitesse, l'auteur se livrant aux associations automatiques : « le gai rossignol, le merle moqueur », aux assonances: «goujon, espadon, saumon... thon, supercon», au langage trivial comme il vient: «chiottes», «comme ça», «supercon», au plaisir des listes (ensuite il ressentira encore le mouvement, car une page plus loin, il livre une longue liste de noms d'oiseaux de la région ; et encore un peu plus loin, des constellations). Ces marques sont toutes des signes d'une jubilation verbale. D'après le sens, le «je» se perd, mais grammaticalement il est surprésent: je n'est pas une vipère ou un hippopotame, je joue à l'être ! L'écriture est le véhicule ; elle « double le plaisir, en lui donnant son envers de langage », dans un jeu d'équilibre entre la maîtrise et la perte de maîtrise.

 

On trouve ailleurs des traces de cette disposition de Sollers au supercon dionysiaque. Dans Femmes:

 

« Je vais me promener seul... Je retrouve mon ponton sur l'Hudson... C'est l'hiver, il fait beau, tranchant de froid, je cours... J'arrive au bout du grand radeau de planches désert... Je me mets à crier... Je hurle, là, tout seul, pendant un quart d'heure... L'eau miroitante grise clapote contre les piliers de bois... »

 

Dans Le Cœur Absolu :

 

« ... Si je réapparaissais devant vous en centaure ? En satyre à

pieds fourchus ?

— Vous êtes déjà presque comme ça, dit Cecilia. »

 

Mais le narrateur ne se trouve-t-il pas simplement dans l’état poétique, évoqué par exemple dans Illuminations, à travers les textes sacrés?

« Enfin, ô bonheur, ô raison, j'écartai du ciel l'azur, qui est du noir, et je vécus étincelle d'or de la lumière nature. De joie, je prenais une expression bouffonne et égarée au possible.» (...) Rimbaud sous les traits d'un bouffon? Comme c'est étrange. Son «expression bouffonne et égarée», c'est sous l'effet de la joie qu'il la découvre; en même temps, celle-ci le mène à la raison. »

 

OUBLIE LE DAO

 

« Dao », zìrán, encore des noms. Le passage que je viens de présenter nous a fait entrevoir ce qu'est le parfait naturel ; mais peut-être est-il encore trop « taoïste »... Un autre passage dans le même ouvrage nous rapproche encore plus de ce rien vers lequel tout mon travail se dirige. Il s'agit de la « promenade du Chinois » dans L'Étoile des amants, que je ne reproduis pas tout entière, car elle est beaucoup trop longue. L'emprunt est certes spécifique, mais nous allons voir que cette référence explicite à la Chine se dissout dans le plus familier, le moins spectaculaire, le moins attaché à une culture particulière.

 

Ce «Chinois», qui n'est pas nommé dans le texte, est en réalité le poète et peintre Wang Wei (701-761), très imprégné de bouddhisme chan, dont l'esprit transparaît dans ses œuvres. Sollers se sert de plusieurs de ses poèmes, dont il relie des séquences par l'artifice presque pédagogique de la « promenade » (une façon de présenter un florilège), et surtout d'une lettre de Wang Wei écrite à un ami et signée « l'ermite de la montagne » ; cette lettre est reproduite et traduite entièrement par François Cheng dans son ouvrage Vide et plein. Le langage pictural chinois. Je ne la reproduirai pas non plus, mais en comparant les deux textes, celui de Wang Wei / Cheng et celui de Sollers, on peut très bien se rendre compte que l'un a servi de matériau à l'autre.

 

Quelle est la fonction de la « promenade du Chinois » dans le récit? Aucune. Les thèmes ? Le vide, le plaisir de la marche, la douceur des paysages, le temps ; le « récit » de la promenade proprement dit est entrecoupé de réflexions, de commentaires, de digressions ; il se confond subtilement avec le moment de l'écriture, la Chine avec l'île de Ré, Wang Wei avec Sollers. On trouve des expressions triviales qui permettent d'entrer dans le texte en abolissant la distance qui pourrait nous séparer de poésies anciennes venant d'ailleurs :

 

« Il écrira des trucs comme ça en rentrant chez lui, après avoir bu un verre de vin. » p.40

 

 Il y a des marques d'identification tranquille, comme le pronom indéfini «on», familier, relâché, récurrent tout au long du texte, qui relie en indifférenciant. Les lieux sont explicitement rapprochés :

« Il s'arrête devant des abricotiers, mais cela pourrait être, ailleurs, un platane étrangement noueux ou un buisson de lavande »  p. 40-41.

