Philippe Sollers

 

L'ACTEUR

 

 

   Il m'arrive assez souvent de réfléchir aux possibilités invisibles du corps humain. La peinture, paradoxalement, m'y entraîne. En travaillant sur Francis Bacon, par exemple, je cherche à comprendre ce qu'il montre, quelle rapide et aveugle harmonie.

 

   Un matin, sur l'aéroport de Genève, l'avion pour Paris où je me trouvais assis près d’un hublot, attendait un dernier voyageur. Il se montra bientôt de loin, l'air dégagé, avançant calmement sur la piste. Le phénomène était curieux : non seulement cet inconnu avait son allure propre, mais il montrait une technique spontanée de réflexion de l'espace. L'espace, en effet, on n'y fait pas assez attention, se module en fonction des corps. Soit il se ferme, se restreint; soit il s'ouvre. Soit il se complique inutilement, se psychologise, devient bavard, lourd, prétentieux; soit il s'impose comme étant sans limites. Au fond, la plupart du temps, l'être humain dérange l'espace, le réprime, l'empêche de s'exprimer. Et puis, parfois, rarement, l’accord.

 

   L'inconnu en question marchait donc en lui-même. On sentait que, pour lui, il n'y avait pas de différence entre une rue, un couloir, une chambre, un pont, une plaine, un désert. Liberté? Quelque chose comme ça. Il finit par entrer dans l'appareil, et, là, impossible de ne pas le reconnaître : c’était Alain Delon.     

 

   Je dois avouer, de nouveau, que le cinéma m'intéresse très peu, que, je n'entre presque jamais dans une salle, que je regarde plus que distraitement la télévision, la réalité étant depuis longtemps devenue un film auquel chacun essaie de se conformer (pas moi). Encore une fois, la peinture, ou la sculpture m'apprennent à ouvrir les yeux, le reste est silence. Bien sûr, j’ai vu Delon jouer des rôles (celui qui me semble lui convenir le mieux étant celui du Samouraï). Mais le problème n'est pas là. Sa volonté, sa maîtrise, sa nonchalance aux aguets, son autonomie, son innocence, sa ruse, sa solitude font de lui l'un des plus grands acteurs de tous les temps, le seul Français, je crois, qui ait une dimension mondiale. Quel nom, aussi, Alain Delon ! On y entend l'Un, le Deux, l'On, étrange aristocratie secrète.

 

   « Cependant, c'est la veille. Recevons tous les influx de vigueur et de tendresse réelle. Et à l'aurore, armés d'une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes. » Cette phrase d'Adieu, dans Une saison en enfer, de Rimbaud me semble lui convenir. Qu'importe le spectacle ; il s'agit, n'est-ce pas, d'autre chose.

 

 

Philippe Sollers, février 1996

 

 

 

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