infini sollers

 

Entretien avec Philippe Sollers


- Dans un monde de plus en plus globalisé et marchandisé, une revue strictement
consacrée à la littérature n’est-elle pas condamnée à ramer à contre-courant ?

- L’Infini, revue et collection, fête son vingt-cinquième anniversaire. Il était donc temps de faire apparaître l’ampleur du travail accompli pendant toute cette période, la diversité des thèmes traités et celle des auteurs publiés. À vrai dire, c’est une surprise pour son directeur lui-même,comme, je l’espère, pour tout observateur de bonne foi. On voit, de mois en mois, une aventure très libre, menée avec beaucoup de ténacité, un rassemblement de pensée et de talents autour d’une seule et étrange passion : la littérature. À contre-courant, dites-vous ? Non, dans le vrai courant, celui du fonds à venir.

-Quelle ambition avait présidé au choix du nom L’Infini ?


-Lisez l’éditorial du 1er numéro, jamais repris, et republié aujourd’hui.
Il fallait sortir de la longue histoire de Tel Quel pour fonder autre chose dans une grande ouverture. Toutes les facettes du mot « Infini » sont explorées là dans un dialogue léger.


- Le numéro du 25e anniversaire est-il conçu comme un bilan, un outil de travail
ou un manifeste susceptible de déclencher de nouvelles vocations d’écrivain ?


- Le bilan provisoire devrait étonner les chercheurs. Un manifeste ? Bien sûr, car une nouvelle génération, très prometteuse, est en marche. Vingt-cinq ans, c’est très jeune. Qui vivra verra. Ce numéro spécial a été conçu et réalisé par Marcelin Pleynet. L’Index est l’ouvrage de Narges Temimi. Qu’ils en soient ici remerciés.

Le Bulletin Gallimard, n° 472 mars-avril 2008

 

INFINI Numéro exceptionnel

Roman et références historiques 1983-2007 - Cent deux numéros en un

"Cette publication permanente n'a pas de prix.

Chaque souscripteur se fixe, à lui-même sa suscription."

Isidore Ducasse, Poésies

numéro conçu et réalisé par Marcelin Pleynet

 

 

ÉDITORIAL
du premier numéro de L’Infini


L’infini, l’affirmation, comme négation de la négation...
(Hegel)

