PHILIPPE SOLLERS

Willem De Kooning

 

La sagesse électrique d’un très grand artiste

 

J’aime assez que Willem De Kooning ne soit pas "mort"  (comme on dit), mais vienne de s’éteindre, très vieux, et comme absent de lui-même. Longtemps, je reverrai cet homme aux cheveux blancs, d’une souplesse et d’une beauté admirables, assis comme un collégien sur le bord de son lit d’hôpital, à East Hampton. Sur la table, à la verticale, devant lui, une encre zen offerte par son médecin japonais, cercle noir sur fond blanc, un seul trait de vide. Il était là en traitement de désintoxication, on avait dû le trouver, une fois de plus, inconscient, dans son atelier isolé de la forêt, construit par lui-même comme un grand navire. Il parlait, cependant, survolté, les mains dessinant dans l’air, évoquant le Tintoret et ses anges, réglant son compte à la pesanteur des volumes et des corps, comme s’il voulait à la fois nouer, détacher et trancher un obstacle, d’un coup.


Heureuse Long-Island dans les années 70. L’époque dramatique des Women est déjà loin, il prend sa bicyclette et part à l’aventure, " le paysage est dans la femme et la femme dans le paysage" , flot de création intense, explosée, libre, dehors. "Peut-être que je peins vite pour retenir cet éclair. / C’est une façon de m’y prendre/ C’est comme traverser une rue/ On veut traverser vite/ Alors on court/ Juste l’éclair de quelque chose/ Et puis à la fin si j’ai un tableau/ Je veux donner à quelqu’un d’autre une idée de cet éclair." 

La contemplation d’un dessin, d’une toile ou d’une sculpture de De Kooning oblige au flash intérieur, donne la sensation d’avoir traversé un orage précis, c’est un art de la convulsion (en cela très proche de Van Gogh), une affirmation se montre, faisant apparaître les autres comme trop lents ou simplement déprimés. Calme dans la tempête, donc, sérénité ramenée du bruit et de la fureur : "  Il me semble que beaucoup d’artistes/Deviennent plus simples quand ils vieillissent/ Ils ressentent leur propre miracle dans la nature/ Le sentiment d’être de l’autre côté de la nature."  Ou encore : "Je me réjouis de voir simplement/ Que le ciel est bleu, que la terre est terre/ C’est cela le plus difficile : voir un rocher quelque part/ Et puis faire qu’il soit là, rocher couleur de terre/ J’y arrive progressivement." 

C’était un très grand poète, on le voit, mais sans aucune des lourdeurs fétichistes ou faussement hermétiques de la poésie, et je n’en vois qu’un d’aussi risqué et imperturbable, prenant sur lui la réprobation et le malentendu qui entourent tout homme d’action : Warhol . De Kooning et Warhol ? Le jour et la nuit ? Même morale de l’immoralité, même désinvolture insaisissable, humour, dandysme et anarchisme supérieurs, rapidité de la nature dépassée, d’un côté, impassibilité et démystification de la marchandise d’images, de l’autre. Un Hollandais immigré marqué par l’Espagne et Breughel, un Tchèque de tradition catholique. Deux célibataires intraitables. La vieille Europe élégante transposée dans un nouveau monde et vivante malgré l’effondrement du goût. Pas de symbolisme, pas de mystères inutiles, deux actes d’autorité enjouée perçant le panneau sexuel et publicitaire. La femme la plus épouvantable reste désirable et comique (leçon de Picasso), l’  "autre côté de la nature"  est une signature en couleurs (aisance de Matisse).  De Kooning a-t-il appris, dans la nuit mentale où il était plongé depuis quelque temps, qu’il était devenu, par le jeu du marché, le peintre vivant le plus cher ? Se serait-il amusé de ce triomphe monétaire ? Ou bien aurait-il repensé à sa solitude à New York au moment d’en découdre avec la grande Idole, comme Picasso en face de ses Demoiselles dont personne ne pouvait soutenir la vision ? Aurait-il pensé comme Warhol (mort avant lui) que l’art est la nervure centrale du business ? Mais que deviendront le laborieux et fixiste Jasper Johns ou, plus vulgairement, ces bavards de Rauschenberg et de Stella ? Qu’en sera-t-il, après- demain, du romantisme vaporisé de Pollock, de la religion transcendantale de Newman et de Rothko, des bandes dessinées de Lichtenstein, des boucheries de Bacon, du merveilleux maniérisme mystique de Twombly ?

Laissons l’argent s’agiter autour de la création. Je revois le marchand de De Kooning, Xavier Fourcade (disparu, lui aussi), lever les bras au ciel quand «  Bill «  lui téléphonait à l’improviste pour lui demander de lui apporter sur-le-champ quelques dizaines de milliers de dollars en liquide. Une autre fois, il ne fallait pas aller à l’atelier parce qu’une femme (encore une) était là. Quelle vie aux antipodes de l’accumulation, de l’économie et du puritanisme Wasp ! De plus, ce peintre supprimait souvent ses tableaux, et ceux qu’il gardait étaient désignés par lui d’un dédaigneux : "non à détruire". Tom Hess, qui l’a beaucoup vu agir, a dit de De Kooning: "Sa main bouge aussi rapidement que celle d’un PDG signant son courrier." La vraie banque ? L’instant vécu par lui-même, dans sa forme saisie en plein vol. "Le monde réel, ce monde soi-disant réel/ C’est simplement quelque chose dont on doit s’accommoder/ Comme tout le monde/ La réalité est une corde raide/ Si je glisse, je me dis « tiens, c’est intéressant »/ La plupart du temps, je glisse/ Dans cette version fugitive, cet éclair."

 

Philippe Sollers

Le Monde, 21 mars 1997

  Lire aussi De Kooning, vite, de Philippe Sollers, éditions de La Différence (nouvelle édition 2007) ; le texte est repris dans La Guerre du goût ( Folio, Gallimard)

 

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