PHILIPPE SOLLERS

L’art, réfractaire au social

Pablo Picasso

Picasso, Dormeuse aux persiennes


J’ai le sentiment que nous pénétrons dans une époque où la société envahit toutes les procédures d’existence et de création possibles, signe que le mécanisme d’une ‘’sociologie permanente’’ est en train de se mettre en place. Il est essentiel, dans ce cas, de savoir comment ce mécanisme se positionne par rapport aux domaines qui échappent traditionnellement au champs social… de même qu’il est important de se demander comment ces domaines, à leur tour, se positionnent par rapport à ce mécanisme. En d’autres termes, y’a-t-il échange ou phagocytose ?


Dans le domaine de l’art, il semble que la ‘’socio-manie’’ a produit un effet un peu pervers : elle a réduit l’art à un affairement culturel autour de lui-même, aux dépens de la valorisation de ses contenus. Et en astreignant les artistes à n’être souvent que les installateurs d’événements passagers, souvent subventionnés, elle a réduit leur rôle à celui d’animateurs culturels ‘’contemporains’’, témoins nécessaires et suffisants de leur environnement social. Je me demande s’il n’y a pas là la persistance à exister d’une vieille théorie du reflet, maintenue sous perfusion par le passage d’un réalisme socialiste à un réalisme socio-maniaque endiablé par la marchandise. Et affirmer que les artistes expriment nécessairement le collectif, expriment la société, la font ressentir, n’est peut-être qu’une façon de se soumettre à cette théorie.

Je crois par ailleurs que l’œuvre d’art pense, comme l’individu à qui elle est destinée, et qu’elle s’inscrit dans l’Histoire, alors que l’art dit ‘’contemporain’’, dont certaines réussites sont indubitables, s’inscrit (comme la société) dans le temps irréversible. Mais au fond peu importe de savoir si l’artiste s’inscrit ou non dans telle ou telle phase de l’art dit contemporain. Ce qui compte, c’est que, réfractaire à toute demande collective, la personnalité de l’artiste affirme son désir et sa vision personnelle du monde. Et cette vision ne sera pas tout à fait imprévue si l’on connaît bien l’histoire de l’art considéré.


Malheureusement, la ‘’socio-manie’’ a causé une violente évacuation de l’Histoire de la Culture. Cette évacuation a brusquement placé le passé en état de disponibilité non-critique et se prolonge jusque dans les processus de création artistique en générant des peintres incapables de dessiner, des écrivains qui ne lisent jamais… Ce phénomène a aussi des conséquences sur la façon dont l’œuvre est perçue : elle finie par être vue sans être vraiment regardée, entendue sans être écoutée, effleurée sans être touchée. Et au bout du compte, on suspecte que la disponibilité non-critique du passé contribue surtout à substituer le marché à tous les autres critères. Créateur ou spectateur, on se demande avant tout : "Qu’est-ce qui prévu par le marché ? Qu’est-ce qui est produit préalablement par le marché? Qu’est-ce qui s’impose dans le marché même ?".

 

Le systeme instrumentalise ce qui le conteste
Le principe de la lutte est lui-même soumis à un certain nombre d’attitudes pré-établies, de fonctionnements prévisibles qui procèdent d’une même démarche: tout socialiser, absolument. Les contestations sont prévues, les luttes sont prévues, les collectifs sont éventuellement encouragés et même s’ils croient être libres, ils seront surveillés. Dans tout collectif, ne trouve-t-on pas quelqu’un chargé d’établir une forme de surveillance, de déterminer jusqu’où on peut aller et quelles sont les limites à ne pas franchir?


Alors, dans cette mesure, qui est l’artiste ? Je crois que, aujourd’hui, celui qui ne serait ni dans l’institution, ni dans le dogme de la ‘’lutte contre’’ a probablement une chance d’être celui-là. L’artiste doit se battre sur ces deux fronts: pas de marginalisation, pas d’institutionnalisation. Il doit s’efforcer de détourner la commande sociale et de la retourner contre elle-même, comme cela a été le cas par le passé avec l’église ou la bourgeoisie du 19ème siècle. Comme ce doit être le cas aujourd’hui avec la société spectaculaire mondiale. L’artiste a la tâche délicate et complexe de ne répondre à aucune demande et de ne refuser aucune demande. L’artiste ne doit ni accepter, ni refuser. L’artiste doit s’imposer. C’est également ce à quoi la socio-manie s’oppose en espérant convaincre de la possibilité et de la nécessité d’une réconciliation entre l’artiste et la société. Quelle blague !

Philippe Sollers

L’art est un processus d’individuation
Les œuvres d’art sont toutes le résultats d’aventures individuelles extrêmement impressionnantes, extrêmement concentrées. Ces aventures ont pu être dures, très dures, ou particulièrement aisées. Peu importe, il faut que chacun arrive avec une ambition considérable concernant son domaine de pratique. Dans le cas contraire (celui de l’interdisciplinarité, par exemple) on ne peut pas être singulier dans sa pratique. Et cela est valable autant pour celui qui ne créé que pour celui qui regarde, ou lit, ou entend…l’art, cela se passe d’un à un. L’art touche les êtres au plus profond et leur enseigne une liberté qui est par définition asociale. C’est bien sûr ce que la société est incapable de comprendre puisque, qu’elle s’occupe avant tout d’organiser les masses, les populations.

 

La democratisation de l’art
Je suis bien entendu pour la démocratie des citoyens de l’organisation sociale. Mais je n’adhère pas à la démocratisation de l’art parce qu’elle est un geste d’assignation et parce que l’assignation ne fait pas appel à la sensibilité. La seule démocratisation valable consisterait à faire en sorte que le citoyen, l’individu, sache que s’il peut être alerté dans sa sensibilité par une seule œuvre alors, il aura accès à toutes les autres, dans tous les temps. Ce que je demande sans cesse aux gens qui me parlent d’art, c’est de me parler d’une œuvre en particulier, une seule…d’un poème, un seul poème, un Baudelaire, une petite illumination de Rimbaud, même quelques lignes.… un seul tableau, même un tout petit, même presque rien. J’ai envie de dire: "Non, ne me parlez pas d’art. Parlez-moi de tel ou tel événement qui se produit dans la peinture, dans la sculpture, dans l’architecture. Mais parlez-moi d’une chose ..." Le désir d’art, c’est un désir de jouir, c’est un désir de volupté. C’est un désir très constant, tout le temps, partout. Seulement, ça n’a rien avoir avec un discours sur l’art. C’est quelque chose (peut-être la seule chose) où les sens, les cinq sens sont enfin requis. Comme dans l’amour par exemple, dans l’érotisme. Le désir d’art est un désir érotique, évidemment. Il n’est pas un désir social. Et il n’est pas possible de démocratiser l’érotisme.

PHILIPPE SOLLERS

Philippe Sollers

 

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