PHILIPPE SOLLERS

IVRESSE DE CLAUDEL

Un Claudel pour Noël

Psaumes  Claudel


Toute sa vie, Claudel a lu, relu, entendu, ruminé, commenté et interprété la Bible, ce qui est exceptionnel dans le paysage littéraire français. Le choc Rimbaud, le choc biblique: nourriture et respiration de tous les instants, scandale pour les dévots illettrés comme pour les anti-dévots à préjugés. Foi, passion, illumination. Mais qui lit encore Claudel, ce génial emmerdeur? Qui a dans sa bibliothèque son énorme «Poëte et la Bible»? C'est du latin effervescent traduit en français énergétique, le contraire du sirop ecclésiastique, une percée de l'hébreu à travers le refoulement dont il a été si longtemps l'objet. Victor Hugo faisait tourner les tables, Claudel, lui, fait tourbillonner les psaumes. Pas de spectres, de fantômes ou de bouche d'ombre. Tout ici est cru, abrupt, sauvage, lumineux.

Claudel n'y va pas de main morte: plus qu'une «traduction», c'est une torsion, une retransmission, une «réponse», un engagement total. Il est là, le vieux Claudel, le jour, la nuit, à l'écoute, dans une solitude effarante. Guy Goffette, dans sa belle et enthousiaste préface, imagine une messe catholique où des «paroissiens assoupis» entendraient tout à coup le psaume 36 (il y en a 150) version Claudel: «Va, ne les envie pas! Ne te ronge pas à regarder le succès des salopards. C'est une moisissure qu'un rayon de soleil étanche.» Tête du curé et des fidèles du dimanche...

Le langage du divin doit être direct, louange ou malédiction violente. Dieu n'est pas ce mot mort, «Dieu», mais Yah, Yahvé, et certainement pas «Jéhovah». Yah! C'est un cri, un concert, une grande musique de plainte ou d'allégresse.

Regardez les dates: 1943 ou 1947, c'est la guerre, la destruction, l'épouvante. Claudel, parallèlement, note dans son «Journal» un certain nombre d'événements. Ainsi, en 1945: «Prise de Lodz! Prise de Cracovie! Toute l'Allemagne éventrée!» En 1946, on trouve un psaume au dos d'un brouillon de lettre à de Gaulle. Bruit et fureur d'un côté, prière ardente de l'autre. David, ce poète monumental, chante Israël dans sa propre tourmente et sa tenace espérance. Claudel s'identifie à lui dans l'angoisse: «Ces mâchoires par milliers autour de moi qui grincent, lève-toi, Seigneur, accours! Accours, tape dedans!»

Claudel, qu'on dit si conventionnel, n'en peut plus de voir l'enfer, c'est-à-dire le mensonge de l'exploitation froide des humbles, des innocents et des pauvres. Il a l'air bien installé dans son confort, mais pas du tout, les psaumes sont de tous les temps, ils sont d'aujourd'hui même, dans une actualité brûlante. Confession de cet étrange traducteur: «Je suis environné d'ennemis: écoutez-les, tous ces gros messieurs qui parlent fort.» Il sait qu'il est haï, détesté, et qu'il ne peut pas en être autrement : «Eclaire-moi, que je n'aille pas comme ces dort-debout à ma perte! Et que mes bons amis ne disent pas en se frottant les mains: on l'a eu!» Il n'y a personne: «Pas un. Pourriture générale.» Un seul recours: «Yah, force, ma force !» Le poète est seul avec son roc, son rocher, son sauveur. «Ne me confonds pas, Seigneur, avec les inutiles et les carnassiers, ni avec tous ces gens qui ne songent qu'aux gros sous.» La marque de Claudel est dans ce mélange de sublime et de brusque familiarité. Ainsi, au psaume 24: «Libère, mon Dieu, Israël, de tous ses embêtements.» Qui dit moins dit plus. Et d'ailleurs «qu'est-ce pour moi que ce chaos de gens qui mentent et qui radotent et qui boitent»? Les somnambules humains (pour parler comme Pascal) ne le savent pas, mais il y a une vérité au bord du gouffre. «Extrais-moi de la compression, retire-moi, intelligent, de cette bousculade imbécile!» Qui dira que le monde où nous vivons, c'est-à-dire où on nous oblige à vivre, n'est pas, neuf fois sur dix, une bousculade imbécile? Claudel souffre à mort, il connaît «l'affreuse démangeaison de l'enfer» et le vertige de l'abandon ultime: «Mes amis et mes proches, tous ne font qu'un contre moi !» Traduisez: tout le monde est contre Dieu, lequel se bat en état d'infériorité, comme David contre Goliath et tous les philistins de la terre.

Au fond, c'est très simple: «J'ai étudié le mal qui m'a appris le bien, et le mensonge qui m'a appris la vérité.» C'est pourquoi «rien ne me trouble, il y a à ma disposition une paix sans nombre comme la mer». A propos de l'admirable psaume 117, Claudel parle d'une allure allègre, élastique, d'un pas relevé et bondissant. Dieu danse en musique, ou alors il cogne et boxe: «Fouette-les comme une toupie, fais-les voler en l'air comme de la paille et des morceaux de papier.»

Ironie des dates: en 1947, année de sa grande inspiration biblique, Claudel peut assister au triomphe de son vieil adversaire, Gide, qui reçoit, cette année-là, le prix Nobel. «Pour le Nobel, écrit un jour Claudel à Mauriac, je suis barré de naissance.» Un Dieu trop musical n'est pas de mise à Stockholm, et Claudel, avec sa frénésie de rythme affirmatif, a quelque chose d'obscène. Comment accepter quelqu'un qui va jusqu'à vous dire: «Au milieu de l'agonie et de l'angoisse, je tiens bon, je sais tout»? On se souvient de ses derniers mots, juste avant sa mort: «Laissez-moi seul, je n'ai pas peur.» Ainsi fut-il.

Philippe Sollers

«Psaumes, traductions 1918-1953», par Paul Claudel, notes de Renée Nantet et Jacques Petit, Gallimard, 322 p., 25 euros.

Source: «Nouvel Observateur» du 24 décembre 2008

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