PHILIPPE SOLLERS

Manet à Venise

 

Saint Artaud

 

 Sartre avait raison : Genet était un saint, comédien et martyr, lui-même, comme Gide, restant jusqu’au bout un pasteur de la religion réformée progressiste. Mais Antonin Artaud (dont Sartre ne parle jamais) est un acteur du théâtre de la cruauté, un martyr autrement abrupt, un saint qu’on ne peut ramener à aucune Eglise puisqu’il s’en prend à Dieu lui-même et à toutes les religiosités, avouées ou occultes, avec l’intention physique de les faire sauter.

 Un poète? Oui, très grand, mais ce mot couvre trop de petits commerces. Un penseur? Oui, fondamental, mais qu’aucun philosophe ne saurait mesurer (et encore moins le discours universitaire). Un théologien négatif? C’est peu dire, puisque, chez lui, rien n’est idéal ni abstrait. Un spécialiste des mythes et des rituels chamaniques? Son expérience personnelle (notamment au Mexique) le prouve. Un drogué? Il n’en finit pas d’avoir besoin de l’opium pour atténuer ses souffrances. Un fou? Si cela peut vous rassurer. Un prophète? Il est au cœur de la barbarie du XXe siècle, captant son énergie noire comme personne du fond des asiles d’aliénés (40000 morts, très oubliés, en France, pendant l’Occupation, famine et électrochocs). Mais avant tout: un rythme, un choc, une pulsation, une voix, une profondeur affirmative graphique qui ne vous quittent plus une fois que vous les avez rencontrés et vraiment éprouvés.

 1792 pages, des cahiers noircis, des portraits et des autoportraits admirables, des lettres, des improvisations, c’est la guerre, la torture, la protestation, le témoignage brûlant, le courage de tous les instants. Un certain nombre de ses contemporains l’ont compris (jamais tout à fait, et souvent de loin). Gide, un soir, au Vieux-Colombier, monte sur scène pour l’embrasser, alors qu’il suffoque. Paulhan est généreux, et très attentif. Breton est celui qui reçoit les plus belles lettres (mais pourquoi transforme-t-il le surréalisme en exposition d’art?). Paule Thévenin, enfin, la fidèle des fidèles, avec laquelle j’ai eu l’honneur de travailler clandestinement (elle s’appelle Marie Dézon dans les traductions de certains textes, uniquement trouvables en espagnol, publiés au Mexique). Ce sera une histoire à raconter.