- «Tel Quel est arrêté. L’Infini commence.» Que voulez-vous dire ?
- Ce n’est pas nous qui avons arrêté
Tel Quel.
- L’ancien éditeur ?
- Oui. Il tenait absolument à garder le titre. Mort. Vous voulez faire une déclaration à ce sujet ?
- Non. Personne n’en a envie. C’est vieux
- Beaucoup de disparitions récemment ?
- Deuil et mélancolie  ? Pas ici. Parlons plutôt du tassement général.
- Le passé semble loin, en effet. Tout est allé très vite ?
- La mort joue aux distances imaginaires. Elle donne les clés.
- Mais vous avez promis d’écrire l’histoire intellectuelle des vingt dernières années ?
- Certainement.
- Vous le ferez  ?
- Oui. C’est même pourquoi il fallait se déplacer.
- De deux cents mètres  ?
- Apparemment.
- Il y aura des révélations? Un bilan? Une critique? Une autocritique? Des documents inédits ? Une réévaluation des noms ? De nouveaux noms ? Une «ouverture»?
- Mais oui.
- Et vous allez faire quoi ?
- Vous verrez.
- Vous pensez que ça pourra durer longtemps ?
- D’autant plus longtemps que le désir inverse aura été immédiatement passionné. Guerre des nerfs. Question d’habitude.
- Mais les autres revues  ?
- Nous y écrivons. Nous allons les lire.
- Vous n’écrivez tout de même pas dans toutes les autres revues !
- Non ?
- Encore votre mégalomanie ! Qu’est-ce que vous pensez de la situation ?
- Tassée, je vous l’ai dit. Comme presque toujours.
- Le régime actuel  ?
- Il régime.
- Le prochain ?
- Il régimera.
- Mais la littérature ? Fascinante !
- Et l’édition ? Les médias  ?
- Fascinés !
- Pas dans le bon sens, quand même  ?
- Le bon sens avance à travers le mauvais. Rien n’a lieu ; tout arrive ; rien n’arrive et tout a lieu. La mauvaise monnaie s’impose, occupe le terrain, cède au moment voulu, recommence, travaille au malentendu d’où sortent les valeurs éprouvées du temps. Automatique.
- Soit, mais enfin pourquoi
L’Infini ? Vous tenez vraiment à irriter l’opinion ? Pourquoi pas ? C’est une méthode qui a fait ses preuves.
- On peut difficilement être plus provocant. C’est sérieux ?
- Pensez à Borges, à Joyce. À l’horizon pathétique du dernier Freud. À la déchirure de Cantor.
- Vous allez refaire le coup de Dante et de la Théologie ? C’était comment, déjà, cette merveilleuse définition de Duns Scot reprise dans
Paradis ?
- « La Théologie est la science de l’être singulier dont l’essence est individualisée par le mode de l’infinité.  » Si le mot théologie vous choque, supprimez-le, et gardez celui de science. Drôle de science ! Du singulier !
- Vous persistez dans cet engagement ?
- Si vous voyez quelque chose qui puisse davantage choquer les tueurs officiels ou autres, dites-le. « L’attentat du siècle  », tout le monde est d’accord. Mais personne n’a l’air de savoir l’expliquer au fond.
- Vous avez été marxiste  ?
- Évidemment. Sans quoi, comment savoir de quoi on parle ?
- Donc :
L’Infini ?
- L’Infini.
- Je croyais que c’était Réel ?
- L’Infini est bien mieux. Il semble que personne n’ait osé. Jamais. Nulle part. Tout cela fait d’ailleurs plutôt haïku : Tel Quel - Réel - L’Infini.
- Vous n’avez pas peur d’être à cent mille kilomètres des problèmes actuels ?
- Non. Je suis même persuadé du contraire.
- Tout de même, L’Infini, là, comme ça, aujourd’hui, ça fait ridicule !
- À peu près autant qu’une formule pas si lointaine, rappelez-vous : « Soyez réaliste, demandez l’impossible.
- Mais
L’Infini, c’est flou, pompeux, romantique?
- Pas pour le Pascal du
pari. Ni pour un mathématicien d’ aujourd’hui.
- Vous ne faites pas de mathématiques !
- Après tout, qui sait?
Les Chants de Maldoror?
- Bien sûr ! Enfin, je ne les ai pas en tête en ce moment.
- « Ô mathématiques sévères, je ne vous ai pas oubliées, depuis que vos savantes leçons, plus douces que le miel, filtrèrent dans mon cœur, comme une onde rafraîchissante ; j’aspirais instinctivement, dès le berceau, à boire à votre source, plus ancienne que le soleil, et je continue encore de fouler le parvis sacré de votre temple solennel, moi, le plus fidèle de vos initiés...  »
- C’est votre côté surréaliste  ?
- Pas du tout.
- Aragon voulait écrire une « Défense de l’infini  »... Hélas, hélas ! Elsa !
- Michaux parle « d’infini turbulent  »...
- C’est l’aspect toxique.
- Et Blanchot « d’entretien infini  »...
- La répétition ... Mais n’oubliez pas Lévinas  : Totalité et Infini.
- Critique de Heidegger ?
- Oh ! finalement, de toute philosophie ! Rien d’hébreu comme l’infini. D’où l’oubli. Et le malaise.
- Je vois que les sommets de la pensée ne vous effraient pas.
- Vous pouvez aussi bien penser à un nom de boîte de nuit. À
L’Infini. Ombres chinoises. Nus imprévus. Baroque. Musique jamais entendue. - Ça ne me renseigne pas sur vos intentions.
- Elles sont excellentes et méchantes. Au passage, je vous prie de remarquer que l’Infini peut être aussi tout et rien, mais absolument nécessaire, comme la littérature. C’est en somme un mot qui permet d’insister sur la forme conçue comme réel ultime. En ce sens, c’est encore un bien meilleur titre que
Tel Quel. Lequel n’était qu’un seuil, qui, d’ailleurs, avait fait son temps.
- Vous ne changerez jamais !
- Si je changeais, on ne m’accuserait pas aussi fréquemment de changer sans cesse.
- Donc, si je vous comprends bien, une pensée de l’infini contre celle du Tout ? Vous n’avez rien trouvé de mieux pour être antitotalitaire  ?
- L’idée fera son chemin par-delà les équivoques religieuses. Redécouverte des droits du sujet. Nouveau rapport de l’un au multiple calcul. Humour. Invention. Imagination. Sensibilité plus fine...
- Un dernier mot. Vous regrettez quelque chose  ?
- Ah ! non, jamais ! Mais si nous parlions maintenant de détails intéressants ? Par exemple ?
- Vous vous rappelez le début de
La Chartreuse de Parme ?
- Vaguement.
- Nous sommes en 1796. Stendhal décrit l’arrivée des troupes françaises à Milan. Il assiste à l’histoire du monde nouveau. L’obscurantisme s’effondre. Or vous savez comment il caractérise soudain la société qui prend fin sous ses yeux ?
- J’ai oublié.
- «La liberté des mœurs était extrême, mais la passion rare. » Charmant Stendhal !
- Reconnaissez que les Polonais n’en demandent pas tant .
- Vous voulez démontrer ça  ?
Aujourd’hui ?
- Voilà.
- Et Artaud ? Bataille ? Lacan ?
- Bien sûr.
- Barthes ?
- Je l’ai connu mieux que personne.
- Céline ?
- Naturellement.
- « Vous êtes difficile ; et je vois que vous ne faites grâce qu’aux hommes sublimes. -Oui, aux échecs, aux dames, en poésie, en éloquence, en musique et autres fadaises comme cela. À quoi bon la médiocrité dans ces genres ?  »
- Nous nous sommes mis à parler comme
Le Neveu de Rameau.
- J’allais vous le dire.

1er janvier 1983
Philippe Sollers, L’Infini n° 1