 

Des grues volent au loin devant lui, ailleurs ce seraient des goélands ou des mouettes. p. 41.

 

Pas de rochers ni de cascades, chez nous, pas de tourbillons verticaux rien que le roulement de l'océan, là, à droite. p. 47.

 

Ainsi se trouve tranquillement réalisée une formule qui se répète à travers toute l'œuvre de Sollers et déjà rencontrée, celle de l'unité des lieux et des temps :

 

« J'aime de plus en plus m'imaginer, maintenant, que je n'ai pas quitté Venise (...) on n'a plus qu'un lieu qui vaut tous les lieux, un temps qui rassemble vraiment tous les temps, un endroit où personne ne vous demandera plus jamais qui vous êtes... »

 

Et Wang Wei est même transporté dans le monde présent:

 

« Il pense au vide, il se vide, il devient le vide, il est ici. Apres tout, il pourrait sortir de chez lui au crépuscule, en pleine ville moderne, recevoir la pluie et les trottoirs en pleine figure, les voitures, les silhouettes pressées des passants... »  p. 40.

 

Le Chinois vient se superposer à l'auteur, compagnon par-delà les siècles, ange gardien, ombre légère. Mais en fait il n'y a plus de Chine, il n'y a plus que « l'espace libre dans le jeu du temps ». Le corps du texte contient sa propre clé :

 

« Le plus simple ou le plus proche sera toujours le plus riche et le plus mystérieux » p. 41.

 

Il ne s'agit plus que de la présence au monde, « l'être-le-là», c'est-à-dire «l'étonnement radical, primordial, devant l'événement le plus familier, le plus habituel». Cela produit une écriture « sans qualités » de moments sans caractéristiques, comme la fin du Secret:

 

« Je lève la tête. Légers nuages blancs déchirés sur fond noir. Les étoiles sont là, fixes, intenses, discrètes. »

 

À ce stade, l'écriture elle-même devient superflue, comme le dit Sollers dans Les Voyageurs du Temps (2008) :

 

« Écrire (...) n'est pas obligatoire (...) On publie de temps en temps des résultats, les principes sont toujours les mêmes (...) certains livres sont nécessaires pour dire comment les abandonner, se délier, les dépasser. »

 

Ce qui avait été annoncé, exactement cinquante ans plus tôt:

« L'écriture elle-même, vienne le jour où je pourrais la décider superflue »

 

Et sans cesse redit, par exemple dans Le Secret:

 

« Et voici le grand secret: il faut écrire comme si cela n'avait aucune importance, dériver, dévier, revenir, s'enfoncer, attendre, déraper, foncer... Écrire pour écrire et parler pour parler, comme vivre pour vivre, respirer pour respirer, jouir pour jouir, dormir pour dormir, veiller pour veiller... »

 

Ou comme dit Montaigne : « Quand je danse, je danse ; quand je bois, je bois. »

 

Dans L'Etoile des amants, cela aboutit à un état où la littérature perd son nom. Début du roman :

 

      On part?

      On part.

 

Fin du roman :

 

Merveilleuse indifférence globale.

      On y va ?

      On y va.

 

Entre ces deux bornes, qui marquent nettement un « degré zéro de l'écriture », le roman se déroule, tranquille, superflu comme une belle lumière sur un paysage. Est-ce le zìrán? Oui, si on décide de le nommer ainsi. Par un autre bout, c'est l'état qu'atteint et exprime Hölderlin, dans sa « folie », l'immersion dans les choses. Voici quelques exemples, cités par Sollers dans Studio :

 

« Il y a des fleurs

Non poussées de la terre

Elles grandissent de soi-même du sol vide

 

Ou bien :

Dans l'été la tendre fièvre

Entoure tous les jardins.

 

Ou, encore plus simple :

La clarté du soleil emplit mon cœur de joie. »

 

Et maintenant, voilà un célèbre poème de Wang Wei, le Chinois de la promenade :

 

« Du torrent aux épineux émergent des rocs blancs

L'espace est froid, les feuilles rougies se font rares

Sentier de montagne. Plus de pluie

Le ciel devenu bleu, mes habits encore humides »

 