 Tout Artaud, ou presque tout, enfin sur votre table, à côté de ceux qui sont pour lui ses vrais partenaires de destin tragique: Gérard de Nerval, Edgar Poe, Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud, Nietzsche. Comme Van Gogh, «ils ne sont pas morts de rage, de maladie, de désespoir ou de misère, ils sont morts parce qu’on a voulu les tuer. Et la masse sacro-sainte des cons qui les considéraient comme des trouble-fête a fait bloc à un moment donné contre eux». Artaud insiste: «Car on ne meurt pas seul, mais toujours devant une espèce d’affreux concile, je veux dire un consortium de bassesses, de récriminations, d’acrimonies. Et on le voit.»
 Vous connaissez Antonin Artaud? Vous en avez entendu parler? Allons, soyons sérieux, à peine. Il y a trop de choses à lire, il est souvent répétitif, il vous fatigue, il ne «colle» pas avec votre emploi du temps surchargé, il ne fait pas partie de la rentrée littéraire, pas plus que Pascal, d’ailleurs, qui trouvait toute l’activité humaine somnambulique et mystérieusement antinaturelle. Un effort quand même, puisque vous irez de chef-d’œuvre en chef-d’œuvre, des années 1924-1925 (Artaud a 28 ans) à 1948 (année de sa mort étrange, à 52 ans, le jardinier de la maison de santé d’Ivry, où il s’est réfugié, le découvrant assis au pied de son lit, victime d’une probable surdose d’hydrate de chloral). Donc: «Correspondance avec Jacques Rivière» (pourquoi Artaud n’est pas «NRF»), «le Pèse-Nerfs» (ne manquez pas là les «Lettres de ménage»), «A la grande nuit» (le plus surréaliste des surréalistes rompt avec le surréalisme), «Héliogabale ou l’Anarchiste couronné» (prodigieuse étendue et variété des lectures d’Artaud), «le Théâtre et son double» (révolution de l’espace et de l’acteur), «les Nouvelles Révélations de l’Etre», les «Lettres de Rodez» (supplices de l’internement, 24 électrochocs), «Artaud le Mômo», «Ci-gît» précédé de «la Culture indienne», «Suppôts et suppliciations», «Van Gogh le suicidé de la société» (texte éblouissant de fraîcheur et de lucidité, incompréhensible de la part d’un homme aussi délabré, probablement le plus beau d’Artaud et qui, comble d’ironie, reçoit à l’époque le prix Sainte-Beuve), «Pour en finir avec le jugement de Dieu» (émission radiophonique interdite de diffusion, «le Figaro» se demandant gravement si on pourrait accepter que 15 millions d’oreilles entendent la voix d’Artaud parlant des prélèvements de sperme sur des garçons dans les écoles des Etats-unis pour fabriquer de futurs soldats, «imagine-t-on un récital Baudelaire au Vel’ d’Hiv’?»). Et puis, de temps en temps, tout le reste. Sans oublier le splendide volume «Cinquante dessins pour assassiner la magie», qui vous met directement en contact nerveux avec l’écriture noire et opératoire d’Artaud, ce qu’il appelle, par ailleurs, ses «sorts». L’écriture va plus loin que l’écriture (cette «cochonnerie») et troue le papier de son apparition en vertige.

 En 1944, Artaud écrit dans une lettre: «La pensée avec laquelle les écrivains agissent n’agit pas seulement par les mots écrits mais occultement avant et après l’écrit parce que cette pensée est une force qui est dans l’air et dans l’espace en tous temps.» On comprend ici que, contrairement à notre époque où n’importe qui se croit écrivain, l’écrivain, au sens d’Artaud, est très rare.

 Au fond, tout cela est simple, et facile à imaginer, à une condition: s’être rendu compte, une fois, que «Dieu» et la «Société» sont une seule et même imposture de magie noire. Artaud est prouvé par l’actualité quotidienne? Evidemment. D’où son obstination à dire et à redire qu’il n’est pas né de la façon dont sa naissance a été enregistrée, qu’il ne mourra pas de mort «naturelle», que son corps christique et antichristique est persécuté sans arrêt par des démons et des envoûtements, qu’il a été agressé aussi bien à Marseille qu’en Irlande. On ne le croit pas, on ne l’écoute pas? Qui écoute Dieu? Personne. Or «je suis Dieu», «je suis l’Infini». Pas l’idée que vous vous en faites, non, là, il n’y a rien, que vide, déchet, merde, «carie». En revanche, «moi, Antonin Artaud, je suis mon fils, mon père, ma mère et moi.»

 Autrement dit: je n’accepte pas de me fondre dans une «totalité» quelle qu’elle soit. L’humanité vit dans une pulsion incessante de mort, laquelle se porte de préférence sur celui qui la révèle. De façon dissimulée, mensongère, hypocrite et même inconsciente, tout le monde est religieux, alors qu’Artaud est «incrédule irréligieux de nature et d’âme». Il faut donc le rectifier: «L’électrochoc me désespère, il m’enlève la mémoire, il engourdit ma pensée et mon cœur, il fait de moi un absent qui se connaît absent et se voit pendant des semaines à la poursuite de son être, comme un mort à côté d’un vivant qui n’est plus lui, qui exige sa venue et chez qui il ne peut plus entrer.» Artaud ou l’extrême douleur surmontée, sans laquelle rien n’est vrai. Sachons l’entendre.

                                                                                                                         

Philippe Sollers