Philippe Sollers

Le fusil de Rimbaud

1880

Le spectacle a ses lois : la « maison de Rimbaud » n’attendait que ses hôtes à l’intériorité précieuse, le Yémen devenait un coin de France et même, qui sait, une parcelle exotique de la Commune de Paris. Après l’afaire de La chasse spirituelle (ce faux Rimbaud grotesque démasqué, en son temps, par André Breton), après le canular des Illuminations, envoyées sous un autre nom et refusées par toutes les grandes maisons d’édition, on tenait enfin du nouveau, du solide. Patatras, ma maison de Rimbaud, construite bien après sa mort, n’était pas la sienne, et celle où il a réellement habité, non loin de là, a disparu pour laisser place, depuis longtemps, à une cage de béton moderne. L’institut culturel à vocation poétique est ainsi devenu prosaïquement un hôtel, le Rambow. Devant cette nouvelle comédie, il n’est pas interdit d’imaginer Rimbaud éclatant d’un petit rire sec. Surpris, lui ? Allons donc.
Ces révélation, et bien d’autres, peuvent se constater dans l’album Rimbaud à Aden. L’idée est lumineuse : on confronte des photos des années 1880 à celles d’aujourd’hui, on voit les paysages que Rimbaud a vus, et ce qu’ils sont devenus. On débarque à Steamer Point (actuellement Tawahi), on aperçoit le Grand Hôtel de l’Univers (voilà une bonne adresse). Rimbaud pouvait contempler, si on peut dire, en face de lui un tribunal anglais et un minaret. Le minaret est toujours là mais le tribunal est devenu la poste centrale. Des chevaux, des chameaux, ont été remplacés par des voitures. L’endroit fait semblant d’être vivable, mais racontons plutôt ce que l’exilé travailleur raconte à sa famille le 28 septembre 1885 (l’année de la mort triomphale, à Paris, de Victor Hugo) : « Il n’y a aucun arbre ici, même désséché, aucun brin d’herbe, aucune parcelle de terre, pas une goutte d’eau douce.


Aden est un cratère de volcan éteint et comblé au fond par le sable de la mer. On n’y voit et on n’y touche absolument que des laves et du sable qui ne peuvent produire le plus mince végétal. Les environs sont un désert absolument aride. Ici, les parois du cratère empêchent l’air d’entrer, et nous rôtissons au fond de ce trou comme un four à chaux. Il faut être bien forcé de travailler pour son pain, pour s’employer dans des enfers pareils ! ». Nous retrouverons ces mains tout à l’heure. Il est impossible, ce Rimbaud. Et la nouvelle et décapante biographie de Jean-Jacques Lefrère le confirme : aucun romantisme, une tension de tous les instants, des buts financiers âpres et précis. Un témoin, Borelli, parle de lui ainsi : « Il est infatigable. Son aptitude pour les langues, une grande fore de volonté et une patience à toute épreuve le classent parmi les voyageurs accomplis. »