 La plupart des poèmes classiques chinois, surtout ceux qui utilisent la forme normée du quatrain de pentasyllabes, comme le nôtre, sont ainsi constitués de quelques touches de réel éclairées par la faculté d'attention; c'est aussi le cas des fameux haïkus japonais. Nous voilà donc conduits au presque rien. « Bouddhisme zen », « taoïsme », « théologie négative », mais aussi «Heidegger», «Hölderlin», «Rimbaud», etc., ne sont jamais que des passeurs; ils sont les radeaux qui nous conduisent sur l'autre rive, que nous n'avons jamais quittée, puisque « tout est déjà là». Lieu universel? Nous voyons bien que nous sommes en présence de moments les plus subjectifs, intimes, et en même temps, les plus «communs». Une ébauche de preuve est peut-être, déjà, ma sympathie en tant que lecteur ; à partir de quel lieu reconnais-je ces moments sollersiens comme miens ? Et qu'est-ce qui me permet les rapprochements avec d'autres textes, si ce n'est un lieu où s'ancrent tous ces textes, toutes ces expériences ? Moins particulier encore que le « lieu » de Nishida, le « lieu » d'Angelus Silesius, en deçà des cultures particulières, des langages, des distinctions entre ce qui est littérature et ce qui ne l'est pas — lieu commun.

 

ZÌRÁN?

 

Je m'empresse quand même de quitter ce bord périlleux de l'interprétation au-delà duquel il n'y a strictement plus rien à dire, pour revenir brièvement au zìrán, qui est après tout un mode d'expression assez adéquat de ces riens à peine décelables qui sont notre bien commun et de l'art d'écrire qui leur correspond. Zhuangzi a été interprété de multiples façons, mais il en existe une lecture extrêmement pertinente, quoique discutable, qui me semble à même de corroborer mes propos : celle du sinologue genevois Jean-François Billeter, dans ses Leçons sur Tchouang-tseu. D'après lui, les textes de ce dernier ne disent rien de spécial. Ils ne font qu'exprimer ce que Billeter nomme « le presque immédiat, l'infiniment proche ». Pour lire le texte, Billeter fait appel à sa propre expérience, fondée sur des « régimes d'activité » qui seraient communs à tout le monde, et déterminant l'apprentissage, la perception, la présence au monde. Ce faisant, il procède à une réduction puisqu'il occulte sciemment toutes les autres lectures possibles du Zhuangzi, mais cette réduction est féconde puisqu'elle réduit, comme en cuisine, à la quintessence : ce qui nous rapproche le plus de nous-mêmes et nous éloigne des particularités du texte, de la «Chine», du «taoïsme», de «Zhuangzi»; c'est le zìrán, arrivé au point de diffraction où il perd son nom.

 

Sollers, passé par tous ces lieux, baigné de Chine, de taoïsme et de Zhuangzi, finit par les oublier comme il oublie la culture et la littérature, et s'immerger dans l'être-là de l'écriture.

      On y va ?

      On y va.

 

  Jean-Michel Lou Corps d'enfance corps chinois. Sollers et la Chine, Gallimard 2012


 

Jean-Michel Lou

CORPS D'ENFANCE CORPS CHINOIS

Sollers et la Chine

  Jean-Michel Lou Corps d'enfance corps chinois Sollers et la Chine

Editions Gallimard

Collection L'Infini

256 pages, 20,71 euros

 

L'ouvrage

 

«Sollers et la Chine : c'est un livre à la fois nécessaire, évident (étonnant qu'il n'ait pas encore été écrit) et complètement superflu. N'y a-t-il pas suffisamment de livres comme cela? A-t-on besoin de livres sur les livres? Les grands livres se suffisent à eux-mêmes ; ceux de Sollers peuvent très bien se passer de commentaires faits sur eux. Mais l'a-t-on vraiment lu? Pas sûr. Je propose ici ma propre lecture, procédant un peu "à la chinoise", tournant doucement autour des textes, les redisant un peu autrement, sans essayer de les forcer comme des coffres-forts qui recèleraient un trésor (le "sens"), n'y ajoutant rien, montrant cependant comment ils agissent sur moi, comment je les vis. L'art de citer, par l'unique effet d'une certaine disposition, éclaire un aspect du texte qui est déjà là. Montaigne ne procède pas autrement. Et Sollers non plus. Ma démarche est donc, en quelque sorte, imitative ; j'ajoute un simple fil à la trame du Livre en train de s'écrire. Car lire, ce que j'appelle lire, ce n'est rien de moins que changer la vie

Jean-Michel Lou.

 

L'auteur

Jean-Michel Lou est né à Paris, de mère chinoise et de père franco-chinois. Il a enseigné le français en Afrique, en France et en Autriche. Il vit et travaille à Vienne depuis plusieurs années. De lui, les Éditions Gallimard ont déjà publié Le petit côté. Un hommage à Franz Kafka (L’Infini, 2010).

 

 
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