Philippe Sollers

 

Le fantôme de Jean Cocteau

 

  Jean Cocteau

 

   Il y a un isolement étrange et paradoxal de Cocteau. Il connaît tout le monde, il est passé d'une réputation d'avant-garde à l'Académie française, il est poète, écrivain, dramaturge, peintre, cinéaste, il sort, il brille, il travaille, ses journées sont remplies à ras bord, il est persuadé d'avoir du génie, mais il n'arrête pas de s'étonner qu'on lui refuse ce titre. «Je suis un fantôme sans château», dit-il dans son Journal des années 1960-1961 (il meurt en 1963). Autrement dit: je suis très visible et pourtant invisible, on me dévisage mais on ne «m'envisage» pas, un sort maléfique me poursuit, «on a toujours parlé de moi avec une scrupuleuse inexactitude».

 

  Il veut tout, Cocteau: être «prince des poètes», mais aussi l'égal de Rimbaud, tenir le «dessus», mais, en même temps, le «dessous» des choses, être et paraître, s'identifier à Orphée, fondateur, pour lui, de la religion homosexuelle (dont il parle courageusement), occuper les tréteaux en devenant une légende vivante, mais être reconnu quand même pour une oeuvre dont il est obligé de se répéter sans arrêt qu'elle est fondamentale. Les coups de pied contre ses contemporains abondent. Saint-John Perse a «une sale gueule», et sa poésie est celle d'un «truqueur». André Breton, qui le déteste, est en réalité jaloux de lui. Claudel est un faux génie. Giraudoux «un raseur précieux». Ionesco, « le Strindberg des Galeries Lafayette», Saint-Exupéry est «une farce sacro-sainte» et Le Petit Prince, une «ignoble imbécillité». Mauriac est «nul et sale». Malraux «illisible», et Genet, qui n'existerait pas sans lui, est sanctifié pour mieux le nier.

 

   À l'en croire, sa solitude est « monstrueuse ». Il n'est bien reçu qu'à l'étranger, en Pologne, en Suède, en Allemagne, et surtout en Espagne, où il admire de façon très sensible les Gitans du flamenco et leur possession par la danse. Mais en France, dit-il, ce ne sont que gifles, couleuvres : «La mode est de me balayer, de me supprimer, de m'annuler. Or c'est ce vide qui sera le moule de ma statue.» Hélas, hélas, cette statue se fait attendre, quelque chose sonne creux en elle, comme dans les sculptures, pourtant très viriles d'Arno Breker. Sur qui s'appuyer? De Gaulle n'est pas mal, Malraux est protecteur, Sartre est parti en épousant Genet, Aragon, seul, est très positif (contre Breton, en somme). Paulhan et la NRF, comme d'habitude, sont ambigus. Etat des lieux : «Un des drames de notre époque, c'est qu'elle est entre les mains des amateurs. Libraires amateurs, directrices de théâtre amateurs, ministres amateurs. Poètes et peintres amateurs. Les professionnels font mauvaise figure au milieu de ce triomphe de la maladresse inculte.»

 

   Cocteau, il y a cinquante ans, était encore un virtuose de la Société du Spectacle (Debord le hait pour cette raison). Que dirait-il aujourd'hui? La même chose, en plus désespéré, sans doute. Ou alors, plus rien, puisqu'on est passé du «Bœuf sur le toit» au bœuf sur la langue. Voici quand même une «règle de vie»: «Ne jamais fréquenter les personnes ayant les mêmes vices que moi car, chez eux, c'est du vice, chez moi, c'est de l'anarchie aristocratique.» D'ailleurs, le vice aristocratique n'empêche pas la vertu : «Ce soir la Messe en si, écrite par J.-S. Bach à 38 ans. Le père Martin dirigeait. Saint-Séverin est une merveilleuse église faite en palmiers de pierre. L'abbé ne conduisait pas en chef d'orchestre, mais en prêtre, habité par le démon de la musique. C'était sublime.»  Ici Cocteau se trompe, Bach avait 48 ans quand il a écrit sa messe catholique.

 

   La plupart du temps, le fantôme souffre et se plaint (erreur). Il va se cacher et s'ennuyer à l'Académie. Il en ressort vite pour injurier ses insulteurs: «Ignobles imbéciles, ordures, voyous, et même si j'étais ce que vous dites: jongleur, prestidigitateur, acrobate, soyez donc tout cela. "Jonglez, vous qui me dites jongleur", écrivait Baudelaire. Et même pourquoi serait-il mal d'être jongleur ou acrobate? N'essayez pas de me faire prendre votre maladresse et votre déséquilibre pour une nouvelle forme de beauté. Vous faites de votre manque d'imagination un style qui ressemble fort au silence grave des crétins, j'allais dire des intellectuels.» Cocteau, contrairement aux intellectuels rabougris de notre époque, ne fait jamais la morale. Le voici devant la maison de Nietzsche, couverte de neige: «Sous la moustache, il cachait la bouche méprisante du courage, et ses yeux libres étaient les feux follets du Gai savoir

Picasso
Picasso, L'acrobate bleu, novembre 1929

 

   II y a quand même un artiste considérable, propriétaire du château dont Cocteau est le fidèle fantôme. C'est un roi, celui-là, un pape, un empereur: Picasso. Picasso et Cocteau sont de vieux amis, ils se tutoient, mais Picasso est un génie écrasant et inimitable, on voudrait avoir son tour de main, mais on n'y arrive pas. Dessins, peintures, poteries, rien à faire, Picasso règne, il est désinvolte, moqueur, souvent méchant, imprévisible, indifférent à tout, sauf à sa création. En octobre 1961, Cocteau a rendez-vous avec le Minotaure, dans un restaurant chinois de Nice : «J'ai toujours cette crainte du coup de pistolet de l'œil noir d'un vieil homme qui m'intimide, après quarante-cinq années d'amitié solide. Souvent, cet œil noir m'a empêché de prendre des routes de traverse. Cet œil qui m'intimide agace Aragon. "J'en ai assez, me dit-il, d'être le capitaine en visite chez le généralissime."»

 

   Le généralissime gagne deux guerres mondiales sans sortir de son atelier. Sa gloire n'arrête pas de rayonner et ses prix de monter. Cocteau pense qu'il exagère avec les femmes, il a des colères incompréhensibles, c'est un éléphant dans un magasin de porcelaine, un dieu, soit, mais un dieu terrible. Les dieux grecs ne devraient-ils pas être plus harmonieux, plus paisibles? Eh non: coup de revolver du regard. Allez, tant qu'à faire, un coup de pied de Cocteau à Picasso: «Picasso a du génie, mais il est trop bête pour comprendre le génie des autres.» Erreur du fantôme: croire que le propriétaire du château est bête. Il est clair, en tout cas, que, pour le prodigieux Espagnol, le prolixe Parisien Cocteau ne fait pas vraiment le poids dans l'Histoire. Son témoignage, sur une époque effervescente et trouble, n'en reste pas moins capital.

 

 

PHILIPPE SOLLERS

 

 

Le Nouvel Observateur, 6 décembre 2012, n°2509

 

Le Passé défini, tome VII, Journal 1960-1961, par Jean Cocteau, texte établi par Pierre Caizergues, Gallimard, 624 p., 36 euros.

 

 

 

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