Rimbaud s’ennuie, il vit dans des « désagréments indescriptibles », il ne lit pas les journaux et encore moins des romans, il ne pense qu’à perfectionner son arabe pour le commerce, il n’a aucune envie de parler de sa vie passée, et si l’on se risque à l’interroger sur sa création poétique, il grogne, fait allusion à une « période d’ivrognerie », jette les mots « absurde », « ridicule », « dégoûtant », « rinçures ». Poète maudit, lui ? Chef d’on ne sait quelle « école décadente » s’émerveillant du sonnet des Voyelles ? Vous n’y pensez pas, merde à la poésie. Ces gens qui feignent de s’intéresser à lui, là-bas en France, préparent sans doute un mauvais coup, on va rappeler l’histoire de Bruxelles avec Verlaine, d’ailleurs l’armée risque de le réclamer pour son service militaire (lui, le déserteur de l’armée néerlandaise, à Java). Qu’on le laisse tranquille, il a son plan. Ramasser cet argent si dur à gagner (« je n’ai pas de position »), rentrer un jour, bien qu’il soit trop habitué à « la vie errante et gratuite » et aux climats chauds (« je mourrais en hiver »), se marier (« mais il faudrait que je trouve quelqu’un qui me suive dans mes pérégrinations »), avoir un fils qu’il instruise pour qu’il devienne « ingénieur », bref, surtout pas de littérature. De toutes façons, l’expérience est faite : personne n’a rien compris à Une saison en enfer et aux Illuminations, dans un siècle ou deux il en sera peut-être de même, ah bon on achète très cher les manuscrits maintenant, ça alors ! Il faut aller vite, ramasser ce quui peut l’être, s’en aller, mais quand ? Tentons une caravane de fusils. Un italien, Ferrandi, voit partir Rimbaud : « Grand, décharné, les cheveux grisonnants sur les tempes, vêtu à l’européenne, mais fort sommairement, avec des pantalons plutôt larges, un tricot, une veste ample, couleur gris-kaki, il ne portait sur la tête qu’une petite calotte, également grise, et bravait le soleil torride comme un indigène. Bien que possédant un petit mulet, il ne montait pas pendant les marches, et, avec son fusil de chasse, il précédait la caravane, toujours à pied. »

Ce fusil de Rimbaud, le voici photographié, contre toute attente, dans un cliché de groupe à Sheick-Othman, sorte d’oasis non loin d’Aden. On est dans une belle propriété aujourd’hui en ruine, six personnages coloniaux sont rassemblés avant le déjeuner sur un perron. L’un deux détonne aussitôt par son attitude : c’est Rimbaud. Evènement surréaliste : au moment même où on se trompait de « maison » à son sujet, une photo inconnue, la seule prise par on ne sait qui, resurgit comme pour se moquer de toutes les animations culturelles. Les cinq coloniaux sont très contents d’être photographiés, ils posent, ils friment, il s’exhibent avec leurs armes comme au retour d’une chasse. Le sixième est dans une étrange rigidité : en blanc, la main droite posée sur le canon de son fusil (comme s’il s’agissait d’une canne, mais, contrairement à ce qu’on peut lire aujourd’hui dans La quinzaine littéraire, ce n’est pas une canne), la main gauche ramenée sur la poitrine, dans un geste qui évoque l’égrènement (argent, chapelet). Le regard fuit l’objectif. Rimbaud dit muettement quelque chose. D’abord : je n’ai rien de commun avec ces zozos. Ensuite, quoi ? Le maintien est pacifique, en retrait, concentré, presque liturgique. On dirait un officiant se présentant à l’autel avec un encensoir invisible. Drôle de message voulu, drôle de message entre lui et le négatif. On pense à cette phrase d’une de ses lettres : « Je me porte bien, mais il me blanchit un cheveu par minute. » Et aussi : « On massacre, en effet, et on pille pas mal dans ces parages... Je jouis du reste, dans le pays et sur la route, d’une certaine considération due à mes procédés humains. Je n’ai jamais fait de mal à personne. Au conraire, je fais un peu de bien quand j’en trouve l’occasion, et c’est mon seul plaisir. »

On pense encore à cette déclaration adressée à la litanie du malheur humain comme à la propagande doloriste à la mode dans les pays riches : « Ceux qui répètent à chaque instant que la vie est dure devraient passer quelque temps par ici apprendre la philosophie. » Déjà, dans Une saison : « La marche, le fardeau, le désert, l’ennui et la colère. » On ne tue pas, on ne massacre pas, on ne pille pas. Les poètes sont gentils, mais ils ne font pas le poids, il leur manque un fusil, en quelque sorte. Verlaine adore sans doute Rimbaud, mais ne voit dans un premier temps que des « choses charmantes » dans les Illuminations. Finalement, c’est Alfred Bardey l’employeur, qui a le mieux observé ce passant considérable : « Sa charité, discrète et large, fut probablement une des bien rares choses qu’il fit sans ricaner ou crier à l’écoeurement. »

PHILIPPE SOLLERS

 

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